__

__

     

Sale carActère
  

   
   

Certains livres sont maléfiques. On regrette aussitôt de les avoir achetés. Il a suffi d'en lire quelques lignes : elles oppressent. On commence par les reléguer dans le coin le plus éloigné de la bibliothèque, derrière d'autres volumes, pour ne plus les voir. Malgré ce stratagème, il continue à en émaner un ténébreux rayonnement. Mais, par superstition, on ne les jette pas. On choisit de les abandonner, sur un banc, dans un jardin public. On pense avec un certain malaise à ceux qui en hériteront.

À quoi tient la malignité de ces ouvrages? À leur contenu qui, ayant pénétré comme par effraction dans l'esprit, y bourdonne à jamais, à la façon de ces cauchemars qui vous hantent des jours durant ? Sans doute. À moins que ce ne soit à la présence de certains caractères qu'un œil exercé reconnaît à leur trouble empreinte. Le A majuscule, en particulier : c'est une mouche importune qui se frotte les mains, tout à son affaire. On voudrait la chasser, mais elle ne s'envole pas.

Car il arrive au typographe de manquer d'une lettre qu'il a utilisée trop souvent pour composer sa page. Il est contraint d'avoir recours à un plomb à demi effacé par trop d'usage. À l'aide d'une aiguille, il en ravive l'œil, et au moment de l'impression, donne un léger coup de marteau au cul du caractère, afin que l'encre imprègne le feuillet.

Sa main est allée puiser dans le cassetin où sont relégués en vrac les plombs usés ou défectueux, plombs fantômes qui bénéficient d'un sursis, et qui attendent là, en souffrance, qu'on fasse appel à eux et les ramène à la vie.

Ce cassetin se nomme le cassetin au diable.

GérArd FArAsse
La NRM n° 16 (juin 2006)

 
__

 

______________________