-
 
Esthétique de l'Oulipo

Comment se cultiver et s'amuser en même temps ? Lisez l'Esthétique de l'Oulipo par Hervé Le Tellier* au Castor astral. Pour 19 euros, vous aurez la réponse à toutes les questions que vous avez pu vous poser sur ce fameux acronyme et sur son fonctionnement.

        Oulipo donc, Kekcéksa ? comme dirait Zazie.

        Non, ce n'est pas une religion, encore que si l'on voit religare "relier" dans le mot, l'Oulipo relie aussi les hommes entre eux ! Mais il n'a jamais eu de pape comme on a pu dire d'André Breton qu'il était le pape du surréalisme.
        Non, il n'a jamais eu de grands pontes ni de mandarins pontifiants. Ils sont juste 35 membres à se réunir dont certains "excusés pour cause de décès" Et même si pour eux les années se comptent en siècles, ils existent depuis moins de 50 ans (la création de l'Ouvroir de Littérature Potentielle date de novembre 1960).
        Non, ce n'est pas une secte avec des initiés, même s'il suffit de demander à être membre pour ne pas être coopté.
        Oui, c'est une sorte d'atelier de création avec des contraintes parce qu' "il n'est de littérature que volontaire" (comme le dit Queneau).
        Alors c'est une avant-garde littéraire, résolument contemporaine ?
        Ainsi, c'est à une véritable odyssée de la littérature oulipienne ou digne de l'être que l'Esthétique de l'Oulipo vous convie. Avec pour guide Hervé Le Tellier qui manifestement a voyagé depuis bien longtemps dans la plupart des recoins de la littérature et de la linguistique. Et avec pour boussole, le plaisir du lecteur.

        J'imagine notre auteur : homme facétieux, bourré d'humour et d'esprit critique, curieux de tout et surtout de ce qui tourne autour de la littérature et de la langue, je l'imagine donc, accumulant des milliers de notes sur tout ce qu'il lit, tout ce qu'il a pu étudier depuis son enfance, et se demandant, un jour qu'il est devenu écrivain, oulipien, journaliste, et docteur en linguistique, ce qu'il pourrait bien faire de tout cela. Une thèse d'université, à quoi cela rime puisqu'il en a déjà une et qu'il n'a pas envie d'enseigner en fac ? Et puis une thèse, c'est réservé à quelques uns, et encore, la lisent-ils vraiment ? Pourtant dans le travail du thésard, il y a un sérieux qui lui plaît bien : ce n'est pas de la fiction, ce n'est pas non plus de la littérature… Pourquoi pas une thèse qui se lirait aussi bien qu'un almanach, sans le jargon universitaire ? Bref, une preuve vivante de ce qu'est l'Oulipo : un atelier de transmission d'une forme d'humanisme, reconnaissant au lecteur sa place et son intelligence et partageant avec lui le plaisir de la complicité…

… et il jouit !

        Et le voilà qui part dans une démarche pédagogique au sens le plus noble du terme : définition, historique, exemples, rappels des tenants et des aboutissants, sans jamais nous ennuyer, en utilisant l'art si subtil de la digression. Si par hasard, la définition de l'esthétique nécessite quelque détour par le philosophique, il nous prend par la main et nous propose de sauter quelques pages pour nous retrouver plus au sec si nous ne nous sentons pas le cœur à " être mouillés ". De même, en disséminant des notes en bas de page (en alphabet grec) et des notes chiffrées en fin de livre, puis en livrant des index (noms, œuvres et concepts cités), il laisse à son lecteur une plus grande autonomie. Libre à lui de s'attarder sur une anecdote, ou une référence ! Bref, le lecteur, fort de la confiance que l'auteur manifeste en son intelligence, avance tout en jouant et il jouit ! Le Tellier l'affirme avec raison : " Le lecteur (comme l'auteur) oulipien est en effet un homo gaudens un homme qui jouit, mais aussi un homo ludens un homme qui joue " (p. 65).

