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Un
jour de l'automne 1982, sur la table des dernières parutions
présentées par la librairie que je fréquentais, un grand
livre blanc : Les Jardins
Statuaires. Je pensais que ce serait un beau livre,
je n'attendais pas cet enchantement stupéfait qui accompagne
une révélation.Ce livre repoussait l'horizon, il ouvrait
un espace où se levaient tant d'images, où résonnaient tant
d'émotions, tant d'énergie que j'en sortis changée et, d'une
certaine manière, réconfortée. Du chaos agressif, dérisoire
et désespéré de notre époque surgissait une voix différente,
à la fois neuve et éternelle, venue nous rappeler à ce que
nous sommes. Loin des néons et de l'argent bruyant des villes,
au lieu des bonheurs minuscules et solidement matériels
que vénère notre temps, contre la rage et le sordide s'élevait
soudain une protestation, et avec elle la preuve que
la beauté n'est pas à jamais perdue. A la fois rêverie poétique,
roman d'aventure, étude de murs et conte philosophique,
Les Jardins Statuaires échappe aux classifications
littéraires habituelles.Il est le récit d'un voyageur qui
entre un jour dans une contrée où les hommes cultivent les
statues. Suivant son parcours dans ces terres sans ville,
constituées de domaines fermés sur leur culture complexe et minutieuse, le lecteur découvre peu à peu
les coutumes qui règlent la vie des domaines, les échanges,
les mariages. Il verra naître et grandir les statues, s'affirmer
leur sujet, leur style et, en certains domaines, se déchaîner
leur incontrôlable et meurtrière folie. Le voyageur, observateur
modeste et réservé au début du récit, est bientôt pris dans
l'histoire en marche de la contrée. Il devient alors acteur
du drame et le roman, jusque là sage rêverie poétique rigoureusement
construite, se métamorphose en roman d'amour et d'aventure
pour s'achever sur des préparatifs de guerre et de destruction.
Le cycle des Contrées était ouvert. Ses grands
ouvrages (dont le deuxième volume est Le
Veilleur du Jour tandis que deux autres sont
en préparation), ses ramifications - récits
d'explorations ou de voyages, études
ethnographiques ou légendes - seraient désormais
pour moi autant de rendez-vous précieux.
Chaque fois
la même émotion me saisit, immédiate car en
quelques mots le décor est planté, le mystère
sensible : "Je vis de grands champs
d'hiver couverts d'oiseaux morts. Leurs ailes
raidies traçaient à l'infini d'indéchiffrables
sillons. Ce fut la nuit. J'étais entré dans la
province des jardins statuaires. Il n'y a pas de
ville ici, seulement des routes larges et austères,
bordées de hauts murs que surplombent encore des
frondaison noires." (1)
En quel temps sommes-nous ? Autrefois peut-être,
dans un ailleurs où se joue devant nous la tragédie
des grands effondrements. Aujourd'hui peut-être,
dans nos villes froissées, nos terres sans
emploi, nos enchantements perdus. Demain ?
Quand nos cités, nos villages,
nos forêts dévastées ne seront que vestiges dispersés
parmi les sables, dans cette "nuit sans
bords en plein jour noyant les sons" (2)
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Longtemps nous avons pensé que
l'avenir serait meilleur, que nous le construisions.
Nous ne le croyons plus guère et la plupart d'entre
nous se résigne et se courbe, appelant liberté
la norme où l'on doit se tenir. Le monde imaginaire
de Jacques Abeille est une révolte contre cette fatalité.
De quel grand feu, de quel argile nous sommes
nous éloignés ? Quels liens se sont défaits, quels
pactes se sont rompus pour nous laisser ainsi
désenchantés et passifs ? Les explorateurs des
contrées ne cessent de chercher le secret
; leurs enquêtes sont un combat contre l'ignorance
et l'oubli, leurs minutieux relevés la recherche
des défaillances qui mènent à la destruction les
civilisations les plus solides ou recensent au
contraire les éléments épars d'une sagesse perdue.
Car
au commencement était l'alliance, équilibre
sacré des violences nécessaires dont
peuvent témoigner par exemple les loups,
car nous ne sommes pas dans un univers mièvre
ou seulement naïf : "Ici, dans
le hameau, nous n'avons pas peur des
loups. Nous ne les craignons ni ne les
chassons. Nous jugeons légitime et
propitiatoire la dîme qu'ils prélèvent
sur le bétail. Les loups ne tuent que ce
qu'ils mangent et mangent peu."
