Profane en ces
matières, je regarde, désappointé, cet exemplaire
quelconque, tout à fait ordinaire, terne, un peu défraîchi
(il a plus d'un siècle et demi) : quelle déception !
Rien, dans son aspect, qui puisse laisser deviner qu'on est en présence
d'un chef-d'uvre. Je m'efforce de faire bonne figure en ouvrant
des yeux extatiques : je ne voudrais pas décevoir mon ami bibliomane
qui a la bonté de m'accorder ce privilège.
À vrai dire, ce n'est pas un
livre qu'il tient entre les mains, je m'en rends bien compte, mais,
tout palpitant, un corps de femme, Madame Bovary elle-même,
peut-être ; et tous ces défauts qu'il énumère
sont pour lui autant de perfections qui prouvent que c'est bien elle,
en sa virginité originelle, telle que Charles l'a rencontrée
pour la première fois. Pour cet amoureux d'Emma, chaque coquille
est un grain de beauté. Et, sur chaque page, constellée
parfois de tiquetures jaunâtres, il promène amoureusement
ses doigts : il caresse une peau, il s'émerveille de ces taches
de rousseur tout en regrettant que le visage d'Emma en soit dépourvu.
Erreur de Flaubert, songe-t-il.
2
Lorsque
mourut Robert Proust, frère cadet de Marcel, sa veuve, Marthe,
s'employa aussitôt à se débarrasser des meubles
et des papiers que son mari avait conservés : la réputation
suspecte de son beau-frère l'indisposait. Jacques Guérin,
parfumeur bibliophile (ou bibliophile parfumeur), eut la bonne fortune
de récupérer treize cahiers manuscrits de Proust, aujourd'hui
à la Bibliothèque nationale de France, ainsi que le
modeste lit aux barreaux de cuivre dans lequel il écrivit À
la recherche du temps perdu, le bureau, la bibliothèque,
le paravent à décor chinois, la canne et surtout la
fameuse pelisse à col de loutre dans laquelle il s'emmitouflait
ou dont il se servait en guise de couverture pour travailler au lit.
Tous ces objets, rassemblés au musée Carnavalet, proposent
une image de ce qu'a pu être sa chambre d'écriture, ce
cocon de liège où, reclus, il préparait sa métamorphose.
Quel lecteur de Proust n'a pas frémi
en apprenant que le manteau avait été donné par
Marthe à un brocanteur qui s'en enveloppait les jambes pour
se défendre du froid lors de ses parties de pêche sur
la Marne ? (Voilà qui aurait pu donner matière à
un conte dans la manière de Maupassant.) Ils le rapprochent
du manteau de Fortuny, " bleu sombre, admirable ", qu'Albertine
jette sur ses épaules pour cacher sa robe de chambre afin d'accompagner
le narrateur, qu'elle s'apprête à quitter, à Versailles,
et cela un 14 Juillet : les fêtes publiques coïncident
parfois, par ironie, avec les désastres intimes. Mais surtout
ils se souviennent de la découverte par ce dernier, tandis
qu'il contemple à la Galleria dell'Accademia de Venise un tableau
de Carpaccio, Le Patriarche di Grado exorcisant un possédé,
que ce manteau crépusculaire est porté par l'un des
personnages de l'uvre : "c'était dans ce tableau
de Carpaccio que le génial fils de Venise [Fortuny] l'avait
pris, c'est des épaules de ce compagnon de la Calza qu'il
l'avait détaché pour le jeter sur celles de tant de
Parisiennes, [
] et, le manteau oublié m'ayant rendu pour
le regarder les yeux et le cur de celui qui allait ce soir-là
partir à Versailles avec Albertine, précise-t-il, je
fus envahi pendant quelques instants par un sentiment trouble et bientôt
dissipé de désir et de mélancolie." Mélancolie
qu'éprouve aussi tout amateur de Proust en songeant au pitoyable
manteau de celui-ci, effiloché et mité, que le temps,
avec son ordinaire et inexorable patience, finit d'user dans un cercueil
de carton enfoui dans les profondeurs des réserves de Carnavalet.
Peut-être Proust aurait-il préféré le savoir
sur les genoux du brocanteur, au point du jour, lorsqu'une brume laiteuse
et délétère s'élève du fleuve glacé.
Je le crois.
