Un demi siècle, ou peu s'en faut, après la mort de Marcel
Duchamp, sa démarche d'opiniâtre iconoclaste désormais
consacrée est devenue un mode de production efficace au point de
définir la sphère hégémonique de son action,
l'acte de peindre ne devrait plus être un art doté de tout
le rayonnement prestigieux qui adhère encore à ce mot. Peindre,
maintenant, est une objection discrète, assourdie, confidentielle,
où persiste l'obscur tremblement du désir.
De Pauline A.Berneron dira-t-on qu'elle est distante? Lointaine assurément,
exilée peut-être et de parole rare, étrangère
et, pour ainsi dire, différée. L'acte de peindre se produit
d'abord dans une impérieuse exigence de disponibilité qui
déjoue tout projet énonçable, tout sujet précellent,
en réponse au seul libre appel de la peinture.

Une
peinture de Pauline A.Berneron est un objet du désir. Entendons
par là, pour commencer, que, parmi bien d'autres, donc avec modestie,
c'est un objet désirable, sans doute, et aussi un champ, un réceptacle,
où se donne le désir. On va vers un tableau de Pauline A.Berneron
dans le désir de se l'approprier ou, bien mieux encore, dans le
désir de vivre avec dans le pressentiment qu'un tel objet excède
l'étroitesse de la possession. Si peut que l'on s'attarde sur un
tel tableau, on constate qu'il demande à être fréquenté
et, quelque séduction qu'il exerce au premier regard, ce n'est
qu'en s'attardant devant que dans un état de libre rêverie
on perçoit le remuement des formes qui l'engendrent.
Ainsi
que des rêves venus d'une nuit matricielle, il n'est pas
rare que la couleur émane d'un noir déposé
en nuées aussi veloutées que des traces de flamme
ou, au contraire, projeté en larges coups de griffe, voire
par des arrachages, qui l'extraient de la neutralité initiale
de la toile, pour faire avouer à cette dernière
ce qu'elle recèle. Comme dans un songe goethéen,
l'ombre n'est pas absence mais sursaturation de vibrations intimes
dont la brosse va délivrer la propagation hasardeuse. Dans
un petit format comme Source (acrylique
sur carton 55/43 cm. 2014)
on peut voir se dévoiler un commencement. Dans une mandorle
de nuit surgit, à peine ébauchée et déjà
éclatante, une figure féminine au sein de laquelle,
de toile en toile, va ensuite se diversifier la conquête
de la couleur.
Dès
leur premier engendrement les couleurs ne connaissent nul repos
(Émois
-
acrylique
sur carton 55/43 cm. 2014).
Un élan obscur les projette à la surface
de la toile où le peintre les accueille sans intention,
dans un état de disponibilité, de réceptivité
telle que la décision appartient aux contrastes.
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Le
noir passe au bleu nocturne (Nocturne
-
huile
sur toile 130/81 cm. 2014)
où les poussées d'une matière en expansion
engendrent des luisances, des dessins alluviaux. Or il s'agit avant
tout du dessein du tableau qui cherche à naître et
non d'un projet défini du peintre dont la tâche consiste
à servir ces efflorescences plutôt que de leur imposer
ses intensions. Si l'on peut encore discerner de grandes lignes
scarifiant la toile, verticalement selon l'épanouissement
des nuances ou obliquement selon leur épanchement, plus que
des tracés de composition, elles apparaissent comme les inscriptions
de gestes exigés par la couleur, en sorte que c'est le peintre
qui a dû composer avec ces injonctions et, pour ainsi dire,
obéir à leurs élans centrifuges.
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Ainsi le tableau est l'effet
d'une germination rayonnante dont l'éclat en toute part écarte
la grille linguistique et abolit toute vocation illustrative. Un
accès s'ouvre dans l'en-deçà des mots aux miroitement
de la lumière qu'anime l'ombre. Dans cette effraction dispensatrice
d'une lumière toujours plus intense, le non-fini, le renoncement
au trop léché ne découle pas d'une discipline
qu'il aurait fallu s'imposer pour mimer l'emportement d'effusions
déjà consommées, ils manifestent l'abandon
à une liberté qui ne saurait soumettre à la
réitération des gestes qui se cherchent encore sous
le vent porteur qui les soulève (Les
hautes herbes -
huile
sur toile 100/73 cm. 2014).
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Conjointes
et nébuleuses dans leur surgissement vif, les couleurs s'étreignent
plus qu'elles ne se confrontent et suscitent jusqu'à l'éclat
de la nacre la lumière à laquelle elles aspirent (La
chair convulsive -
huile
sur toile 80/80 cm. 2014).
Elles s'accomplissent dans des complaisances viscérales.
S'il arrive qu'une forme se définisse d'un cerne, ébauché,
ce dernier ne vient pas enclore une nuance, il émane d'un
frôlement dans l'échevelé retentissement d'une
étreinte montant jusqu'à la peau du tableau, rayonnant
au gré des forces qui la déploient et laissent flotter
à la surface ces émergences charnelles.
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Cela
étant, on ne saurait s'étonner de reconnaître,
dans une perception faseillante, à l'état naissant
les lieux du corps où se produit le passage de l'intérieur
à l'extérieur, pertuis et commissures, à commencer
par des yeux anxieux et pénombreux, assez fréquents,
à bien scruter ces toiles, poussés à la surface
comme pour la ponctuer d'ouvertures en réponse au regard
qui la parcourt. Non moins nombreuses sont les régions érotiques
dont l'efflorescence n'échappe à l'obscène
que par un enchevêtrement convulsif et pullulant.
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Ces formes-ci
surmontent le déchirement dont les menace leur déploiement
par leur contigüité exaspérée, l'intime
frôlement où se développe leur élan,
et par leur interpénétration, leur étreinte
où se noue leur intégrité native. Le creux
secret du corps féminin engendre la rencontre qui le comble.
(Cocon
-
huile
sur toile 81/60 cm. 2014).
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Ne
voir dans ces surfaces vibrantes de leur chatoiement que des représentations
dont le charme tout entier résiderait dans leur seule indécence
serait rester très en-deçà de l'émotion
éveillée par de telles visions. Ici, la chair promeut
au jour la pulsation de sa pleine présence. Chaque tableau
est irrigué par le lien magique qui unit l'image et le corps.
Cette
active et invisible correspondance nourrit la verticalité
de ses figures qui se diversifient dans le crépuscule de
leur surgissement
(Constellation
- acrylique sur carton 55/43 cm. 2014)
ou qui, nourrie de leur reflet, dansent sur l'aurore ondoyante de
leur dualité originelle (L'âge
de l'essor -
huile
sur toile 50/150 cm. 2014).
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Si
la peinture est inactuelle, de son obsolescence ne jaillit que plus
éclatante la puissance talismanique de l'acte de peindre.
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Jacques
Abeille
La NRM
n°38
- Printemps 2017
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