|
Séductrices
en robe rouge
Après la
disparition de son paternel coulé avec et par le Titanic, Peggy
Guggenheim se lance dans son aventure titanesque de fondation testamentaire.
En visite à Paris elle sollicite par l'intermédiaire de
Kahnweiler un rendez-vous avec Picasso qui la reçoit, quoiqu'il
en pense, mais dollars oblige. Vêtue d'une longue robe rouge au
décolleté renversant, elle pénètre dans l'atelier
munie de ses courbes et d'un puissant "
cher maître
" . Le dit maître qui passait pour un séducteur sans
égal lui réplique " vous devez faire erreur, le rayon
lingerie c'est au Bon Marché deuxième étage ".
Vlan fermez le ban. Miss Guggenheim pensait exercer la seule tyrannie
qui a résisté à tous les régimes politiques,
celle de la séductrice armée de sa faiblesse et du reste,
sur le mâle sûr de lui.
Et pourtant, malgré
Picasso, la robe rouge exerce sa fascination. Lorsque Sophia Loren descend
l'escalier, dans un nanar dont j'ai tout oublié y compris le titre,
sauf elle, j'avais douze ans, j'ai reculé devant cette vision et
cette perspective non euclidienne, comme lorsque enfant nous était
tendue une cuillerée d'huile de foie de morue. Sa vision ne s'avale
pas sans un hoquet et du coup on retarde le moment d'en parler. Dans le
cas précis, le hoquet étant tenace et prolongé, j'arrête
là mon propos sur Sophia Loren. C'est le même sentiment honteux
de l'enfant d'une grande famille a qui Edwarda demande, non sans perversité,
en refaisant le lit, si on se branle. Prononcer un seul mot, fut-il nnnnon
c'est accepter de sortir de cette fascination dans laquelle on se délecte.
La robe rouge nous
subjugue parce qu'elle est l'ultime de la femme, l'apothéose de
celles qui souhaitent exercer un pouvoir hypnotique sur les hommes. Toutes
celles qui cultivent l'art de persister dans l'erreur, le vice, la solitude
et le maquillage. N'importe quel psychanalyste, ou mieux, barman avisé
vous expliquerait que l'exercice d'un tel pouvoir n'a pour but que de
sauver leur jeunesse , la seule chose qui vaille pour elles, et elles
sont prêtes tout pour ça, sauf à devenir respectable.
La respectabilité serait un pire qui serait sûr. Peut-on
le leur reprocher ? Oui bien sûr, elles sont pareilles à
Flaubert qui n'aurait survécu à une faute d'impression.
L'impression, elles en savent, et le pouvoir et le danger. Sans trop dater
la chose, elles n'ignorent pas que Messaline fut dans ce domaine une femme
très en avance sur son temps, et sans connaître ses méthodes
, elles les perpétuent à l'instinct. Après tout,
elles sont persuadées qu'une nymphomane est une fashion victim
qui vole dans les magasins , c'est l'approximation fatale mais voulue
de la femme fatale.
Plus simplement,
pour piger la fascination qu'elles exercent, il convient de penser leur
contraire. Alfred Hitchcock s'y est employé. Le plus mauvais cinéaste
de l'histoire d'Hollywood n'a pas une seule femme en robe dans ses films
, il les utilise en tailleur, de ce point de vue, et en toute bonne foi,
il n'y a aucun suspense dans les films d'Hitchcock. Il est pourtant évident
que la femme en robe rouge oppose son opacité rigide à la
femme en tailleur supposée plus mystérieuse, compliquée
à souhait, plongée dans un quotidien complexe. L'inaccessibilité
de la femme en robe rouge suggère à contrario un monde peuplé
de femmes tordues, ténébreuses, rouleuses dans la farine,
dont les atouts tournent et mordent. La femme en tailleur ne prend pas
de risques, elle refuse ce statut de souveraineté irresponsable,
de papillon habité par la nuit : elle peut vivre dans la lumière
naturelle. Hitchcock n'a vraiment jamais rien compris. Il perpétue
son ego qui brille plus que le phare d'Ouessant sans oser ouvrir la fenêtre
qui donne sur le crime, la trahison, la lâcheté qu'une femme
en robe rouge incarne et assure. Dashiel Hammet savait, lui. Hitchcock
est incapable de percevoir ce qu'Hemingway ressentait devant sa nouvelle
conquête "
La volupté d'un éclat sorti
de l'ombre
", ce qui reste la plus belle définition
de Nico.
Un autre exemple
pour ceux qui persistent dans leur fanatisme fondamentaliste pro-Hitchcock
: John Casavettes, l'homme qui savait filmer les femmes à commencer
par la sienne, Gena Rowlands. Dans Gloria, il la fait courir en robe dans
tout New York. Pour accentuer sa féminité, il lui apprend
pendant trois semaines à courir comme un mec, lui fait casser un
talon de sa chaussure pour la faire boiter, lui fait coudre à même
la peau une robe sur mesure : elle est sublime. Résultat, vous
n'avez plus rien à dire. " On ne dira jamais assez le talent
de John et d'Ungaro sur ce coup là
" précise
Gena Rowlands à côté de qui les élans d'Eva
Marie Saint dans La Mort aux Trousses ont déjà le jauni
d'un quotidien de l'année passée. Le mouvement et l'allure
de Gena Rowlands, il n'y a guère que Nimier ou Blondin pour manier
les symboles avec une telle légèreté. Gloria esquive
les défis de la raison, le bon aloi, l'évidence du danger,
le malaise. C'est de l' art à l'état brut et pur. Au sortir
de cette vision, on éprouve quelques soulagements à pencher
sur l'autre versant, celui de la réalité. Dans le cas précis,
il prend la forme de la doublure soyeuse de l'étoffe de sa robe.
On en restera là.
Précision : Hemingway
s'attribuait des buffles, des lions, des espadons, des allemands, des
éléphants, des femmes et Nico. Ce qui est sûr est
qu'il a libéré la cave du Ritz en 44.
|