Céleste Albaret, sa fidèle
gouvernante, pour remercier Jacques Guérin d'avoir sauvé
ces précieuses reliques, lui offrit un exemplaire de l'édition
originale de Du côté de chez Swann, avec la barre
verticale séparant les lettres E et T du nom de l'éditeur,
Bernard Grasset, mal imprimées de surcroît. "A Monsieur
Jacques Guérin, a-t-elle griffonné à l'encre
bleue, d'une écriture de vieillard, anguleuse et maladroite,
en souvenir du grand Marcel Proust". Jacques Guérin a
truffé cet exemplaire de trois documents montés sur
deux feuillets ajoutés en tête du volume : une photographie
en couleurs de Céleste prise le jour de la visite de celui-ci
à Montfort-l'Amaury ainsi que deux notes succinctes de la main
de Proust adressées à Céleste. Au bas de l'une
d'entre elles est imprimé :
CE VOLUME
A ÉTÉ RELIÉ
AVEC UN MORCEAU DU DESSUS DE LIT
DE MARCEL PROUST
Et
en effet, sait-on pourquoi ? Jacques Guérin avait conservé
le couvre-lit de Marcel, un couvre-lit de satin bleu foncé
imprégné sans doute encore de son parfum, assorti aux
rideaux de sa chambre, qu'il confia au célèbre relieur
Alix qui en recouvrit l'exemplaire, comme d'un manteau rappelant celui
d'Albertine, ou encore celui de Proust. Entre ce livre habillé
de satin d'alcôve, le manteau d'un bleu de fin d'amour qu'Albertine
jette sur ses épaules, et la pauvre pelisse de Proust reléguée
dans les sous-sols du musée Carnavalet, l'esprit se plaît
à tisser des liens.
L'exemplaire a été vendu
par Jacques Guérin, peu avant sa mort, à Drouot, le
17 novembre 1998, pour entrer dans la collection de Pierre Leroy,
qui s'en est ensuite défait, chez Sotheby's, à Paris,
le mercredi 27 juin. Estimé valoir entre 20 000 et 30 000
euros, il a atteint la somme de 21 600 euros. On imagine la tension
dans la salle, le bourdonnement des téléphones, la montée
du désir, les mains rougeaudes du commis chargé de brandir
l'exemplaire afin qu'il soit vu de tous, tandis que le commissaire-priseur
lui demande d'ouvrir le livre sur la photo de Céleste tout
étonnée, quoique souriante, de découvrir tous
ces gens rassemblés pour son grand homme. Comme il se faisait
des esclaves autrefois, Proust est vendu à l'encan : c'est
à ce Proust aux outrages qu'on songe d'abord, avant de se rappeler
les funérailles de Bergotte : "On l'enterra, mais toute
la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses
livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges
aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n'était
plus, le symbole de sa résurrection." Oui, mieux vaut
se figurer Du côté de chez Swann ainsi, non comme
une dépouille, mais comme un papillon ouvert prêt à
prendre son vol. On imagine les signes de tête, dans la salle,
à droite, à gauche, devant, tandis que les enchères
montent, le silence qui devient palpable et le duel des deux derniers
amateurs : on est à 20 000. 20 000 à droite ; 21 000
à gauche ; 21 500 de nouveau à droite. Mais c'est la
gauche qui l'emportera en faisant tomber dans la balance quelques
pièces : 100 euros. Adjugé ! Voilà Proust vendu
: entre quelles mains dévotes ou mercantiles se trouve-t-il
aujourd'hui, attendant la prochaine vente ? Dans quelle bibliothèque
? Dans quel coffre-fort ?
3
Tous
les lecteurs de Céline ont rêvé un jour de le
consulter afin de le rencontrer dans l'exercice de sa profession.
Peut-être même seraient-ils tombés malades - pas
trop gravement - pour cette seule raison. Ils ont rêvé
de se rendre à Meudon, de jeter un coup d'il sur sa plaque,
de remonter l'allée du jardinet, de gravir les marches du perron,
de faire retentir la sonnette. Il serait venu leur ouvrir lui-même,
l'air un peu égaré, le cheveu long, en bras de chemise.
Mais il est mort depuis 1961.
