Reliquaire

 

1

     Il tient absolument à me faire admirer son exemplaire de Madame Bovary. Et pas n'importe lequel ! Une rareté, une merveille, un vrai bijou : l'édition originale, celle qui est parue en 1857, après le procès, chez Michel Lévy frères, libraires-éditeurs, sis au 2bis de la rue Vivienne. Il se précipite vers sa bibliothèque, saisit délicatement l'exemplaire, me l'apporte, l'ouvre avec mille et une précautions comme s'il s'agissait d'un des quatre exemplaires complets sur vélin conservés au monde de la Bible de Gutenberg dite à 42 lignes, et, lorsque je fais mine de le prendre en mains, s'écarte avec terreur comme si le diable en personne lui était apparu.
     Et le voilà qui commence à m'énumérer avec gourmandise les beautés de son exemplaire : "Voyez, me dit-il, en me le mettant sous le nez prudemment, on lit "espaces" à la page 22, ligne 1, alors qu'il faudrait "espacés" ; "demanda-t-elle", p. 145, ligne 24, alors que "se demanda-t-elle" s'impose ; le numéro de la page 67 est manquant ; les mots "cheveux" et "grosses" sont mal imprimés (p. 282, l. 2 et 3) ; quant à "Théodore" (p. 475, l. 20), mieux vaut n'en pas parler : il est méconnaissable. Le clou, c'est la dédicace que Flaubert a ajoutée pour son défenseur : "À Marie-Antoine-Jules Senart, Membre du Barreau de Paris, Ex-Président de l'Assemblée Nationale et Ancien Ministre de l'Intérieur". La coquille est célèbre : il convenait d'écrire Senard avec un "d" final et non avec un "t". Le bénéfice de cette faute, pourtant, est d'introduire le mot "art" dans le patronyme de cet ardent défenseur des belles-lettres, - ce qu'il méritait bien."

     Profane en ces matières, je regarde, désappointé, cet exemplaire quelconque, tout à fait ordinaire, terne, un peu défraîchi (il a plus d'un siècle et demi) : quelle déception ! Rien, dans son aspect, qui puisse laisser deviner qu'on est en présence d'un chef-d'œuvre. Je m'efforce de faire bonne figure en ouvrant des yeux extatiques : je ne voudrais pas décevoir mon ami bibliomane qui a la bonté de m'accorder ce privilège.
     À vrai dire, ce n'est pas un livre qu'il tient entre les mains, je m'en rends bien compte, mais, tout palpitant, un corps de femme, Madame Bovary elle-même, peut-être ; et tous ces défauts qu'il énumère sont pour lui autant de perfections qui prouvent que c'est bien elle, en sa virginité originelle, telle que Charles l'a rencontrée pour la première fois. Pour cet amoureux d'Emma, chaque coquille est un grain de beauté. Et, sur chaque page, constellée parfois de tiquetures jaunâtres, il promène amoureusement ses doigts : il caresse une peau, il s'émerveille de ces taches de rousseur tout en regrettant que le visage d'Emma en soit dépourvu. Erreur de Flaubert, songe-t-il.


