Oulipo, oulipien… olympien ?

En pleine médiatisation papale, la lecture de La Chapelle sextine d’Hervé Le Tellier m’a heureusement distraite d’un feuilleton sans suspens. Vous avez bien lu : sextine, comme le sexe et vous n’avez pas tort de penser qu’il s’agit ici d’un livre sulfureux… Mais c’est aussi un livre construit sur une sextine, forme inventée au XIII° sicilien par Arnaut Daniel, adoptée par Dante et Pétrarque et réutilisée comme contrainte par nombre d’oulipiens. :  ces auteurs  partis de l’Ouvroir de Littérature Potentielle fondé en 1960 par Raymond Queneau et François Le Lionnais , utilisent des contraintes de toutes sortes pour créer des poèmes, romans etc.

Hervé Le Tellier est donc un oulipien, quelqu’un « qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir. »  En l’occurrence, son labyrinthe ici se compose de 26 prénoms, reprenant les 26 lettres de l’alphabet, qu’il imagine dans 6 situations de rencontres plus ou moins amoureuses avec passage à l’acte, ce qui nous donne 78 petites saynètes de couple (13 paires d’individus 6 fois) ; pour les faire tourner, il imagine  d’abord  les rapports entre A et B, puis  B et C, etc , ce qui donne 26 rencontres ; et ensuite il laisse  passer 6  lettres à chaque fois  : A rejoint donc H, et H rejoint O, pour finir par  T et A : 26 nouvelles rencontres.  Le troisième tour se forme en laissant passer 10 lettres , et on obtient : A et L, L et W etc. , encore 26 scènes de couples. Pour satisfaire l’œil et le cerveau, Le Tellier dessine à la fin de son livre le plafond de la chapelle (où les lettres placées sur un cercle se rejoignent en formant des arcs de cercle, selon leurs rencontres) et le pavement de la même chapelle qui forme un triangle avec 78 triangles, reprenant la tétrade de Pythagore (1234 écrits en 10 points sur 4 lignes, une ligne de 1, une ligne de 2, une ligne de 3, une ligne de 4,  formant un triangle équilatéral de 4 points de côté). Ici, Le Tellier reprend la même construction en la prolongeant sur 12 lignes, chaque ligne ajoutant un nombre.
L’intérêt de ce jeu littéraire n’est pas seulement formel : chaque saynète pose les circonstances de l’acte d’amour, (jamais les mêmes) et se voit suivie d’un commentaire en italique qui force le lecteur à prendre du recul, qu’il s’agisse de la pensée souvent incongrue d’un des protagonistes, d’un contrepoint plein d’humour sur l’actualité, ou d’une remarque « qui gratte »  et fait penser aux « papiers de verre » que le même Le Tellier publie chaque jour sur l’édition Internet du Monde. L’impression d’ensemble est à la fois drôle et  profonde : tout tourne, les couples se forment et se quittent, et chacun repart aussi seul  qu’avant le coït, mais personne ne s’en plaint, chacun et chacune y trouvant son compte, pourrait-on dire. Et le lecteur, devant le calme « olympien » du commentateur, peut savourer les raccourcis jouissifs et les clins d’yeux à l’actualité, ou à la culture générale. Voilà un petit livre très plaisant, qui mêle érotisme et humour, intelligence et ironie, vie quotidienne et fantasme. Le plaisir est dédoublé par de remarquables illustrations de Xavier Gorce, qui se combinent harmonieusement au texte dans l’heureuse formule de la collection « Carnets littéraires » des éditions tournaisiennes Estuaire, conçue pour mettre en valeur la collaboration entre un artiste et un auteur. A lire absolument, à deux, à treize ou à soixante-dix huit,  comme vous voudrez !

 

Marie GROËTTE
La NRM n°13 - Été 2005

  • Hervé Le Tellier : Né en 1957, oulipien depuis 1992, nous a déjà réglé de pas mal de petits chefs-d’œuvre : Joconde jusqu’à cent, Sonates de bar, Quelques mousquetaires, Le voleur de nostalgie, La disparition de Perek… Il participe à l’émission « Des papous dans la tête » le dimanche midi sur France Culture et aux jeudis de l’Oulipo (un par mois au Forum des Images place Carrée à Paris). Voir le site officiel de l’oulipo : www.oulipo.net
  • Editions Estuaire 10 rue du cimetière B - 7522 Blandain – Belgique. A noter que la collection « Carnets littéraires » propose un tirage de tête numéroté et signé par les auteurs des sept ouvrages parus à ce jour (dont le tout dernier, Voyage à Oarystis, première fiction de Raoul Vaneigem, illustré par Giampiero Caiti). Site internet : www.estuaire.be

 

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