À défaut, ils auraient
été susceptibles d'acquérir la plaque qui signale
son cabinet, à supposer qu'ils aient assisté à
la vente Piasa, les 11 et 12 avril 2002, à l'Hôtel Drouot,
où elle était mise aux enchères pour le prix
de 3 000 à 3 500 euros. C'est une plaque de cuivre gravée
sobrement en caractères égyptiens, où peut se
lire cette inscription laconique :
Dr L. F. DESTOUCHES
DE LA FACULTÉ DE MÉDECINE DE PARIS
DE 14H À 16H
SAUF VENDREDI
Céline
eût pu préciser "lauréat", puisqu'il
avait obtenu une médaille de bronze pour sa thèse publiée
à compte d'auteur à Rennes en 1924, à raison
de 120 exemplaires, La vie et l'uvre de Philippe Ignace Semmelweis.
(Qu'est devenue cette médaille ?) Il eût pu surtout élargir
le créneau horaire de sa consultation : deux petites heures
seulement, ainsi qu'une porte à peine entrebâillée,
placées au moment de la sieste, voilà qui n'était
guère propice à lui attirer beaucoup de patients. Cette
plaque semble davantage destinée à les dissuader qu'à
les inviter. C'est qu'il avait bien autre chose à faire, Céline,
on s'en doute, que de griffonner des ordonnances. Au reste, il semble
qu'il n'ait fait graver cette plaque qu'à seule fin de pouvoir
s'inscrire à l'Ordre des médecins pour bénéficier
de sa retraite.
Objet bien singulier dans une vente
de livres et de manuscrits, que celle-ci, encore qu'il s'agisse d'une
inscription. À telle enseigne que les auteurs du catalogue
de plus de deux cents pages, bien conscients de ses vertus de réclame,
l'ont jugée digne de figurer en quatrième de couverture.
Ce n'est bien sûr pas celle que Céline évoque
dans le Voyage au bout de la nuit : "Les gens du quartier, y
écrit-il, sont venus la regarder ma plaque, soupçonneux.
Ils ont même été demander au Commissariat de Police
si j'étais bien un vrai médecin. Oui, qu'on leur a répondu.
Il a déposé son Diplôme, c'en est un." Il
est permis de supposer que des voisins malveillants de Meudon sont
aussi allés s'enquérir de l'authenticité de son
titre. Quant à moi, je regardais la plaque de Céline
et je me demandais ce qu'il pouvait bien faire de ses vendredis.
Elle est l'objet d'une notice, au numéro
313 du catalogue :
"[Louis-Ferdinand CÉLINE].
PLAQUE de cuivre gravée ; 20 x 30 cm. 3.000/3.500
LA PLAQUE PROFESSIONNELLE DU DOCTEUR
DESTOUCHES À MEUDON.
C'est à l'automne 1951 que Céline
s'installa à Meudon, 25ter route des Gardes. En septembre 1953,
il s'inscrit à l'Ordre des médecins de Seine-et-Oise
et ouvre son cabinet médical dans son pavillon.
Cette plaque était fixée
sur un poteau métallique au bas du jardin (comme en témoigne
une photographie de Céline dans son jardin vers 1955), et ainsi
rédigée : [suit une photographie de la plaque].
Elle fut recueillie par un ami de Céline,
André BRISSAUD, après l'incendie du pavillon de Meudon
du 16 mai 1968. André Brissaud avait enregistré en mars
1959 pour la télévision française une interview
de Céline qui fut interdite par la censure ; il fréquentait
régulièrement l'écrivain à Meudon avec
son ami Marcel Aymé."
L'emploi du verbe "recueillir"
témoigne que cette plaque a quitté le domaine des objets
d'usage pour entrer dans celui des reliques, tout de même que
son prix, relativement élevé, bien que ces dernières
soient inestimables. L'acheteur et le commissaire-priseur ont-t-ils
eu conscience de se livrer au péché de simonie que l'Église
si sévèrement condamne ? On imagine qu'André
Brissaud l'a conservée sur le dessus de marbre jaspé
de sa cheminée, là où trône ce qui est
l'objet d'une particulière dévotion, entre un bronze
coûteux figurant l'une des neuf muses, posé sur un fin
napperon de dentelle jaunie, et d'anciennes photographies de famille,
jaunies elles aussi, dont les personnages, jour après jour,
reculent dans les lointains du temps pour finir par s'y engloutir.
Je le vois embuant de son haleine le cuivre un peu verdi pour lustrer
la plaque du revers de sa manche afin de lui restituer tout son éclat
ou promenant rêveusement des doigts aveugles sur les cicatrices
des lettres gravées.
