Itinéraire pour
un Voyage d'envers
Drôle
d'objet littéraire que ce Voyage d'envers, dans la collection
L'Inventaire d'inventions éditée par La Contre allée,
qui a fêté en 2018 ses dix ans de curiosité. Et en
effet, curieux livre !
Dès la première
de couverture*,
il a deux auteurs, Robert Rapilly et Philippe Lemaire, et un titre dont
une partie est écrite en miroir. Les lettres D'ENVERS en effet
sont écrites en allant de droite à gauche et suggèrent
le reflet du mot dans un miroir. Sous ce titre une image tout aussi surprenante
: une tête de jeune femme à la chevelure en chignon, avec
boucles anglaises, surmontée d'une goélette,
au tour de cou "choker" satiné noir avec pendentif camée,
au regard un peu lointain... le tout traité en gravure comme les
collages de Max Ernst. À l'intérieur du livre, ces mêmes
collages encadrent l'ouvrage, et à l'intérieur alternent
avec des pages de texte. Ils nous emportent dans un univers plus exotique
: des montagnes, des rochers et pitons rocheux, des arbres de climats
variés, des eaux torrentueuses et des personnages tout petits qui
visiblement voyagent avec des montures diverses, parfois en groupes, parfois
seuls, mais qu'on retrouve à l'envers dans la moitié basse
des pages, comme s'ils étaient des reflets dans un étang
ou un lac. Et l'on comprend que la lecture de ces images peut être
faite dans un retournement vertical qui mêle ciel et terre, nuages
et savane, eaux et terres. Nous pénétrons bien « dans
des landes inexplorées » comme dit Lautréamont dans
les Chants de Maldoror cités en exergue :
« Âme timide, avant de
pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées,
dirige tes talons en arrière, et non en avant. » |
Pour
nous entraîner dans ce périple, l'auteur résume au
chapitre I, en italiques, l'intrigue future et répond aux questions
que tout lecteur se pose devant un récit : Qui ? Quand ? Où
? Quoi ?
On a donc :
- 2 personnages, un homme de L'usine de Fives, Manuel Mauraens (tiens
! c'était le héros de El ferrocarril de Santa Fives)
et une indienne d'Amérique du Sud, Abipone Lules.
- une époque et des lieux : les bombardements en 1944 à
Fives et une histoire vieille de 50 ans en Argentine.
- une action (si l'on peut dire !) : c'est une "rêverie"
sur le passé... pour échapper au cauchemar.
Nous voilà donc prévenus : on est en route pour un voyage
"mental" extraordinaire !
Inutile
de prendre un billet pour cet aller-retour ; en revanche, en ce
qui concerne les bagages, ils sont un peu plus nécessaires !
Mais ils seront du domaine de l'abstraction eux aussi : des histoires
anciennes ou des légendes venant des quatre coins du monde,
pays nordiques ou amérindiens, des héros ou personnages
plus ou moins connus comme John Muir et Francisco Moreno pour
leur rapport avec la nature, Charles Cros pour l'invention de
la photographie en couleur, des mots parfois peu communs (en français
mais aussi dans la langue d'Abipone) et des formes poétiques
très diverses venues de la littérature mondiale
(haïku et Tanka japonais, carré Sator latin
).
Ces "télescopages" mettent le lecteur en position
d'"explorateur", savourant le plaisir de la découverte,
doutant souvent de ce qu'il trouve, mais ouvert à toutes
les possibilités.
Et
toujours ces allers-retours de toute sorte : dans le temps
entre 1944 et 1888, dans les lieux évoqués :
la Belgique ou la forêt amérindienne, dans les mots
qu'on appelle palindromes (comme REVER), ou dans les phrases
de même type (qui peuvent se lire "à reculons"),
placées très souvent en milieu de page, puisque
la moitié basse de la page est écrite pour le retour.
Aller-retour aussi entre récits de rêve (ou de songe)
et réalité, à l'aller avec Manuel Mauraens
pour héros, au retour avec l'héroïne Abipone
Lules...
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Effets de miroir
Ces
différentes pérégrinations prennent des allures variées
sur les textes : pas le même caractère typographique selon
les pages, parfois même, selon les lignes ; utilisation des italiques,
ou des écritures romanes, ou /et des caractères dactylographiés
; souvent des paragraphes compacts avec le même nombre de signes,
ou aussi des versets...et des blancs qui structurent des groupes de mots
!
D'un verset à l'autre,
on retrouve là encore des effets de miroir : les mêmes mots
sont repris en symétrie presque parfaite. Par exemple p 33 : en
face d'un collage montrant sur la partie haute de la page un homme qui
écrit sur une petite table au milieu de la brousse, à l'abri
des palmiers mais en pleine lumière, un texte en 4 versets commence
et finit par Manuel. Je recopie ici le centre de ce poème
en prose pour montrer la progression du texte :
« Du reste, ainsi conclut-il,
exile-t-on l'étrange cause de voyage ? Fut-ce Abipone d'abord
l'Argentine ? L'abord d'Abipone ce fut voyage de cause étrange.