2

     Lorsque mourut Robert Proust, frère cadet de Marcel, sa veuve, Marthe, s'employa aussitôt à se débarrasser des meubles et des papiers que son mari avait conservés : la réputation suspecte de son beau-frère l'indisposait. Jacques Guérin, parfumeur bibliophile (ou bibliophile parfumeur), eut la bonne fortune de récupérer treize cahiers manuscrits de Proust, aujourd'hui à la Bibliothèque nationale de France, ainsi que le modeste lit aux barreaux de cuivre dans lequel il écrivit À la recherche du temps perdu, le bureau, la bibliothèque, le paravent à décor chinois, la canne et surtout la fameuse pelisse à col de loutre dans laquelle il s'emmitouflait ou dont il se servait en guise de couverture pour travailler au lit. Tous ces objets, rassemblés au musée Carnavalet, proposent une image de ce qu'a pu être sa chambre d'écriture, ce cocon de liège où, reclus, il préparait sa métamorphose.
     Quel lecteur de Proust n'a pas frémi en apprenant que le manteau avait été donné par Marthe à un brocanteur qui s'en enveloppait les jambes pour se défendre du froid lors de ses parties de pêche sur la Marne ? (Voilà qui aurait pu donner matière à un conte dans la manière de Maupassant.) Ils le rapprochent du manteau de Fortuny, " bleu sombre, admirable ", qu'Albertine jette sur ses épaules pour cacher sa robe de chambre afin d'accompagner le narrateur, qu'elle s'apprête à quitter, à Versailles, et cela un 14 Juillet : les fêtes publiques coïncident parfois, par ironie, avec les désastres intimes. Mais surtout ils se souviennent de la découverte par ce dernier, tandis qu'il contemple à la Galleria dell'Accademia de Venise un tableau de Carpaccio, Le Patriarche di Grado exorcisant un possédé, que ce manteau crépusculaire est porté par l'un des personnages de l'œuvre : "c'était dans ce tableau de Carpaccio que le génial fils de Venise [Fortuny] l'avait pris, c'est des épaules de ce compagnon de la Calza qu'il l'avait détaché pour le jeter sur celles de tant de Parisiennes, […] et, le manteau oublié m'ayant rendu pour le regarder les yeux et le cœur de celui qui allait ce soir-là partir à Versailles avec Albertine, précise-t-il, je fus envahi pendant quelques instants par un sentiment trouble et bientôt dissipé de désir et de mélancolie." Mélancolie qu'éprouve aussi tout amateur de Proust en songeant au pitoyable manteau de celui-ci, effiloché et mité, que le temps, avec son ordinaire et inexorable patience, finit d'user dans un cercueil de carton enfoui dans les profondeurs des réserves de Carnavalet. Peut-être Proust aurait-il préféré le savoir sur les genoux du brocanteur, au point du jour, lorsqu'une brume laiteuse et délétère s'élève du fleuve glacé. Je le crois.
     Céleste Albaret, sa fidèle gouvernante, pour remercier Jacques Guérin d'avoir sauvé ces précieuses reliques, lui offrit un exemplaire de l'édition originale de Du côté de chez Swann, avec la barre verticale séparant les lettres E et T du nom de l'éditeur, Bernard Grasset, mal imprimées de surcroît. "A Monsieur Jacques Guérin, a-t-elle griffonné à l'encre bleue, d'une écriture de vieillard, anguleuse et maladroite, en souvenir du grand Marcel Proust". Jacques Guérin a truffé cet exemplaire de trois documents montés sur deux feuillets ajoutés en tête du volume : une photographie en couleurs de Céleste prise le jour de la visite de celui-ci à Montfort-l'Amaury ainsi que deux notes succinctes de la main de Proust adressées à Céleste. Au bas de l'une d'entre elles est imprimé :

CE VOLUME A ÉTÉ RELIÉ
AVEC UN MORCEAU DU DESSUS DE LIT
DE MARCEL PROUST

     Et en effet, sait-on pourquoi ? Jacques Guérin avait conservé le couvre-lit de Marcel, un couvre-lit de satin bleu foncé imprégné sans doute encore de son parfum, assorti aux rideaux de sa chambre, qu'il confia au célèbre relieur Alix qui en recouvrit l'exemplaire, comme d'un manteau rappelant celui d'Albertine, ou encore celui de Proust. Entre ce livre habillé de satin d'alcôve, le manteau d'un bleu de fin d'amour qu'Albertine jette sur ses épaules, et la pauvre pelisse de Proust reléguée dans les sous-sols du musée Carnavalet, l'esprit se plaît à tisser des liens.
     L'exemplaire a été vendu par Jacques Guérin, peu avant sa mort, à Drouot, le 17 novembre 1998, pour entrer dans la collection de Pierre Leroy, qui s'en est ensuite défait, chez Sotheby's, à Paris, le mercredi 27 juin. Estimé valoir entre 20 000 et 30 000 euros, il a atteint la somme de 21 600 euros. On imagine la tension dans la salle, le bourdonnement des téléphones, la montée du désir, les mains rougeaudes du commis chargé de brandir l'exemplaire afin qu'il soit vu de tous, tandis que le commissaire-priseur lui demande d'ouvrir le livre sur la photo de Céleste tout étonnée, quoique souriante, de découvrir tous ces gens rassemblés pour son grand homme. Comme il se faisait des esclaves autrefois, Proust est vendu à l'encan : c'est à ce Proust aux outrages qu'on songe d'abord, avant de se rappeler les funérailles de Bergotte : "On l'enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n'était plus, le symbole de sa résurrection." Oui, mieux vaut se figurer Du côté de chez Swann ainsi, non comme une dépouille, mais comme un papillon ouvert prêt à prendre son vol. On imagine les signes de tête, dans la salle, à droite, à gauche, devant, tandis que les enchères montent, le silence qui devient palpable et le duel des deux derniers amateurs : on est à 20 000. 20 000 à droite ; 21 000 à gauche ; 21 500 de nouveau à droite. Mais c'est la gauche qui l'emportera en faisant tomber dans la balance quelques pièces : 100 euros. Adjugé ! Voilà Proust vendu : entre quelles mains dévotes ou mercantiles se trouve-t-il aujourd'hui, attendant la prochaine vente ? Dans quelle bibliothèque ? Dans quel coffre-fort ?

