Contrées
Vers
la béance azurée
Les Mers perdues, de François Schuiten et Jacques
Abeille
|
|
"À
l'origine, il y a un roman", un roman qui a une histoire
compliquée, "maudite", dit Jacques Abeille,
"presque une légende noire", et, incontournables
"happy few" d'une nouvelle eau, une poignée
de lecteurs passionnés, de "passeurs"
fascinés "qui se transmettent le livre comme
un mythe, ou un rituel". Il est ici question, bien
entendu, du fabuleux récit intitulé Les
Jardins Statuaires, rêverie poétique,
en fait, initialement parue chez Flammarion en 1982, qui
nous donne le droit de nous interroger sur le sens exact
que l'écrivain bordelais, issu en droite ligne
du surréalisme, donne au mot roman. Or de
ce livre, "un jour, François Schuiten (
)
a eu un exemplaire entre les mains". En quelques
mots, sur le ton de la confidence lâchée
comme à regret, dans les dernières pages
des Mers Perdues, tout est dit, et le reste aussi,
de cette complicité, en particulier, teintée
d'intimité, de l'ampleur des "correspondances",
comme le souligne l'éditeur, des similitudes, qui
ne pouvaient que rapprocher l'auteur du Cycle des Contrées
du dessinateur de ceux des Cités Obscures
ou des Terres Creuses. Et, de fait, comment ne
pas voir à quel point cette relation privilégiée
entre les deux artistes éclaire celle qui lie les
deux principaux protagonistes humains de leur opus commun.
|
Récit
intemporel d'une expédition montée par un mystérieux
commanditaire dont nous ignorerons tout, l'ouvrage commence
comme un roman épistolaire, ce qui permet à l'auteur
de graduer la narration et justifie le fait que le narrateur
ignore ce qui va suivre, mais se terminera en journal intime.
Les lettres ainsi livrées à notre curiosité
dans un premier temps sont censées être adressées
à un tout aussi mystérieux correspondant et sont
rédigées parallèlement à une série
de comptes rendus destinés au bailleur de fond, compte
rendus dont nous n'avons pour notre part que le reflet, en quelque
sorte, sous la forme de planches et d'esquisses. Le groupe lancé
à la recherche des légendaires Mers Perdues,
une "équipée" qui n'a peut-être
"pas d'autre fin que celle par chacun assignée à
sa propre démarche", est constitué de quatre
personnages aux motivations contradictoires, dont aucun ne "connaît
le but de l'aventure", des individus non dépourvus
de qualités mais faisant plus ou moins figure de marginaux,
de "rêveurs malchanceux", dans
la société dont ils sont issus. Sont ainsi réunis,
sans que leurs noms, détails insignifiants, soient jamais
mentionnés, un guide, homme d'action "enveloppé
de la vacuité d'une insoutenable nostalgie" d'une
autre époque, individu primaire qui disparaîtra
rapidement, "acculé à la mort par le sentiment
vertigineux de la vanité de l'entreprise", une géologue,
"de la race des savants instinctifs qui ne méprisent
nullement l'imagination", une
"contemplative" qui "ne parle pas seulement d'énergies
mécaniques mais de puissances vivantes, comme si à
ses yeux le monde minéral était de chair",
un dessinateur en quête d'une "qualité de
vision", homme ayant "reçu une formation académique
dans une école des Beaux Arts" ou
plus exactement une "initiation car il est manifeste que
s'est ouvert en lui ce lieu de la pensée où les
cristallisations du songe épousent la pure rigueur des
mathématiques" et enfin
un écrivain, le narrateur, choisi, selon lui, "parce
que (son) écriture ne risquait pas de contrarier les
dessins", recruté en
tout état de cause pour rédiger "à
la main" le récit du voyage, ce qui trahit au passage,
de la part de l'employeur inconnu, "une volonté
singulière, insolite, d'en passer par des procédures
artisanales que l'on qualifierait volontiers d'incertaines",
mortelles à l'image des
civilisations. À propos du dessinateur, son plus proche
compagnon, au contact duquel il "découvr(e) que
dessiner ne consist(e) pas seulement à capter d'un il
preste les jeux incessants et fugaces de l'ombre et de la lumière
mais à saisir aussi l'entrelacement du plein et du vide
que révèlent dans les choses mêmes les valeurs
claires ou obscures", le narrateur,
qui réalise quant à lui au fil de son travail,
esquissant ainsi une véritable théorie de l'art,
que "les mots sont faits pour libérer notre perception
