Le numéro 912 de la revue Europe
(avril 2005) sur les surréalistes
Belges présente un tableau fort complet de
l'univers parallèle du surréalisme qui naquit
à Bruxelles en 1924, en même temps qu'à
Paris. "Incompatibles : tels apparaissent, en regard du
surréalisme français (
) ceux qui en Belgique
ont pris ou reçu le nom de surréalistes",
note d'emblée Pierre Vilar dans un hommage destiné
à saluer une invention collective dont la vitalité
nous interpelle encore aujourd'hui. Dans un texte rageur, Raoul
Vaneigem, sollicite Sade pour situer "la section des piques
du surréalisme" : "Il n'y a pas de surréalisme
belge. Il y a un surréalisme à vocation internationale.
Certains de ses représentants doivent au hasard d'être
nés en Belgique mais c'est à leur seul conscience
qu'ils sont redevables d'avoir toujours refusé de se
revendiquer de quelque nationalité que ce soit".
Pour lui qui fut l'auteur d'une Histoire désinvolte
du surréalisme, "il s'est développé
dans le surréalisme essaimé en Hainaut une pensée
bien plus radicale que celle qui tiendra le haut du pavé
à Paris". La riche matière de ce numéro
d'Europe donne au lecteur le moyen d'en juger par lui-même.
C'est un véritable "guide de voyage" pour une
partie du continent surréaliste dont la géographie
et les murs diffèrent sensiblement de la cartographie
établie sur les rives de la Seine. Il s'ouvre très
opportunément par une "anthologie-express"
qui permet de découvrir dans le texte des auteurs encore
trop peu connus : Paul Nougé, l'initiateur, Marcel Lecomte
et Camille Goemans, ses premiers complices, E.L.T. Mesens, Louis
Scutenaire, Paul Colinet, Marcel Mariën, Christian Dotremont,
Tom Gutt, Achille Chavée, Fernand Dumont, Marcel Havrenne
La méconnaissance dans laquelle restent confinés
beaucoup d'entre eux tient sans doute à un positionnement
qui, dès l'origine, est différent de celui du
surréalisme français. Là où André
Breton, sur le modèle romantique de l'avant-garde littéraire,
fonde sa stratégie sur la gestion du champ littéraire,
en constituant un groupe qui a son leader, sa revue, ses manifestes,
sa discipline, ses exclus, etc
Paul Nougé adopte
une attitude inverse : "Il y aura des non-revues, des non-manifestes,
un non-groupe, etc
", comme l'explique Paul Aron dans
un entretien sur "les originalités du surréalisme
belge". À la différence de Breton, qui après
quelques lectures de Freud fait de l'écriture automatique
un code initiatique pour accéder à l'inconscient,
"Nougé estime au contraire que la responsabilité
de l'écrivain, c'est d'avoir la conscience de la matérialité
de son outil. Il affirme que si l'on ne maintient pas la lucidité
et la conscience, ce qui se trouve dans l'inconscient va reproduire
le monde sur son vieux modèle". Nougé nourrit
une extrême défiance à l'égard du
vocabulaire, qui ne peut selon lui qu'exprimer imparfaitement
nos désirs et nos pensées. Il condamne les "minces
exercices des littérateurs" et ce n'est que très
tardivement qu'il autorisera Marcel Mariën à réunir
en volumes certains de ses écrits. Ce détachement
vis-à-vis de la littérature le conduit à
revendiquer une attitude ludique face au langage. Pour rendre
compte du réel, il veut déconstruire les discours
préfabriqués : "Bien des choses s'accommodent
mal de l'ordre discursif. Un certain désordre leur est
favorable", écrit Nougé. "Au fond",
remarque Xavier Canonne (directeur du musée de la photographie
de Charleroi et spécialiste de l'activité surréaliste
en Belgique), "sa vie durant, Nougé aura vécu
ce paradoxe d'écrire, de penser, avec des outils jugés
imparfaits, mais contraint d'y recourir pour tenter d'en cerner
les pièges et les limites. Il y a chez Nougé cette
terrible contradiction d'user du poison comme un antidote, sans
bien mesurer la posologie". Les situationnistes figurent
parmi ses héritiers directs. "Quand on lit les premiers
textes de Guy Debord dans Les lèvres nues, on a l'impression
d'avoir affaire à un mauvais pastiche de Paul Nougé",
remarque Paul Aron, tandis qu'Yves Di Manno consacre un article
à Nougé "précuseur" de Debord.
|
Que dire encore des richesses de ce numéro d'Europe
? J'y ai découvert des noms que j'ignorais, comme celui
du Montois Fernand Dumont (Fernand Demoustier), auteur d'un
Traité des fées (1942), disparu en déportation
en 1945. J'y ai retrouvé Louis Scutenaire, l'auteur
de Mes inscriptions, et une brillante apologie de l'aphorisme
chez les surréalistes belges par Raoul Vaneigem. On
y trouvera également l'histoire de la revue Les
lèvres nues, fondée et animée par
Marcel Mariën, des études sur les femmes et le
surréalisme en Belgique, sur les surréalistes
belges et la photographie, sur André Souris, le surréalisme
et la musique, sur Marcel Lecomte, Achille Chavée,
Christian Dotremont, Tom Gutt, Félix Labisse, des correspondances
inédites
Enfin, Gérard Farasse nous invite
à rêver sur les toiles de Paul Delvaux et nous
conte ses escapades à Saint-Idesbald, en un lieu magique
et un peu secret où le peintre nous donne rendez-vous
avec Chrysis et le Professeur Otto Lindenbrock pour un voyage
au centre de son monde.
Phil
Fax
La NRM
n°13
- été 2005
|
|