Ivar Ch'Vavar
Le poème de berck

Vais-je adopter la démarche du crabe pour aborder cette chronique sur le poète Ivar Ch’Vavar ? En fait, je le connais sans bien le connaître. Il est né à Berck et nous sommes donc « pays ». Mais glissons sur ces éléments biographiques qu’il serait trop long à expliciter. Reconnaissons la stature régionale de cet auteur puisque le patois picard est l’un de ses matériaux poétiques. Avec Marie Groette, j’ai eu la chance de le voir récemment parmi d’autres écrivains lorsque Verton (commune non loin de Berck) fêtait le Printemps des Poètes. Force est de reconnaître le charisme et l’abattage d’Ivar Ch’Vavar lorsque celui-ci déclame ses poèmes. Il faut l’entendre en patois lorsqu’il convoque, par exemple, le parler de vieilles Berckoises. Ce n’est pas l’école des fins diseurs mais plutôt la poésie « orale » qui n’est pas sans évoquer les lettristes ou ce que devaient être les poètes de la beat generation. La revue Plein Chant lui consacre entièrement son numéro 68/69 : rien moins que cent quatre-vingt quatre pages serrées, sans compter les deux fac-similés du poète, qui rendent compte de trente sept ans de création.

Souvenirs de Berck

La lecture de la bibliographie du poète établie par Hélène Bacquet et surtout l’article de Jean Le Boël m’ont replongé dans mes souvenirs d’enfance berckoise. J’y lis, par exemple, « que Ch’Vavar retourne à Berck pour une lecture au Familia, la salle de cinéma de son enfance ». Le Familia, cinéma paroissial et seule salle sur Berck-Ville dans les années 60, où je pus voir les films populaires : western, péplum, polar, fantastique, aventures et l’intégrale de Jerry Lee Lewis. Les Enfants du Capitaine Grant marqua Ivar Ch’Vavar de façon indélébile. Berck connut jusqu’à 5 salles. Aujourd’hui, le Familia est devenu municipal, art et essai et seule salle restante de la ville. Hélène Bacquet signale qu’en 1990 « Ch’Vavar lance d’Amiens les éditions Studio Veracx réputées sises à Berck ». Ce nom vient d’un photographe de la ville chez qui les Berckois allaient se faire tirer le portrait lors des grandes occasions (naissance, communion, mariage, etc.). A la mort récente de mon père, je suis devenu héritier, entre autres, de cartons à chaussures remplis de vieilles photos : des portraits de ma famille et du Berck de l’entre-deux guerres avec la signature du Studio Veracx.

 

Jean Le Boël trace d’emblée la ligne (d’histoire et de classes) qui séparait Berck-Ville et Berck-Plage et des points plus confus de partage, de liaison ou parfois de contusion entre les deux populations. J’ai connu la fin de la pêche dans les dernières années 60 et ces marins qui remontaient toute la ville pour vendre au porte à porte une partie de leur pêche avant de regagner leur quartier à partir de la Rue du Haut-Banc (où habitaient les grands parents de Ch’Vavar). Le poète du Bahot (lieu dit entre Berck et Wailly Beaucamp) nous parle de ch’dalot au milieu de la rue pour recevoir les eaux usées. Je me souviens de ce que nous appelions « les dalles », chemin pavé de plaques successives de béton qui suivait l’ancien parcours du petit tortillard qui ferma en 1957. Ce terrain de jeux pour les enfants du quartier grondait parfois des eaux d’égout qui s’écoulaient par en dessous. Le tout à l’égout ne fut installé dans la ville que dans les années 80. Le chroniqueur nous rappelle le basculement de l’après-guerre quand Berck-Plage gagne socialement sur Berck-Ville ; lorsque des petits bourgeois démontaient « les boiseries vénérables de la pharmacie la plus ancienne pour installer des rangements en formica ». Parle t-il de la pharmacie Touladjan, sise au coin de la Rue de l’Impératrice et de la Rue Carnot, créée par cet arménien à la fin du XIX° siècle et inventeur de l’essence algérienne,- notification encore gravée dans la façade ? Ce Berck ancien qui marqua l’enfance d’Ivar Ch’Vavar est le point nodal dans son œuvre poétique.

Impasse Hirondelles
Un soulot s'trondelle
Ruell' des Fantômes
Ca sent fort le rhum
C'est rue du Haut-Blanc
Que coul' le gros blanc
Puis rue des Miracles
Un violon qu'on râcle.
 
