Un gros bonhomme sans
importance
Ce gros bonhomme ne fait rien de sa vie qui en a
fait un veau. Il se lève, mange, se recouche pour dormir. Il
rêve qu'il est beau. Il ne s'ennuie même pas. Son estomac
a pris des proportions éléphantesques, chaque jour il
augmente son poids. Manger et dormir suffisent à son bonheur.
Il tombe dans l'escalier en allant chercher une bouteille à
la cave. Il roule sur les marches, protégé par sa graisse,
s'arrête sur le dos au rez-de-chaussée. Il ne peut se
relever. Il agite les jambes et les bras mais ne réussit pas
à se retourner. Peut-être sur le ventre pourrait-il se
mettre à genoux puis, en agrippant la rampe, se dresser laborieusement
sur les pattes de derrière ? C'est possible. Mais ce n'est
pas le cas car il ne peut se retourner.
Il geint, il appelle vaguement à l'aide, un peu honteux de
la situation. Je vous demande pardon, j'ai oublié de vous le
présenter, son nom est Antoine Pinot, il habite rue Limace,
au n° 16.
Arrive une très élégante voisine qui aperçoit
ce gros tas encombrant, elle essaie de l'enjamber, perd l'équilibre
et tombe lourdement, le cul sur sa face. Elle lui lâche un pet
en pleine poire, se relève prestement, le regarde amusée,
se demandant si elle l'a asphyxié, rigole intérieurement
et s'en va vers l'ascenseur.
"Au secours ! au secours ! fait Antoine, ne me laissez pas ainsi,
de grâce !
- Que puis-je faire ? Je ne vais quand même pas vous emporter
comme un nourrisson ! Vous pesez probablement un quintal !
- Appelez les pompiers ! Je ne vois pas d'autre solution !"
Le facteur vient alors en coup de vent. Le tableau qu'il découvre
n'a pas l'air de l'émouvoir. Il monte sans façons sur
le ventre du gros bonhomme pour placer le courrier dans les boîtes
et repart. Rien ne l'étonne.
La voisine rit ouvertement.
"Appelez les pompiers, appelez les pompiers ! qu'on me dégage,
qu'on m'emporte, sinon je vais devenir le paillasson de toute la montée
! Le facteur m'a écrasé l'estomac, je souffre !
- Je veux bien essayer, dit la voisine. Mais que leur dire pour être
crédible ? Ils vont penser que je leur fais une blague. Jamais
ils ne me croiront, d'ailleurs il m'est impossible de garder mon sérieux,
quand ils m'entendront rire ils raccrocheront."
Elle monte dans l'ascenseur, disparaît dans les étages.
Le gros tas plein de graisse reste seul et abandonné. L'immeuble,
en ce milieu d'après-midi, est pour ainsi dire désert,
vous pouvez, si cela vous amuse, aller lui piétiner la gueule
à volonté.
Les heures ont passé et les jours aussi,
Antoine se trouve toujours sur le dos dans le hall d'entrée
du rez-de-chaussée de son immeuble. Les voisins, qui
se sont concertés et sont venus assez nombreux ont réussi
à le pousser contre le mur à droite en entrant
de façon à dégager le passage. Une dame
très charitable logée au premier étage
lui apporte une fois par jour un verre d'eau avec un peu de
nourriture, des nouilles, des carottes ou des endives, elle
se sert d'une petite cuiller et d'un entonnoir pour lui administrer
les solides et les liquides respectivement, mais la situation
s'éternise, personne ne semble décidé à
lever le petit doigt, chacun accepte très bien ce spectacle
peu reluisant, sauf le principal intéressé, naturellement,
qui de guerre lasse ne demande plus rien à personne.
Comment fait-il pour satisfaire ses besoins les plus naturels
? me direz-vous. J'attendais cette question mais j'avoue mon
impuissance à vous répondre, franchement je ne
sais pas et ne désire aucunement me renseigner, si vous
êtes vraiment curieux allez le voir, demandez-lui ce qu'il
en est, mais prenez la précaution de vous pincer le nez
en arrivant dans ses parages. Et profitez-en pour le piétiner,
il ne demande que ça, il aime qu'on s'occupe de lui.
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Alimenté frugalement par ladite charitable
dame, toujours couché sur le dur il a fini par fondre, une
flaque énorme a coulé par la porte d'entrée vers
les égouts, il est devenu léger comme une plume mais
tellement faible qu'il ne pouvait toujours pas bouger, alors je l'ai
mis dans un colis postal pour l'expédier en urgence à
l'hôpital où on l'a placé en réanimation.
Je me demande cependant s'il s'en sortira.
Cette douloureuse histoire montre à l'évidence que nous
sommes peu de chose, trop gros ou trop maigres, trop indifférents,
peu aimables, affreux buveurs d'eau. Désavantagés par
la nature, friables, frileux, perméables, éléphants
creux ou poussières infimes, nous grandissons puis dépérissons
et disparaissons.
"Peut-être, dit l'autre, mais il a quand même survécu
grâce aux nouilles de la voisine et tu as payé le timbre
à la poste ! Tout n'est pas si noir !
- Et à l'hôpital, dit l'autre, on l'a soigné très
professionnelle- ment sans garanties financières !"
Il y a donc quelque part quelque chose qui fonctionne,
semble-t-il.
Souhaitons simplement qu'il revienne à la
vie pour retourner chez lui dormir et manger, comme avant. C'est son
plaisir et c'est aussi le nôtre, nous aimons les gros qui fondent,
les obèses d'Amérique sont d'accord.
Alfonso Jimenez
La
NRM n°17 - automne 2006
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