et que la rhétorique n'a pas pour fin l'harmonie verbale
mais le jaillissement d'une langue incantatoire qui émane
de la beauté sous-jacente des choses et d'une tension
vers leur image", confie : "Sans que je puisse distinguer
s'il s'agissait d'une vertu exceptionnelle ou d'une menaçante
fêlure de l'âme, il m'apparaissait que la vocation
de cet artiste se fondait peut-être sur une incoercible
perception de l'absence". À
ces quatre personnages principaux viennent s'ajouter quelques
"Hulains", "petits hommes vifs et farouches appartenant
à une peuplade quasi-mythique", parents
lointains des éleveurs de statues des Jardins, mais aussi
habiles métallurgistes, comme
tels craints et méprisés, et de surcroit doués
de l'art de disparaître entre les pierres, à la
manière des serpents ou des représentants des
premiers peuples prompts à se fondre dans le contexte
- par ailleurs "refoulés hors de toute mémoire
humaine dans l'irrémédiable désert de l'oubli".Il
convient en outre d'inscrire parmi les protagonistes de cette
histoire, un environnement le plus souvent désertique
qui a tout du "paysage intérieur" cher
aux surréalistes et théorisé notamment
par l'écrivain britannique J.G.Ballard, "paysage
de pierraille grise et de dunes ternes où l'eau était
rare et toute trace d'humanité abolie", semblable
du reste à celui qu'on pourrait contempler, fait observer
avec beaucoup de perspicacité notre "plumitif",
si "une guerre apocalyptique avait dévasté
ce monde désormais silencieux". Au
cours de leur progression, les explorateurs découvrent
un site industriel abandonné d'une "ampleur et (d'une)
complexité" dépassant tout ce qu'ils ont
pu connaître auparavant, relevant, selon la géologue,
d'un "délire technicien fonctionnant en circuit
fermé" et figurant,
selon le narrateur, "les ruines de notre propre futur",
découverte qui s'apparente à la première
étape d'un glissement progressif vers un autre monde,
un au-delà dont les contours restent encore parfaitement
indistincts. Puis leur périple les mène au pied
d'une étrange tour sculptée dans la masse mais
semblable à "quelque monstrueux gastéropode".Après
une violente tempête de sable illustrant les "désordres
environnants" et qui provoque un "obscur enfouissement"
à caractère initiatique, nos voyageurs parviennent
aux abords d'une ville murée dont des statues représentant
des géants de pierre, qui éveillent chez les Hulains
une "terreur sacrée", barrent
toutes les issues. Ces "monstres", aux visages marqués
par une "expression douloureuse", "surgis du
sol en arborescences anthropomorphes" sous
l'effet de poussées profondes, plus formidables encore
que ceux du désert, pullulent dans la cité dont
"ils ont broyé sous leur poids la plupart des édifices",
ce qui laisse l'impression qu'une
"catastrophe" s'est "abattue sur le site"
- et ces images ne peuvent pas
ne pas faire penser à certains passages des Jardins
Statuaires. Et pour cause,
puisque Les Mers Perdues viennent apporter quelques
nouvelles touches au tableau brossé précédemment
par Jacques Abeille. Interrogés
par leurs compagnons de route, les Hulains expliquent que selon
leurs légendes, ces géants jaillis du sol, "esprits
de la terre bienveillants", et
pour eux ils le sont forcément, "parés des
détails anatomiques hérités du rêve",
de "particularités (
) signifia(nt) l'alliance
des hommes et du reste de la nature", faisaient
jadis l'objet d'un culte "abandonné du fait de la
folie" de ces derniers, ce
qui entraina leur dessiccation et leur effondrement, voire leur
destruction. Quelques anciens adeptes des antiques croyances,
poursuivent les légendes, "parvinrent à échapper
à la folie de ce désir de mort et partirent vers
l'Occident, emportant avec eux des semences des esprits de la
terre que leurs connaissances secrètes leur avaient permis
de sélectionner", sans
jamais parvenir toutefois, le pacte ayant été
rompu, "à réveiller sur leur nouveau territoire
les forces obscures et chaudes de la terre" - ce
qui ne manquera pas d'éveiller l'attention des promeneurs
des Contrées, surtout lorsqu'ils remarqueront un peu
plus loin que notre épistolier a le sentiment "d'être
entré dans le monde des légendes" et de s'y
être "avancé au point de contempler leurs
