Ce
qui s'entretient ici n'est pas une hiérarchie dont on descendrait
les degrés, de l'auteur Ponge* au
lecteur Derrida, à Farasse lecteur du lecteur, enfin à
nous-mêmes et aux autres lecteurs du lecteur du lecteur. Derrida
rappelle que pour Heidegger le "duel" entre un poète
et un penseur "ressemble à des parallèles : ils
sont l'un à côté de l'autre ; ce qu'accomplit l'un
est très différent de ce que fait l'autre et ne peut jamais
y être réduit". Cependant, ajoute Derrida, "ce
sont des parallèles qui doivent se croiser" en ce point
où a lieu la rencontre "entre deux signatures".
Ici trois (au moins, puisque vous et moi intervenons). Rencontre aussi
en chaque uvre, en chaque signature.
Ainsi
Gérard Farasse est à la fois professeur à l'Université
du Littoral-Côte d'Opale, directeur de la Revue des Sciences Humaines,
et écrivain, la lecture étant impliquée dans son
écriture et l'inverse puisqu'il a participé à l'édition
complète des uvres de Francis Ponge en Pléiade.
Quant à Jacques Derrida, directeur d'études à l'école
pratique des Hautes Etudes en sciences sociales et fondateur du Collège
international de Philosophie, il a renouvelé les lectures de
Platon, Rousseau, Lévi-Strauss, Levinas, Artaud, Marx, et de
nombreux autres poètes, philosophes, ethnologues, économistes,
etc., ces spécialités se croisant en chaque uvre,
y compris dans celle qu'interrogeait la conférence Signéponge,
prononcée dans le cadre du colloque de Cerisy en 1975, publiée
aux Etats-Unis en 1984 et en France en 1988, aujourd'hui complétée
par les réponses improvisées à des questions gardées
en réserve par Gérard Farasse.
Où
les parallèles se croisent, nous dit Derrida, l'une laisse dans
l'autre "une sorte d'entaille". Ainsi, quand le poète
rencontre la philosophie -ou quand le philosophe lisant le poète
y rencontre la philosophie- c'est pour excéder ses catégories.
La "mise en orbite" par Ponge de ses textes demande
selon Derrida "une autre théorie de la relativité
surveillée, restreinte ou généralisée",
qui permette de "rapporter les temps les uns aux autres"
et de "repenser le temps dont ces textes sont capables ou
le temps capable de ces textes". La catégorie philosophique
de l'essence est elle aussi excédée, ou du moins travaillée
(raffinée, distillée) par l'essence phénoménale
visée par Ponge, "l'essence d'un ceci : cette lessiveuse",
bien que l' "essence singulière" ait sa place
chez Aristote. Un passage par la méthode phénoménologique,
et par "l'essence en tant qu'elle m'apparaît",
serait selon Derrida indispensable à la compréhension
des essences pongiennes. Ne pourrait-on en dire autant des impressions
proustiennes ? Ce que tient Ponge avec son travail sur la Chiffa,
exemple choisi par Farasse pour le philosophe qui connaît ce lieu,
c'est, nous dit Derrida, "l'expérience qu'il a faite
de la chose même mais qu'il a faite lui-même, c'est l'impression
: il y a chez Mallarmé et chez d'autres, chez les peintres en
particulier, un discours sur le fait que ce qu'on peint, c'est sans
doute la chose même, mais d'abord l'impression que la chose même
fait sur nous, la phénoménalité du phénomène
de la chose même pour l'expérience". L'essai de
Michel Butor sur les "moments" (impressions, réminiscences)
de Marcel Proust, dont la Recherche représentait pour
Ponge "un sommet de la littérature d'art poétique",
pourrait être relu à travers cette phénoménologie
pongienne des essences, et cette remarque de Jacques Derrida : "
Il y a toujours ce mélange, chez Ponge, d'un intuitionisme et
d'une rhétorique ".
Le
sens n'est donc pas "inscrit dans les choses mêmes".
Ni dans les mots. "Le jeu étymologique est aussi inventif.
Il garde la langue en expansion". Même si, note (oralement)
Derrida au passage, ce que fait Ponge dément parfois ce qu'il
dit. La démarche pongienne diffère donc de la révélation
ontologique autant que de la recherche, par les surréalistes,
de "la belle image". Comme le dit Farasse, ils "la
trouvent et s'y arrêtent", et comme souvent au cours
de cet entretien, les interlocuteurs étant "en cheville",
Derrida acquiesce : "Un poème n'est pas un musée
d'images".
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Ses
métaphores, Ponge les utilise, les use dans un procès
qui pourrait rappeler l'exhibition par Marx du travail occulté
par les fétichismes de la marchandise et de la monnaie.
Le Derrida de Spectres de Marx rapprochait d'ailleurs la
Table parlante du Capital de celle de la pongienne Tentative
orale. La valeur n'est pas dans les images mais dans leur
usage, leur travail. "Elles auront beaucoup servi la chose
même".
L'entretien
qui nous déplace dans l'uvre pongienne en rebondissant
de clé à idiome, de "parole donnée"
à "loi de la chose", de métaphysique
du propre à mise en abyme, de mimésis à instance
éthique, nous déplace aussi par elle en une bibliothèque
en perpétuel mouvement. Derrida parle d'un "phallogallogocentrisme"
pongien. "Personne n'a à être pongien, sinon
Ponge lui-même", dit-il plus loin. Pas plus au
phallocentrisme qu'au gallocentrisme ou au logocentrisme n'est
tenu le lecteur que cette uvre ne cesse de décentrer.
"Je ne tirerais certainement pas, de ce que je partage
avec Ponge, les mêmes conclusions qu'il a pu, lui, en tirer,
dans sa vie privée et publique, dans sa morale ou dans
sa politique qui, au fond, ne m'intéressent pas tellement",
nous dit Jacques Derrida. Merci à Gérard Farasse
et à lui de multiplier les centres d'intérêt
du lecteur de Ponge, ou pour quitter le lexique de la spéculation
pour revenir à celui du travail, les points d'appui d'un
levier, "la chose même, à savoir l'autre",
qui "provoque à l'aphasie et au débordement
de l'aphasie".
FRANÇOIS
HUGLO
La NRM
n°16
- juin 2006
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