(6) L'injustice, le mépris,
la convoitise, la violence inutile, en
somme toute profanation rompt l'alliance
et préparent le terrain des anéantissements.
C'est
cette question de l'alliance qui, d'une
certaine manière, se trouve même au cur
des écrits érotiques
de Jacques Abeille où les situations les
plus débridées ou les plus inquiétantes,
les excès auxquels se livrent les
protagonistes sont toujours le
surgissement d'un instant de grâce, bien
loin de toute idée d'avilissement. |
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Serait-il question de morale ? Peut-être, mais une
morale inattendue, subversive et surtout d'une rare insolence.
Car s'il a lu tous les livres et parfaitement entendu que
tout est dit et rebattu, Jacques Abeille préfère quand même
reprendre tout à zéro, comme si de rien n'était. Il interroge
le rêve et parcourt 'imaginaire à la recherche de vérités oubliées ou perdues,
mais peut aussi jouer à renverser nos certitudes les mieux
établies : "Tout se passe chez nous comme s'il était
une fois pour toutes convenu que le langage articulé doit
être ensemble la source de la pensée et, de manière encore
plus lointaine et comme par une manière d'abâtardissement,
celle de l'écriture. Il se trouve que sur ce point les populations
du désert - les enfants d'Inilo - ne partagent en aucune façon
notre représentation." (2) Ils croient, eux, qu'au commencement
était l'image et que c'est elle qui organise peu à peu le
langage au départ inarticulé. L'hypothèse n'est ni gratuite
ni accessoire : elle s'inscrit dans les débats les plus récents
de la psychanalyse ou de la linguistique et laisse pressentir
la possibilité d'une autre représentation de l'homme. Tout pourrait
donc être vu, compris, interprété bien autrement que nous
ne le faisons. Les civilisations imaginées par Jacques Abeille
indiquent d'autres voies où le sens des choses, pour être
vrai doit être parfois multiple, affaire fort sérieuse qui
n'empêche pas parfois de s'amuser un peu : "Le même
signe peut donc infléchir d'un coup toute la lecture d'un
texte et la même inscription peut être reçue comme l'évocation
d'une partie de pêche dans des conditions difficiles ou comme
rappelant que nous sommes tous issus de la nuit de la femme."
(2)
Car il s'agit toujours de suggérer, d'esquisser
autre chose, de relancer l'imagination. On
attendrait en vain la fresque autoritaire et
univoque qui rassure les esprits paresseux : dans
cet univers de rêveries et de légendes, pas de
vertu qui ne trébuche ou de coupable définitif,
pas de héros sans faiblesse : "Tout ce
que mon seigneur m'a enseigné de l'art des
guerriers et qu'en sa présence je n'avais su qu'ébaucher
habite désormais ma main, mon ventre et mes
reins. Ainsi suis-je devenu un maître d'armes
itinérant. Mais je suis un homme sans ressource.
Je n'ai jamais su trouver le deuxième lieu de ma
force." (3) La faute serait plutôt de ne pas
voir l'envers des choses et d'accepter ces
renoncements, ces consensus de passivité qui
font le lit du mal.: "C'était facile
pour ces gens-là de nous tenir pour criminels et
responsables de tous les malheurs et de
l'obsolescence des vieilles lois ; pour eux, nous
n'avions jamais cessé d'être des criminels.
Leur pauvreté d'âme nous atterra." (4)
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Si ces voyages, ces explorations, ces aventures,
ces récits produisent du sens et même de multiples sens, ils
constituent d'abord un foisonnement de sensations, principalement
visuelles, car les images, plutôt que les idées gouvernent
la narration, définissent le lieu d'un appel. Ce monde imaginaire
donne à voir plutôt qu'à savoir : "C'est le vide
de toute part qui tâche et joue à se circonvenir et creuse
lentement les lignes de la main de la terre. Les réseaux se
nouent, se superposent, s'effacent. Les signes pullulent.
Il faut que le regard s'abîme." (1) Jacques Abeille, qui est
aussi peintre, laisse aller sa fascination des formes et des
couleurs, des textures. S'il peint parfois à partir de macules c'est que l'appel secret de
résidus sans intention le sollicite et lui importe. Il met
son imagination à l'écoute de ce désir encore informulé, lui
obéit plutôt qu'il ne l'interprète. De cette sensibilité particulière
surgit quand il écrit un univers visuel, un espace. C'est
sans doute à cette manière que le lecteur doit d'être pris
à son tour dans cette fascination, entraîné dans une découverte
dont il gardera essentiellement et pour toujours, des images.
