"El ferrocarril de Santa Fives !" Cela sonne
comme une annonce de flamenco : un crieur espagnol annonce
la future attraction de la soirée... C'en a la
flamme, l'énergie, la vie : Robert Rapilly nous
entraîne dans les coulisses d'une expérience
vécue à la fin du XIXe siècle par
un ouvrier de l'usine de locomotives à vapeur
Fives-Cail près de Lille.
Manuel Mauraens, son héros, ira construire le
chemin de fer d'Argentine entre Santa Fe et Tucuman.
L'auteur nous prévient : la plupart des noms
cités sont historiques... et pourtant, ce n'est
pas un roman historique, ce n'est pas une enquête
(même si tout est bien décortiqué
au fur et à mesure dans le livre) ; ce n'est
pas non plus un récit, sauf à y entendre
celui des chansons de geste ou des épopées
gréco-romaines.
C'est un objet littéraire
particulièrement original, né sous la
contrainte mais libéré de tout carcan.
Les contraintes formelles et toujours explicites sont définies
à la fin du livre. Mais à la première lecture,
elles s'effacent devant la force du sujet et du contenu de chaque
"chapitre", ou "poème" : Peut-on
appeler chapitre un dizain ou un calligramme ? Peut-on appeler
poème une lettre en prose ? En fait c'est le titre qui
nous maintient en haleine et crée l'attente d'un moment
particulier de l'histoire, tout comme le ferait l'annonce d'un
bateleur sur la place publique.
D'emblée, le lecteur se
trouve à Lille, et plus exactement à Fives, près
d'Hellemmes qui est cité aussi avec ses "fenêtres
qui parlent" : on reconnaît sans difficulté
ce faubourg ouvrier marqué par l'essor industriel du
XIXe siècle ; mais tout au long des évocations
variées de ce décor surgissent des éléments
qui annoncent déjà l'avenir de Manuel Mauraens
: Séville, l'Argentine, l'Hacienda... Ainsi se mêlent
la réalité d'une cité ouvrière,
du vacarme de l'atelier, et les rêves d'Amérique
autour de la construction des locomotives à vapeur. Comment
ne pas rêver devant ces ponts et ces ferrailles assemblées
pour des voyages lointains ? C'est "l'enfance de l'art"...
L'industrie lourde, elle, cherche
des débouchés nouveaux de l'autre côté
de l'Atlantique. S'ensuivent le compte-rendu annuel de la direction,
l'inventaire des réalisations de l'usine et le contrat
signé par Manuel qui se lisent d'une traite, ce qui est
une gageure ! tellement leur forme est ciselée, leurs
rythmes épiques, lyriques, parfois accumulatifs...
Puis arrêt sur image : Manuel
Mauraens doit devenir ingénieur, ce qui permet à l'auteur de
suivre son héros dans un parcours semi-philosophique, mais pas
ennuyeux, avec Francisco Ferrer, Jean-Marie Guyau qui lui conseille
d'avoir toujours un carnet de notes comme le faisait Jules Laforgue.
Et hop, de nous offrir de bien jolies "petites boîtes" autour
de ce Laforgue lui aussi parti en Amérique ! Par la suite, on
verra notre héros lire Goethe, mais pas n'importe quel texte,
celui de l'apprenti-sorcier qui lui rappelle le marteau-pilon
de son atelier. De fait, au cours de son voyage en mer, il noircira
des carnets.
Notre auteur suit ainsi son héros comme il le ferait
d'un projecteur de poursuite. Tantôt il le voit de loin
éclairé en 2 courts vers ("Il discreto")
; tantôt il le suit de si près qu'il peut nous
communiquer son enthousiasme à courir le monde, ses souvenirs
d'enfance qu'il compare aux croyances du pays où il arrive,
sa vision de la gare de Santa Fé, son humanité
devant les souffrances des indigènes et sa conscience
de classe.
Après la construction de
la ligne, l'auteur chante, un peu narquois, l'expansion économique
et montre l'effervescence qui devait régner dans la classe
ouvrière à cette époque de la création
de l'hymne L'internationale. Coïncidence, Fives-Lille
va devenir la ville de Vera y Pintado, du nom du républicain
qui créa l'hymne argentin. Mais le Concerto à
Vera y Pintado n'est pas dupe : "Où est passé
l'indien?"
Les lettres de Manuel à Francisco Ferrer annoncent ainsi
une vision de plus en plus commune du destin des ouvriers qui
font "la même promenade là bas et ici".
Notre promenade à nous lecteur,
s'achève sur une explication très séduisante de la fascination
qu'exerça le tigre chez Borges, sur l'air d'Au clair de la
lune…
Quelle virtuosité, quel
travail, que d'astuce au sens le plus noble du terme ! et pourtant
ce n'est pas ce qui nous touche le plus. C'est l'empathie qui
passe au travers des mots du poète, ce que devait ressentir
le jeune grec qui arrivait à l'étranger avec une
moitié de tesson (symbolon) pour se faire reconnaître
auprès de l'hôte qui avait l'autre moitié
: nous avions la moitié d'un "symbolon" à
Fives, Robert Rapilly nous a fait retrouver l'autre moitié
en Argentine.