L'on t'exile ! Il conclut ainsi, reste (
) » |
Les
mots sont les mêmes, mais ont changé d'utilisation puisque
un adverbe devient nom, un nom devient verbe. Et c'est astucieusement
l'Argentine qui est le pivot du retournement, comme elle est la charnière
de la vie de Manuel Mauraens !
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On
est bien devant un travail d'"oulipien[1]"
avec une contrainte utilisée depuis le début jusqu'à
la fin du poème. Et le plaisir du lecteur complice est
un peu celui de la devinette, car il sent bien qu'il y a quelque
chose derrière la formulation du texte, et il est tout
content de découvrir de quoi il s'agit ; c'est aussi le
plaisir des jeux de mots qui parfois donnent un sens nouveau à
un message ; ce sont surtout les joies de la digression : on sort
des sentiers battus, on parcourt des contrées nouvelles,
aidé en cela par les illustrations qui accompagnent les
textes. Ces belles images de Philippe Lemaire ne nous enferment
pas elles non plus dans la vision de leur auteur car elles n'ont,
si l'on peut dire, pas de sens (à la fois ni signification
précise ni orientation). Robert Rapilly les appelle des
ambimages (tout comme les ambigrammes sont des graphies qui permettent
qu'on lise un mot d'un sens et de l'autre, en retournant la page
ou en utilisant un miroir).
Le
regard qui se pose sur ces ambimages y trouve des ambiances qui
correspondent à certains mots ou phrases des textes qui
leur font face (mais jamais de façon appuyée car
on ne prend pas le lecteur pour un idiot). Ce sont des sortes
de pauses ou des respirations dans la lecture qui permettent de
repartir tout neuf à l'aventure sur le texte suivant. On
peut y rester longtemps parce qu'elles sont à résonances
multiples. La matière première utilisée par
Philippe Lemaire est extraite principalement des gravures de Tour
du monde journal de voyages hebdomadaire de 1860 à
1914 qui a vulgarisé l'exotisme par des gravures magnifiques.
Bien qu'il taille et retaille dans ces gravures, Philippe Lemaire
n'abîme pas du tout cette matière première
mais au contraire, tel un alchimiste, il la retransforme en or
pur, au point que parfois l'on se demande si l'image est d'origine
ou non !
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Voyages d'hiver
De
la même façon Robert Rapilly taille et retaille dans les
voyages d'hiver déjà écrits, le premier étant
celui de Georges Perec, courte nouvelle de 1979 qui engendra de multiples
ramifications littéraires (cf. aux éditions du Seuil dans
la librairie du XXIe siècle : Un Voyage d'hiver et ses suites).
Ainsi Manuel a-t-il "recopié" soi-disant un sonnet et
un dizain d'Hugo Vernier - poète inconnu dont l'imagination de
Perec nous a révélé l'existence : dans Un Voyage
d'hiver, il raconte comment un professeur de lettres, Vincent Degraël,
a découvert en 1939 un livre d'Hugo Vernier édité
en 1864 qui lui semble vraiment très familier : il s'aperçoit
qu'il est composé de vers de Mallarmé, Verlaine et Rimbaud,
poètes qui ont tous écrits après 1864... La seule
possibilité est donc que ces poètes du XIXe ont pillé
le texte de Vernier et sont tous des plagiaires. Mais après la
guerre, en 1945, au moment de révéler la supercherie, il
ne put jamais remettre la main sur ce livre, l'exemplaire qu'il avait
consulté ayant été détruit en même temps
que la villa qui l'abritait lors des bombardements du Havre. Toutes ses
recherches dans les archives sont vaines ; il en devient fou !
Après ce court récit, Jacques Roubaud a repris l'histoire
dans Un Voyage d'hier et l'a enrichie en citant les poèmes
de Vernier copiés par Baudelaire etc. Oulipiens et oulipiennes
s'en donnent à cur joie depuis, en inventant des scénarios,
mais avec des titres proches du Voyage d'hiver, (le titre Voyage
d'Envers est même imaginé par Marcel Bénabou dans
les suites). Ils se renvoient ainsi la balle en se plagiant les
uns les autres, chacun puisant dans les formules ou les textes des autres
sans se priver d'aller piller d'autres auteurs : Mallarmé, Villon
ou Baudelaire... Dans le dizain de Vernier alias Robert Rapilly, p 161,
les mots extraits d'un sonnet très connu aux rimes en "yx"
et "or" de Mallarmé résonnent les uns par rapport
aux autres : « Ses purs ongles... vespéral, cinéraire,
croisée, crédence, miroir. scintillation »; et nous
les franchissons comme les pierres d'un gué, avec allégresse,
tout contents de sortir du "labyrinthe[2]"
inventé par Robert Rapilly.
Est-ce
à dire que tout cela n'est que littérature ? Pas sûr
du tout... car on sort de ce voyage avec une réflexion (le
mot est volontairement ambigu lui aussi) sur la confrontation entre les
civilisations, les méfaits du colonialisme et des religions, le
pouvoir et les bienfaits de la nature, les questions posées par
les progrès techniques, et les valeurs de l'humanisme. Image et
texte se nourrissent ainsi mutuellement pour nous entraîner dans
un univers onirique empli d'harmoniques plus ou moins visibles, renouvelant
ainsi notre perception de la réalité.
Quel beau voyage !
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