 [Berck (un poème)]

Pauvreté

L'adjectif pauvre est contenu dans divers articles de la revue Plein Chant : de Jean-Marc Aubert à l'analyse du parcours social et politique d'Ivar Ch'Vavar par Lucien Wasselin en passant par les plumes d'Yves Bonnefoy, Françoise Favretto, Gérard Laprévotte, Jean Le Boël. C'est la vie pauvre et " misérabiliste " signalée par Françoise Favretto, le milieu social des marins de Berck-Ville décrit par Jean Le Boël.


Bon, c'est bien, c'est bien. Le sol très sale
de la salle est de terre battue. Murs de torchis chaulé
avec soubassement bistre, et le plafond de planches peintes
[à peu
près de la même couleur, rosie, il y a longtemps, écaille.
Aux clous des poutres, le souvenir pend des andouilles. La table
petit rectangle occupe le presque milieu de la pièce ; sa claire
nappe plastifiée à fleurs ou fruits, et grappes. Bancales et percées,
une demi-douzaine de chaises vont et viennent. On voit le mur
qu'on voit - à gauche en entrant. La gazinière y jouxte
un massif évier - au-dessus duquel saille - superbement
[de cuivre un robinet.


[Hölderlin au mirador, chant 10]

Ce sont les objets pauvres évoqués de façon remarquable par Yves Bonnefoy ; la langue " pauvre " du picard, matériau poétique, que Gérard Laprévotte renvoie au navajo indien dans un travail de traduction " chamanique " que pratique le poète (cf. Yataali). C'est surtout cet être " pauvre " et frustre à qui Jean-Marc Aubert rend hommage : " la poésie qu'il écrit, qu'il arrache à sa pauvreté, est parmi les plus hautes et les plus bouleversantes" écrit-il, et … un peu plus loin " Ses textes cassés, épars se lisent à la sauvette dans de petites brochures agrafées, faites à la main ou presque, dans des matériaux (l'odeur aussi) très pauvres. Les couvertures deviennent grises au fil des ans et le poète, pauvre ou piteux, a décidé depuis quelque temps que le gris le plus pisseux serait la couleur d'origine ". C'est enfin l'analyse littéraire, sociale et politique par Lucien Wasselin dans l'article " La nostalgie du peuple et de l'histoire dans les écrits d'Ivar Ch'Vavar " : un parcours sinueux rempli de difficultés, de virages abrupts, de provocations, de déceptions et de détresse.

Hétéronymes

On trouve dans ce numéro de Plein Chant la liste des hétéronymes reconnus par Ivar Ch'Vavar : pas moins d'une centaine de noms. On pourrait dire pseudonyme pour faire plus simple. Mais ça sent l'écrivain mercenaire en free lance qui tire des piges un peu partout. Ce n'est pas le cas de notre poète. Rappelons ici la nuance : l'hétéronyme est un pseudonyme auquel l'auteur s'efforce de donner une existence par des éléments biographiques et bibliographiques. On pourrait avancer plusieurs hypothèses devant cette avalanche d'hétéronymes. C'est peut-être pour combler les défections fortuites, temporaires ou définitives de collaborateurs dans son travail de revues poétiques. On a parfois l'impression qu'Ivar Ch'Vavar remplit à lui seul certains numéros sous différents noms d'emprunt. Ne serait-ce pas plutôt pour montrer que le renouveau picard dans les années 80 fait florès et pléthore afin de mieux donner corps, par exemple, à la supercherie littéraire du Cadavre Grand m'a raconté : la poésie des fous et des crétins dans le Nord et le Pas-de-Calais ? Ou mieux, invoquer les esprits des ancêtres vrais ou imaginaires dans ses chants incantatoires et sa poésie animiste ? Laurent Grisel interroge " les multiples d'Ivar Ch'Vavar ". L'affaire n'est pas simple. Les préfaces, notes et commentaires de commentaires sur les poèmes font intervenir à divers degrés certains hétéronymes au point d'y perdre son latin ou son picard. On rejoint la confusion humoristique d'Alain Jégou : quelle ne fut sa surprise lorsqu'il vit en chair et en os les auteurs d'articles qu'il pensait signés de pseudonymes de Vavar !

On tombe enfin sur le cas particulier de Konrad Schmitt. Voilà donc un neveu aîné et un oncle cadet partis très tôt sur les chemins de la poésie. D'un côté, la figure de Konrad Schmitt nimbée d'une aura rimbaldienne : " idiot magnifique ", insolent, provocateur et doué de fulgurances poétiques. De l'autre, Ivar Ch'Vavar comme guide et mentor dans cette aventure d'écriture qui n'est pas des plus simples. Que le plus jeune ait assez vite tourné le dos à la poésie, comme Rimbaud, ne lasse pas de troubler ce couple de poètes. A ce sujet, le dessin pendant à l'article de Charles-Mézence Briseul est un miroir quelque peu schizophrène de cette relation. On retrouve, jusque dans les dernières œuvres, des fragments de Konrad Schmitt repris et insérés dans la poésie Ch'Vavarienne, au point que, par moments, on ne sait plus qui parle.