Bien sûr, la "matière oulipien-ne" est particulièrement savoureuse si l'on considère les joyeux drilles qui ont fait vivre l'héritage de Jarry et de son professeur Faustroll en créant le collège de Pataphysique et annexé l'Oulipo dans une sous-commission. De même, le modèle qu'ils ont pris du groupe de mathématiciens appelé " Nicolas Bourbaki " les plaçait aussi dans le sillage du canular. Mais s'il s'agit bien sûr de raconter l'histoire de l'Oulipo et l'esprit de farce qui lui est propre, il s'agit surtout de montrer en quoi des auteurs "oulipiens" existaient déjà bien avant l'invention du terme, parce que l'Oulipo propose une relecture de la création, d'un point de vue qui met en avant le rôle du lecteur dans sa complicité avec l'auteur. Du coup, toute la littérature est passée à l'aune de ce principe oulipien et c'est un vrai régal que de retrouver toutes les étapes nécessaires à une bonne initiation littéraire : le langage et les langues, les mots, le style, la littérarité et l'étude des structures et des formes, toutes les notions de base des études littéraires sont envisagées. Le tout très clairement expliqué, et agrémenté, au détour des pages, de règles de jeux aussi simples que la contrepèterie et aussi compliquées que les quenines, et d'histoires savoureuses. Qu'il s'agisse de la véritable origine de "la marquise sortit à cinq heures" qui provient d'une "confidence orale prétendue à André Breton" par Paul Valéry, ou du calcul des probabilités pour qu'un singe écrive "To be or not to be, that is the question", pas une page qui ne soit nourrie de remarques plus ou moins connues, puisées chez les Grecs de l'antiquité, chez les écrivains de toute époque et de toute nationalité, chez les cinéastes ou les artistes du 20ème, chez les oulipiens (par exemple le mythe d'Hugo Vernier et de son Voyage d'hiver qu'ils se réapproprient sans cesse). Aucune de ces anecdotes ou de ces citations ne semble inutile, puisque tout est parfaitement amené, expliqué, exploité. C'est un vrai tour de force que de solliciter autant de références sans jamais ennuyer le lecteur ! On retrouve ainsi le plaisir de la lecture des Essais de Montaigne ou des nouvelles de Borges, on pense à l'univers d'Italo Calvino ou d'Eco, parce que ce plaisir est à la fois encyclopédique et analytique : on fait le tour des choses et en même temps on va en leur centre, pris dans une sorte de spirale comme dans un courant maritime. Sauf qu'au lieu de s'enfoncer, on a l'impression de s'élever, de prendre de la hauteur et de pouvoir ainsi contempler tous ces siècles de littérature et de langage.

Relecture

A l'issue de ce superbe voyage, on a compris que tous les termes de l'acronyme sont importants, et participent non seulement d'une vision innovante de la littérature, mais d'une forme de philosophie au sens premier du terme : l'amour de la sagesse. L'ouvroir renoue avec les fils du passé artisan de l'humanité (l'homo faber , les solidarités des compagnons, la création collective et l'humilité de chacun), et "la potentialité de la littérature est une forme de revanche dérisoire sur celle de l'existence" (p. 292). L'Oulipo en cela est un type de rapport au monde, à la fois optimiste et désenchanté, ironique et tendre qui réunit auteur et lecteur dans une connivence ou plutôt une intelligence fructueuse. Face à l'incapacité de maîtriser son propre destin, "on rejoint cette espèce de détachement du particulier, ce sentiment de l'ampleur de tout" disait Calvino, oulipien excusé pour cause de décès.

Grâces soient rendues à Hervé Le Tellier d'avoir, dans un livre savant et ludique, illustré non seulement la logique de plaisir des oulipiens, mais leur humanisme profond !

Marie GROËTTE
La NRM  n°17 - Automne 2006

*Hervé LE TELLIER : Esthétique de l'Oulipo. Éditions Le Castor Astral, 2006 (19 €).