L'observation attentive ou la contemplation conduisent à voir
de l'indistinct se libérer des formes, comme le savent ces
" derniers venus " ainsi qu'ils se nomment eux-mêmes
qui, dans le paysage désertique où ils vivent, s'immobilisent
au-dessus des pierres affleurant le sol : "Là, ils
restent de longs moments, le front incliné, puis repartent
tandis que leur physionomie, en général peu expressive, reflète
la satisfaction d'un accomplissement." (3)
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La manière dont la rêverie s'élabore à partir
de l'image est évidemment très frappante quand
cette image, au lieu de sortir de son imagination
est proposée par quelqu'un d'autre. Les
personnages, les récits que font surgir les
dessins ou les collages sur lesquels il laisse
aller sa rêverie (ici les collages de Philippe
Lemaire) éclairent
assez bien sa démarche. Ce qu'il énonce apparaît
comme une sorte d'élucidation qui n'invente rien
hors de l'image sur laquelle elle prend appui,
s'en tenant à lui donner une origine, une
perspective et une dynamique. Le texte et l'image
se déploient alors dans une sorte de conjonction
nécessaire qui les lie et, si l'image et le récit
conservent leur autonomie au point de n'avoir par
besoin l'une de l'autre pour exister, leur
dialogue forme une sorte d'événement, toujours
saisissant de justesse, suspendu dans un moment
de grâce.
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On retrouvera dans sa poésie, qu'il dit " prose
plus ou moins brisée ", cette prééminence de l'image
à laquelle il revient de porter l'effusion au-delà d'un
récit maintenu comme en filigrane : "Les arbres
noirs du couchant / raturent ma mémoire / de branches qu'ils
arrachent à leur tronc / et leur sève grésille / sur la
grise écorce du temps" (5)
A l'intensité des images répond une langue
singulière et le ton si particulier des textes
de Jacques Abeille : il ne torture pas la langue,
ne brise pas les rythmes, les temps ni les
tournures. Il se tient au contraire dans un usage
rigoureux de la syntaxe classique qui, sous sa
plume, paraît moins un ensemble de règles
contraignantes qu'un système de possibilités
disponibles dont il use pour traduire la diversité
des impressions ou des faits qu'il relate. Ce qui
pourrait passer pour un respect docile est en
fait un moyen fort approprié de donner à son
monde imaginaire la couleur intemporelle qu'il
appelle puisqu'il s'agit toujours de revenir à
l'origine des croyances, des légendes, des
mythes. Cette écriture décape, sous l'usure, le
sens originel des mots, il s'agit d'être précis
et de servir au plus près le relevé des images,
des actes ou des sensations du narrateur. A cet
égard, pour classique qu'elle paraisse, cette écriture
appartient à la modernité : elle reste sobre et
unie, strictement fidèle au point de vue qu'elle
s'est, au départ, donné, sans facilité ni
complaisance. Que l'ajustement des mots soit un
enchantement parfait ne sert que l'évidence du
texte. |
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Bien
sûr ces civilisations perdues ou menacées, ces barbares, ces forestiers
silencieux, ces farouches cavalières et la Louvanne n'existent qu'au
fil des pages qu'il écrit. Et pourtant, chacun de ces récits libère
un bruissement qui ne cesse pas. Et si c'était ainsi ? Si, au fond,
ces histoires délivraient une vérité plus vraie que les réalités qui
nous cernent, nous contraignent et nous rivent ? Qu'aucun sens ne
soit jamais définitif, qu'il faille toujours remettre en question
ce que nous savons est un appel à l'insoumission. Que pourraient les
forces qui se dressent contre nous si elles ne devaient jamais plus
nous convaincre de leur légitimité, si toute violence, toute injustice
nous conduisait à tout repenser, à revenir aux origines pour recomposer
tout autrement ? "Nous ne nous transmettons que des légendes
qui nous réconcilient, entre nous et avec la terre, sans nous encombrer
de croyances ou de préventions." (6)
De livre en livre, Jacques Abeille élabore un monde
singulier, un gisement d'images et de légendes où court
la promesse des réconciliations : un monde imaginaire
qui pourrait bien constituer la terre originelle des
renaissances.
CORINNE
DESPORTES
La NRM
hors-série
n°4 - Février 2004
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(1) Les
jardins statuaires (2) L'écriture
du désert (3) Les
carnets de l'explorateur perdu (4) Les Lupercales
forestières (5) La source
et le loup (6) Louvanne.
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