3

     Tous les lecteurs de Céline ont rêvé un jour de le consulter afin de le rencontrer dans l'exercice de sa profession. Peut-être même seraient-ils tombés malades - pas trop gravement - pour cette seule raison. Ils ont rêvé de se rendre à Meudon, de jeter un coup d'œil sur sa plaque, de remonter l'allée du jardinet, de gravir les marches du perron, de faire retentir la sonnette. Il serait venu leur ouvrir lui-même, l'air un peu égaré, le cheveu long, en bras de chemise. Mais il est mort depuis 1961.
     À défaut, ils auraient été susceptibles d'acquérir la plaque qui signale son cabinet, à supposer qu'ils aient assisté à la vente Piasa, les 11 et 12 avril 2002, à l'Hôtel Drouot, où elle était mise aux enchères pour le prix de 3 000 à 3 500 euros. C'est une plaque de cuivre gravée sobrement en caractères égyptiens, où peut se lire cette inscription laconique :

Dr L. F. DESTOUCHES
DE LA FACULTÉ DE MÉDECINE DE PARIS
DE 14H À 16H
SAUF VENDREDI

     Céline eût pu préciser "lauréat", puisqu'il avait obtenu une médaille de bronze pour sa thèse publiée à compte d'auteur à Rennes en 1924, à raison de 120 exemplaires, La vie et l'œuvre de Philippe Ignace Semmelweis. (Qu'est devenue cette médaille ?) Il eût pu surtout élargir le créneau horaire de sa consultation : deux petites heures seulement, ainsi qu'une porte à peine entrebâillée, placées au moment de la sieste, voilà qui n'était guère propice à lui attirer beaucoup de patients. Cette plaque semble davantage destinée à les dissuader qu'à les inviter. C'est qu'il avait bien autre chose à faire, Céline, on s'en doute, que de griffonner des ordonnances. Au reste, il semble qu'il n'ait fait graver cette plaque qu'à seule fin de pouvoir s'inscrire à l'Ordre des médecins pour bénéficier de sa retraite.
     Objet bien singulier dans une vente de livres et de manuscrits, que celle-ci, encore qu'il s'agisse d'une inscription. À telle enseigne que les auteurs du catalogue de plus de deux cents pages, bien conscients de ses vertus de réclame, l'ont jugée digne de figurer en quatrième de couverture. Ce n'est bien sûr pas celle que Céline évoque dans le Voyage au bout de la nuit : "Les gens du quartier, y écrit-il, sont venus la regarder ma plaque, soupçonneux. Ils ont même été demander au Commissariat de Police si j'étais bien un vrai médecin. Oui, qu'on leur a répondu. Il a déposé son Diplôme, c'en est un." Il est permis de supposer que des voisins malveillants de Meudon sont aussi allés s'enquérir de l'authenticité de son titre. Quant à moi, je regardais la plaque de Céline et je me demandais ce qu'il pouvait bien faire de ses vendredis.
     Elle est l'objet d'une notice, au numéro 313 du catalogue :
     "[Louis-Ferdinand CÉLINE]. PLAQUE de cuivre gravée ; 20 x 30 cm. 3.000/3.500
     LA PLAQUE PROFESSIONNELLE DU DOCTEUR DESTOUCHES À MEUDON.