sources"
Après
la défection de la géologue, dépositaire
d'une connaissance rationnelle mais "ébranlée
dans ses certitudes scientifiques" et partie s'abîmer
dans "l'univers légendaire des Hulains", selon
le narrateur, celui-ci et son complice dessinateur, poursuivant
leur périple, tombent sur une nouvelle statue, représentant
un ours, cette fois, et percée de galeries qu'ils explorent,
persuadés de parcourir "un organisme vivant"
dont ils sont "en quelque sorte les parasites". Et
leur vient, comme au lecteur conscient des limites de la civilisation
matérialiste et technicienne dans laquelle il vit, comme
au Hulain, qui n'en est peut-être que le double et fait
observer qu' "en imposant en creux les marques de leurs
méfaits sur le paysage qui les entoure, les hommes, depuis
des temps fort reculés, se sont assurés que perdurerait
la honte qui est le vrai chemin de la barbarie", l'horrible
soupçon que la démarche des foreurs de galeries
ayant perdu le sens de ce "moment où l'esprit ne
se distinguait pas de la matière" rompt "de
la manière la plus brutale avec l'ancienne alliance pour
inventer une idée nouvelle de la liberté, fondée
sur la violence et le mépris" - à
nouveau le pacte brisé. Ainsi nos deux personnages vont-ils
toujours de l'avant, de mer en mer vers la mer ultime à
moins qu'il ne s'agisse toujours de la même tant les repères
géographiques sont illisibles ou peu fiables - "les
mers perdues, la dénomination même signifiait
une diversité dans un élément muable où
nulle frontière nette ne pouvait s'inscrire ni aucune
ligne de partage se laisser discerner ; les mers perdues n'étaient
peut-être ainsi qualifiées que dans leur pouvoir
d'égarement" - à
travers des parages semés de statues féminines,
plus grandes et plus belles, pleines de noblesse, de charme
et d'élégance mais pour la plupart mutilées
et, à ce titre, les fascinant "douloureusement",
parfois félines et tachetées, parfois marquées
du signe du divin, selon les "terroirs" dont
elles s'arrachent, les deux compères et leurs guides
progressent vers le lieu même de l'origine des mythes,
celui également, semble-t'il, "où avait commencé
la folie des hommes", ce lieu
où l'on ne peut en définitive parvenir que seul
avec soi-même après avoir capté la "charge
émotionnelle secrète des choses". Et
au bord de la dernière des mers perdues, sur la "côte
des tempêtes", après avoir réalisé
que l'édifice qu'ils contemplent "n'a (
) d'autre
fin que de stabiliser le sol en écrasant la croissance
de la statue géante" qui
pousse en dessous, les deux hommes finissent par découvrir
ce qui depuis le début courrait en filigrane, "l'existence
d'un conflit dont les hommes avaient pris l'initiative"
pour empêcher le surgissement
des statues dont la dernière rencontrée est ophidienne,
manifestation de la "dimension panique des puissances chtoniennes"
- ce qui nous renvoie pour le coup
à la question de l'origine de la folie destructrice dont
il est si souvent question, surtout lorsque l'on comprend que
les Hulains sont les véritables commanditaires de l'expédition
destinée à permettre, en fait, la transmission
des arcanes et du souvenir en présomption de "promesse
de réconciliation" comme
l'écrit Corinne Desportes ! "Une telle aventure",
note le chroniqueur au moment d'interrompre définitivement
son journal écrit pour mémoire, au
moment où l'auteur achève ce conte philosophique,
"peut-elle avoir une fin ?" - et
de fait, ayant résolu, selon ses propres termes, la dernière
énigme, il ne lui reste plus, frêle silhouette
dans la nébulosité du rêve, qu'à
s'engager sur le pont métaphoriquement inachevé
qui s'offre à lui pour aller se perdre dans la "béance
azurée du lointain", la mère ultime ?
Patrick
Lepetit
La NRM n°
28 - Automne 2011
|
Le
Cycle des contrées
de Jacques Abeille.
-
Les
Mers perdues (dessins de François Schuiten),
éditions Attila 2010 (25€)
-
Les
Jardins statuaires (couvert et rabats de François
Schuiten), éd. Attila 2010 (24€)
-
Les
Barbares (couverture de François Schuiten,
carte des contrées par Pauline Berneron), éd.
Attila 2011 (25€)
-
La
Barbarie (couverture et illustrations de François
Schuiten), éd. Attila 2011 (15€)
Voir
également sur Internet : Chronique sur Le blog de Kalev
|
|