… Où Schmitt est ?
Il parle dans les chiottes, il fait la grosse voix dans
Le broc. Parfois, il se tait derrière les bombyx qui volent.
[Hölderlin au mirador, chant 25]

 

Chaman

On peut relever les multiples évocations du poète chaman sous les différentes signatures de ce numéro de Plein Chant. Jean-Marc Aubert interpelle " ce crétin ", celui " qui a lu aussi bien les chants tchouktches et les sagas islandaises, Popol Vuh, mythes hopis, comptines pygmées, que Racine, Genet, Mallarmé, et Rimbaud, Rimbaud, Rimbaud ". Magali Azéma tient Hölderlin au mirador pour une épopée dont " l'humanité, le plus souvent est représentée comme peuplade, nuée, procession, un grand chœur où seuls les vivants (et parfois ce sont les morts) ont une voix. Mais quand ils parlent, ils tonnent, leur présence est démesurée ". Elle note un peu plus loin : " Ch'Vavar aime les incantations. Il harangue les vaches, les hordes de filles et de garçons, saint Georges et saint Michel, les tractoristes, et feu Monsieur Rigel, qu'il appelle à briller comme un astre ". Yves Bonnefoy nous signale qu' " en vérité, c'est toute la poésie des sociétés d'Occident, nées de la rupture avec l'immédiat, de l'oubli de l'Un, qui a peut-être là son commencement, ses sources sans fin d'énergie ". Jean-François Egéa salue le travail de traduction de ce " nomade des langages ". Laurent Grisel nous parle de " convocation d'êtres fantomatiques " et attire notre attention sur la solitude du poète sorcier. Isabelle Krzywkowski s'arrête sur la voix singulière d'Ivar. C'est l'article de Gérard Laprévotte qui va le plus loin sur le chamanisme de la poésie en le tenant pour le " chanteur " de " cette cosmogonie rustre et glaiseuse ". Mais laissons la parole finale à Magali Azéma : " l'aspiration noble et magnifique de tout ce dalache, c'est de repousser l'inertie de la vie un moment de plus, c'est de se sentir aussi vif que quand on vient de voir surgir des ténèbres les neuf vieilles Berckoises, les oracles, au beau mitan d'une soirée ineffable de psalmodies et de pichons ". Il faut lire ou relire ce dialogue hanté à voix multiples, contenu dans le recueil Berck (un poème).

Maître es-scatologie

Dans son bel article, Bernard Noël nous parle de l'identité comme une prison où l'issue est à trouver vers le bas. " C'est qu'on n'en peut sortir que par le bas en salissant le bel habit de son égo ". De l'égo à l'égout, il n'y a qu'un pas.

Jus-d'chiotte, c'est le nom de
ce crépuscule. C'est vrai que le soir descend dare-dare, tiens.
Et tout est dans le brun, par ici. Une nappe de
lourde odeur de chiotte dehors, patte de velours brusque se
[croche
sur mon avant-bras, le cassant presque - des fientes filent,
[giclent, sifflées -
strient la soirée ; de gros étrons volaient sourdement dans l'air
tous feux éteints. Une longue chiasse passe en miaulant,
[elle " trace ",
comme qui dirait…
[Hölderlin au mirador, chant 7]

J'ai toujours été surpris par la facilité des réparties scatologiques, - beaucoup plus que les saillies sexuelles, - dans le patois picard. Cet esprit, je l'ai retrouvé jusqu'aux abords d'Aire-sur-la-Lys. Savourons au passage ce fragment de dialogue extrait de Berck (un poème) :

SCHMITT.- Prout ma chère !
MERE-GRAND : Ch'ét joùlimint bien récitè, toujours.
[C'est joliment bien récité, en tout cas.]
SCHMITT : Ca me fait penser à quand on pète dans les draps. A ta place, j'aurai donné pour titre " Flatulences sous le drapé "… Ceci dit, c'est de la poésie, alors il ne faut pas se montrer trop sévère. Que faire avec un genre d'écriture aussi éculé ? - Qu'est-ce que vous en pensez, vous Tiot Flipe ?
TIOT FLIPE.- J'étoé come din min viu bachoùt, quan-t' ch'ét ch'floùt, in-n àcoutant chaù. Cha m'a foét droele… Mé ch'ét coére bélot, nan ?
[J'étais comme dans mon vieux canot, quand la mer monte, en écoutant ça. Ça m'a fait une impression bizarre… Mais c'était plutôt joli, non ?]
SCHMITT (énigmatique et sentencieux).- Le type même du texte qui vous en bouche un coin tout en vous en débouchant un autre

Qui chantera la place du bren dans le picard ? J'ai ouï dire qu'Ivar Ch'Vavar a fait des exposés ou tenu quelques conférences sur le sujet, du côté d'Amiens. Jacques Landrecies note bien quelque part dans sa contribution qu' "Emmanuel Bourgeois lui offre l'occasion de développer sa thèse sur l'importance de la scatologie dans la littérature picarde".

