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Les livres de Raoul Vaneigem
nous arrivent à pas discrets. Ils ne veulent rien devoir au spectacle
« qui dévore tout, y compris sa contestation ». C'est au lecteur d'aller
vers eux et d'en tirer, « au gré de ses exigences personnelles, ce
qu'il estime utile à sa destinée ».
Pour qui les apprécie, l'année écoulée fut un excellent cru. La réédition
chez Seghers de lAdresse aux vivants sur la mort qui
les gouverne et lopportunité de sen défaire, devenue
introuvable, a été suivie par la publication de deux nouveaux essais :
Lère des créateurs, aux éditions Complexe et Pour
labolition de la société marchande pour une société vivante
chez Payot [1]. Ce dernier est une contribution
directe aux débats de notre société « saisie par la folie de l'argent
fou », où « le mécontentement est partout et les solutions nulle part
». Ce n'est pas d'hier que l'argent draine dans son sillage le sang,
la corruption et la violence. Il commande maintenant une politique
du chaos: « L'attentat de New York n'est qu'un épiphénomène de l'anéantissement
dont le capitalisme financier menace le monde entier ». Mais en même
temps que s'effondrent les piliers d'un monde gouverné par la mort,
apparaissent les prémisses d'une société humaine. Raoul Vaneigem nous
appelle à y être attentifs car ils constituent les fondements d'une
économie nouvelle débarrassée de la tyrannie de la marchandise, qui
pourra se développer à la condition que la lutte contre le despotisme
économique cesse de se situer sur le terrain de l'adversaire. « Les
opprimés ont toujours été vaincus par les armes qu'ils offraient aux
oppresseurs », rappelle Vaneigem, en soulignant qu'il existe un «
obscurantisme contestataire » qui reste tributaire des valeurs qu'il
prétend combattre. Il est donc nécessaire à ses yeux « de nous désengager
des combats douteux qui profitent à nos adversaires » et de fonder
l'aspiration à une terre de beauté et de fécondité sur « une alliance
entre l'intelligence sensible des individus et la recherche d'un bonheur
quotidien », une perspective largement développée dans son uvre
depuis le Traité de Savoir-vivre à l'usage des jeunes générations
[2].
A ceux qui lui font le reproche dutopie, il réplique que depuis
la Cité de Dieu et ses bûchers, les réformateurs de lhumanité
nont pas cessé de « se vautrer dans lutopie »,
sans jamais affirmer la gratuité de la vie face à une économie fondée
sur laccaparement et la prédation.
LEre des créateurs
porte le débat au cur de la relation entre l'individu
et la société. « Y a-t-il un homme qui ne se soit résolu,
à un moment ou à un autre, à construire sa vie selon ses aspirations,
en dépit des contrariés que lui opposait l'ordre millénaire
des choses ? » se demande Raoul Vaneigem, avant de constater
que la plupart se résignent et finissent par se ranger dans
un ordre fondé sur le renoncement. Malgré les contradictions
qui le minent, cet ordre reste porteur de sa reproduction,
car « la violence d'une société ne fait qu'exprimer la violence
que chacun s'inflige à soi-même en renonçant à vivre ». Cette
analyse fonde chez Vaneigem le refus de la violence, mais
l'amène aussi à souligner qu'il n'est guère satisfaisant de
renvoyer chacun à lui-même et à sa responsabilité dans ses
propres maux. Son choix de se placer « au cur des désirs,
au centre d'une volonté de vivre, seule capable d'identifier
l'existence à un passionnant labyrinthe » le conduit à énoncer
que la création de soi devient « l'alpha et l'oméga d'une
aventure humaine à laquelle je participe en gageant mon bonheur
sur le bonheur des autres. Etre heureux s'énonce au singulier
et se conjugue au pluriel ».
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La création de soi, cependant,
ne va pas de soi : des millénaires dexistences soumises
au travail, doppression des femmes, de pensée religieuse, ont
jeté sur elle un interdit qui est signifié dès lenfance. On
peut relire lhistoire des relations de la société avec ses individus
les plus créatifs au regard de cet interdit. « Ô Montaigne, Shakespeare,
Diderot, Stendhal, Hölderlin, James, Tchekhov, Kafka, Joyce, Lowry,
du moins ai-je deviné, jusque dans vos vicissitudes, la raison de
laffection que je vous porte », sécrie Vaneigem
Nous pourrions sans peine compléter avec lui la liste des écrivains
et des artistes qui nous touchent profondément parce que les conflits
dont rendent compte leur vie et leur uvre sont aussi les nôtres.
A lopposé du mythe de « lartiste maudit » quil
récuse, Vaneigem appelle à une création épurée de ce qui la change
en marchandise et en travail, une création tournée vers le désir de
saffiner en se recréant, car « toute création renvoie à
la création de soi ». La faculté de « redécouvrir nos potentialités
pour les exercer » nest pas réservée à quelques élus marqués
par la grâce. « Nous sommes tous des créateurs mais linterdiction
de créer, de construire notre vie quotidienne qui nous a été
signifiée depuis tant de siècles nous incite à négliger, renier,
mépriser une pratique à laquelle nous nous adonnons spontanément ».
On reconnaîtra dans son appel un air vivifiant dont le souffle ranime
les braises des grandes insurrections poétiques : « La création
de lhomme par lhomme est la seule violence capable de
briser linertie, la passivité, le fatalisme, la servitude volontaire
dont nous continuons darmer les tyrannies qui nous oppriment.
Telle est la poésie qui sera faite par tous et par chacun. »
Phil
Fax
La NRM n°5
- Mars 2003
[1] Il faut aussi mentionner, chez Rivages, LArt de ne croire
en rien suivi de Traité des trois imposteurs, deux brûlots
anti-religieux présentés par Raoul Vaneigem.
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