On apprend aussi, dans ce catalogue,
que Céline, médecin au dispensaire municipal de Clichy
de la rue Fanny, travaille également, à partir de juin
1931, pour les laboratoires pharmaceutiques Cantin sis à Palaiseau,
que dirige René Arnold, comme il travaille, au reste, pour
les laboratoires Gallier. Il met au point deux médicaments,
l'un contre la toux - comprimés et gouttes Nican -,
l'autre contre l'insomnie, le Somnothyril.
Et il s'occupe très activement
de les promouvoir en rédigeant des prospectus publicitaires
et des articles à destination des médecins auxquels
il rend aussi visite pour les persuader de leur efficacité.
À son directeur, René Arnold, il explique que si "les
gouttes sont partout connues, le Somno presque pas" et
qu'il conviendrait de rendre sa publicité plus attractive :
"il faudrait, conseille-t-il, aviver un peu notre présentation.
La littérature est trop sévère, trop condensée
et compacte, mal lisible. Il m'a semblé que la formule de Gallier
pour la Basedowine, beaucoup plus frivole et chatoyante était
beaucoup mieux retenue. [
] Les médecins sont assez las
de ces conversations physio-thérapeutiques sérieuses
ou pseudo-sérieuses. [
] Ils préfèrent s'amuser.
La femme rouge de Gallier les amuse franchement. Peut-être pourrions-nous
songer à quelque chose d'analogue." (n° 249) On rêve
de rencontrer cette femme rouge si amusante, à la poursuite
de laquelle je me suis mis, sans succès jusqu'à présent.
Le Docteur Destouches, il est permis de le supposer parce qu'il les
aimait, pense peut-être faire figurer sur l'étiquette
et l'emballage de son médicament, une aérienne danseuse,
saisie en plein envol, à moins qu'il ne la préfère
endormie, les yeux clos, ses cheveux répandus, puisqu'il s'agit
d'un somnifère. Le rouge, à l'évidence trop tonique,
ne convient pas, mais une robe d'un profond bleu nuit, oui, pourquoi
pas ? Les femmes bleu nuit ont aussi leur charme.
On ne s'étonnera pas que le Docteur
ait éprouvé bien du mal avec les intellectuels. "L'insomnie
légère ou tenace des intellectuels, l'insomnie essentielle,
constate-t-il, ne se présente pas tout à fait comme
celle des autres sujets, des "manuels" par exemple. Le plus
souvent les intellectuels semblent prendre un certain goût pervers
pour leur insomnie, il entre dans leur cas une forte participation
de masochisme, de narcissisme
et pour tout dire de littérature
consciente ou inconsciente. Ils finissent par n'aimer point qu'on
leur reprenne leur insomnie. Ils veulent bien la soigner, certes,
mais ils ne veulent pas tout à fait guérir. D'ailleurs,
en général, et moins que tout autre, l'intellectuel
ne veut perdre la moindre chose de ce qui est lui-même, de sa
chère signature, son nom chéri, de sa merveilleuse personnalité,
et même son affreuse insomnie !" (n° 253) Cette analyse
psychologique du Docteur Destouches date de l'année où
Céline publie de son côté le Voyage au bout
de la nuit Quand l'écrivain s'emploie à réveiller,
le médecin se préoccupe d'endormir. C'est ce dernier,
sans doute, qui a pris la plume cette fois-ci pour exprimer son dégoût
des intellectuels. Quant à Céline, il n'est pas affligé
de pareille complexion perverse. De Copenhague, en 1947, il réclame
à Madame Arnold des tubes de Somno. : "C'est le
corps et la tête qui n'ont pas résisté. Je n'ai
plus de sommeil - plus du tout", lui confie-t-il. (n° 272)
Un médecin adoptant pour remède la potion qu'il a fabriquée,
quelle meilleure assurance de sa qualité serait-on susceptible
de trouver, surtout si, du coup, comme on le lui souhaite en dépit
de ses préventions à l'égard des intellectuels,
il en guérit ?
En 1951, Céline ne songe plus
à la publicité, il veut se faire oublier, en particulier
de ces derniers. D'où sa modeste plaque. Mais il songe parfois
à la danseuse bleue qu'il aurait aimé voir figurer sur
son médicament, le Somno, comme il l'appelle familièrement,
en allégorie aérienne de la consolation.