     C'est à l'automne 1951 que Céline s'installa à Meudon, 25ter route des Gardes. En septembre 1953, il s'inscrit à l'Ordre des médecins de Seine-et-Oise et ouvre son cabinet médical dans son pavillon.
      Cette plaque était fixée sur un poteau métallique au bas du jardin (comme en témoigne une photographie de Céline dans son jardin vers 1955), et ainsi rédigée : [suit une photographie de la plaque].
     Elle fut recueillie par un ami de Céline, André BRISSAUD, après l'incendie du pavillon de Meudon du 16 mai 1968. André Brissaud avait enregistré en mars 1959 pour la télévision française une interview de Céline qui fut interdite par la censure ; il fréquentait régulièrement l'écrivain à Meudon avec son ami Marcel Aymé."
     L'emploi du verbe "recueillir" témoigne que cette plaque a quitté le domaine des objets d'usage pour entrer dans celui des reliques, tout de même que son prix, relativement élevé, bien que ces dernières soient inestimables. L'acheteur et le commissaire-priseur ont-t-ils eu conscience de se livrer au péché de simonie que l'Église si sévèrement condamne ? On imagine qu'André Brissaud l'a conservée sur le dessus de marbre jaspé de sa cheminée, là où trône ce qui est l'objet d'une particulière dévotion, entre un bronze coûteux figurant l'une des neuf muses, posé sur un fin napperon de dentelle jaunie, et d'anciennes photographies de famille, jaunies elles aussi, dont les personnages, jour après jour, reculent dans les lointains du temps pour finir par s'y engloutir. Je le vois embuant de son haleine le cuivre un peu verdi pour lustrer la plaque du revers de sa manche afin de lui restituer tout son éclat ou promenant rêveusement des doigts aveugles sur les cicatrices des lettres gravées.
     On apprend aussi, dans ce catalogue, que Céline, médecin au dispensaire municipal de Clichy de la rue Fanny, travaille également, à partir de juin 1931, pour les laboratoires pharmaceutiques Cantin sis à Palaiseau, que dirige René Arnold, comme il travaille, au reste, pour les laboratoires Gallier. Il met au point deux médicaments, l'un contre la toux - comprimés et gouttes Nican -, l'autre contre l'insomnie, le Somnothyril.
     Et il s'occupe très activement de les promouvoir en rédigeant des prospectus publicitaires et des articles à destination des médecins auxquels il rend aussi visite pour les persuader de leur efficacité. À son directeur, René Arnold, il explique que si "les gouttes sont partout connues, le Somno presque pas" et qu'il conviendrait de rendre sa publicité plus attractive : "il faudrait, conseille-t-il, aviver un peu notre présentation. La littérature est trop sévère, trop condensée et compacte, mal lisible. Il m'a semblé que la formule de Gallier pour la Basedowine, beaucoup plus frivole et chatoyante était beaucoup mieux retenue. […] Les médecins sont assez las de ces conversations physio-thérapeutiques sérieuses ou pseudo-sérieuses. […] Ils préfèrent s'amuser. La femme rouge de Gallier les amuse franchement. Peut-être pourrions-nous songer à quelque chose d'analogue." (n° 249) On rêve de rencontrer cette femme rouge si amusante, à la poursuite de laquelle je me suis mis, sans succès jusqu'à présent. Le Docteur Destouches, il est permis de le supposer parce qu'il les aimait, pense peut-être faire figurer sur l'étiquette et l'emballage de son médicament, une aérienne danseuse, saisie en plein envol, à moins qu'il ne la préfère endormie, les yeux clos, ses cheveux répandus, puisqu'il s'agit d'un somnifère. Le rouge, à l'évidence trop tonique, ne convient pas, mais une robe d'un profond bleu nuit, oui, pourquoi pas ? Les femmes bleu nuit ont aussi leur charme.
     On ne s'étonnera pas que le Docteur ait éprouvé bien du mal avec les intellectuels. "L'insomnie légère ou tenace des intellectuels, l'insomnie essentielle, constate-t-il, ne se présente pas tout à fait comme celle des autres sujets, des "manuels" par exemple. Le plus souvent les intellectuels semblent prendre un certain goût pervers pour leur insomnie, il entre dans leur cas une forte participation de masochisme, de narcissisme… et pour tout dire de littérature consciente ou inconsciente. Ils finissent par n'aimer point qu'on leur reprenne leur insomnie. Ils veulent bien la soigner, certes, mais ils ne veulent pas tout à fait guérir. D'ailleurs, en général, et moins que tout autre, l'intellectuel ne veut perdre la moindre chose de ce qui est lui-même, de sa chère signature, son nom chéri, de sa merveilleuse personnalité, et même son affreuse insomnie !" (n° 253) Cette analyse psychologique du Docteur Destouches date de l'année où Céline publie de son côté le Voyage au bout de la nuit Quand l'écrivain s'emploie à réveiller, le médecin se préoccupe d'endormir. C'est ce dernier, sans doute, qui a pris la plume cette fois-ci pour exprimer son dégoût des intellectuels. Quant à Céline, il n'est pas affligé de pareille complexion perverse. De Copenhague, en 1947, il réclame à Madame Arnold des tubes de Somno. : "C'est le corps et la tête qui n'ont pas résisté. Je n'ai plus de sommeil - plus du tout", lui confie-t-il. (n° 272) Un médecin adoptant pour remède la potion qu'il a fabriquée, quelle meilleure assurance de sa qualité serait-on susceptible de trouver, surtout si, du coup, comme on le lui souhaite en dépit de ses préventions à l'égard des intellectuels, il en guérit ?
     En 1951, Céline ne songe plus à la publicité, il veut se faire oublier, en particulier de ces derniers. D'où sa modeste plaque. Mais il songe parfois à la danseuse bleue qu'il aurait aimé voir figurer sur son médicament, le Somno, comme il l'appelle familièrement, en allégorie aérienne de la consolation.

Gérard Farasse
La NRM  n°30 - Été 2012


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