A la lecture de la bibliographie d'Ivar Ch'Vavar, - ce qui doit bien représenter plus d'un mètre linéaire de bibliothèque, je m'aperçois que je ne dispose pas du quart de son œuvre. A peine quelques numéros de L'Invention de la Picardie obtenus lors d'échange entre revues de la région, il y a bien une quinzaine d'années lorsque sévissait Le Poireau Gabardine. J'ai en fait repris contact avec l'auteur par hasard et grâce au travail créatif de Philippe Lemaire : en l'occurrence un de ses collages intitulé L'Hôtel des Chouettes à Berck-sur-Mer qui est dédié à Madame Muriel, alias Marie Groëtte. Ivar Ch'Vavar nous a envoyé quelques anciennes revues, plaquettes, brochures et recueils qui lui restaient ; et nous nous sommes abonnés à sa revue Le Jardin ouvrier, qui ne devait pas tarder à s'arrêter. J'ai reçu récemment d'Ivar Ch'Vavar un envoi : le n° 1 de sa dernière revue, L'Enfance, accompagné du supplément intitulé Ech bioe temp de Pierre Garnier et un autocatalogue où l'auteur fait le point sur ses hétéronymes et sa bibliographie.

Me voilà donc au bout du périple. Je m'aperçois que je n'ai rien dit du travail le plus formel du poète (arythmonymie et vers justifiés), de ses bizarres traductions, de tous ces courts hommages de ses complices et de quelques figures entraperçues que je connais (Lucien Suel, Guy Ferdinande). Le rédacteur en chef de la revue que vous avez devant les yeux m'avait commandé une brève chronique ; il me semble avoir parcouru un marathon de crabe dans le sable et les bâches.

Didier Morel
La N RM  n° 13 - juin 2005

 

 
  • Revue Plein Chant n°78-79 (Hiver 2005-2006) : Ivar Ch'vavar Un "horrible" travailleur - Bassac 16120 Chäteauneuf-sur-Charente (16 €)
  • On trouvera As-tu le cœur pur, de Konrad Schmitt, les Ecrits d'Evelyne " Salope " Nourtier et la réédition augmentée de Hölderlin au mirador au Corridor bleu, 25 rue Jacques-Louvel-Tessier 75010 Paris.
  • Jours de glaire et Louisa, suivi de Derniers poèmes d'Evelyne " Salope " Nourtier à L'Atelier de l'Agneau Le Vigneronnage 33220 Saint-Quentin-de-Caplong.
  • Ecrit fumant du belge de Ch'Vavar et Lettres d'une jeune arrageoise à un ami berckois, de Micheline L. chez Pierre Mainard éditeur 12 rue Saint Laurent 33000 Bordeaux.

  • L'ENFANCE n°1 (avril 2005) - Pierre GARNIER : Ech biœ temps : Après la parution du n°78-79 de la revue PLEIN CHANT consacré à Ivar Ch'Vavar, un " horrible travailleur " celui-ci remet l'ouvrage sur le métier et donne une petite sœur au JARDIN OUVRIER et à L'INVENTION DE LA PICARDIE. Aux côtés d'Ivar, les signatures présentes dans ce premier numéro de L'ENFANCE sont celles de Lucien Suel, Mathusalem Niéju, Claude Vercey, Sylvie Nève, Marie-Elisabeth Caffiez, Antoine Boute, Isabelle Sergent, Claire Cassagne, Konrad Schmitt et Christophe Tarkos. Pierre Garnier qui nous propose en supplément un recueil bi-lingue, Ech biœ temps (Le Beau temps). Ces " petits poèmes en picard pour le maître et les écoliers s'ils sont encore là " sont un vrai plaisir : " Ch'ét boin d'pairlé picard Cha croke comme del douchète " (c'est bon de parler picard ça croque comme de la mache). " Le picard c'est la langue des petites gens ", indissociable des souvenirs de l'enfance et de la poésie de la vie : " Ch l'éfant i voloet déssiné ch'moune i dessinoét un calimuchon " (L'enfant voulait dessiner le monde, il dessinait un escargot).
  • Ivar Ch'Vavar - 185 rue Gauthier de Rumilly 80 000 Amiens (abonnement pour deux numéros et un supplément : 10€).
Phil Fax