A l'heure où j'écris, le visage de la Lune
vient d'apparaître au dessus du jardin. Au loin, le
bruit étouffé de la route nationale Lille-Tournai.
Qui évoque encore le masque nostalgique du "
soleil des chouettes " ? Toute l'époque est
organisée pour tuer la poésie. De l'intensification
du travail à l'exacerbation de la concurrence entre
individus, ses mécanismes sont huilés pour
actionner la pompe à fric, presser le citron, accélérer
la cadence, éjecter les faibles, harceler les naïfs,
éliminer les rêveurs et poursuivre la course
à la rentabilité, toujours plus vite. Les
refuges sont dans les marges. Là où se trouve
la vie. Dans l'infra-réel chanté par Zerbin
Buler, le " fantôme de Lille ". A l'Hôtel
des Chouettes. En ce lieu irréel et pourtant
fort accueillant, je vous invite à rencontrer des
poètes qui résistent, chacun à leur
façon, aux mécaniques broyeuses de rêves
: Robert Rapilly, poète,
colleur et peintre également, qui explore les charmes
de l'Oulipo, Gérard
Cléry, résistant par naissance,
Julien Ferdinande, le
flâneur des rives de la Deule, Jean-Michel
Aubevert, Alfonso Jimenez,
Ericle Mimosa et Marie
Groëtte, à qui j'ai dédié
cette photographie authentique de l'Hôtel des Chouettes à Berck-sur-mer
en le localisant du côté de la Villa Omer
à Berck-plage. En feuilletant les pages de ce
numéro, vous découvrirez les notes et chroniques
dont la plupart ont été mises en ligne sur
le site dès la mi-juin (La
Chapelle sextine, Le cri muet de Francis Bacon,
les surréalistes
belges, Noël
Arnaud et Raymond Queneau, Ivar
Ch'Vavar et le poème de Berck
).
Fort heureusement, la littérature résiste
plutôt bien à l'air du temps. Quel remarquable
encouragement ! Le désir de créer, le besoin
d'écrire, le pouvoir des mots, la liberté
de lire, récréent sans cesse les espaces où
nous pouvons nous exprimer, nous affirmer, réinventer
la vie. Pas un jour sans qu'un article, une revue, un recueil,
un livre, un disque, un film, ou un spectacle vivant,
ne vienne contrarier le brouillard persistant qui nous enveloppe
et nous ouate, au point de nous donner l'impression parfois
que nous sommes isolés, perdus, dans un monde qui
semble évoluer dans un sens contraire à nos
attentes, à nos espoirs, à notre volonté.
Quelque chose résiste, ou plutôt, beaucoup
résistent. Un monde sans poésie, sans forêts,
sans bestiaire, sans imaginaire, sans amour, sans solidarité,
sans utopie, sans magie et sans rêves ne serait tout
simplement pas vivable. Si le romantisme est réputé
dépassé et le surréalisme démodé,
leur héritage n'est pas perdu et leur pouvoir d'opposition
reste intact.
PHILIPPE LEMAIRE