Edgar Morin
Ethique pour un monde incertain
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Nous vivons une époque inquiète où les repères intellectuels et moraux sont en crise. Sur fond de mondialisation, de fuite en avant technologique et d'affrontements planétaires entre des notions de "Bien" et de "Mal" qui semblent héritées de l'ère des Croisades, la barbarie montre à nouveau son visage. Le présent et l'avenir sont chargés de tensions et d'incertitude. L'humanité toute entière semble embarquée sur un navire qui fonce aveuglément dans le brouillard à l'image du Titanic, ce bijou de l'ère industrielle dont le naufrage pourrait bien être la métaphore des temps modernes. Les horreurs du XXème siècle ont mis à mal le mythe du Progrès, et l'échec des grandes idéologies de la fraternité - en premier lieu, le communisme - est lui-même devenu un élément de la crise de civilisation. Un mot de Rivarol pourrait situer l'enjeu de l'éthique aujourd'hui : "Le plus difficile en cette période troublée n'est pas de faire son devoir, mais de le connaître".
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Ethique est l'aboutissement de La méthode, ce projet de "méthode critique et méthode de totalité" destiné à nous aider à penser par nous-même qu'Edgar Morin tisse obstinément depuis la fin des années 70. Ce sixième et dernier volume de son uvre maîtresse reprend et systématise des idées déjà familières à ses lecteurs : le devoir a besoin d'un savoir ; faire son devoir n'est pas simple mais incertain et aléatoire, d'où la nécessité d'une éthique complexe alliant pensée de l'éthique et éthique de la pensée. Parce qu'il résume assez bien sa "méthode", en renvoyant au besoin à ses livres antérieurs, ce court volume de 240 pages complété par un "vocabulaire" qui explicite les concepts utilisés peut constituer une excellente introduction pour de nouveaux lecteurs. Au fil d'un parcours singulier qu'il qualifie d'"itinérance", Edgar Morin a pu s'enrichir de multiples apports qui vont d'Héraclite à Montaigne et Pascal, de Hegel aux dernières avancées de la recherche scientifique en passant par l'expérience du communisme et sa critique de gauche, la fréquentation du surréalisme et par ses propres travaux de sociologie contemporaine. S'il "provincialise" Marx, Morin fait sienne l'ambition de penser le réel dans sa totalité et dans son évolution, sans renoncer à la perspective de transformer le monde[1] . La pensée complexe intègre les notions de crise, de désordre et d'organisation, d'entropie, de hasard et d'incertitude Cette "pensée qui relie" rend la complexité du réel moins intimidante. Elle est aussi un remarquable outil pour l'intelligence en action. Elle peut éclairer l'action collective, dans le domaine politique, mais aussi la pensée et la vie quotidienne de chacun. Si la fonction de la philosophie est de nous aider à vivre et à percer un tant soit peu le mystère du monde, celle d'Edgar Morin joue pleinement ce rôle. Loin de toute vérité révélée, et dans une approche matérialiste qui intègre et renouvelle les meilleures traditions de l'humanisme, il nous propose les éléments d'un "savoir-penser", d'un "savoir-comprendre", mais aussi d'un "savoir-vivre" Sa méthode est un remarquable "jeu de clés" qui ouvre beaucoup de portes, mis à la portée de qui veut bien s'en saisir. Il n'y a chez lui ni pédantisme mandarinal, ni obscurité doctement entretenue. Au contraire, le lien avec le vécu, le souci pédagogique permanent, le sens de la formule et de l'exemple, sont chez Edgar Morin autant de passerelles avancées vers le lecteur afin de l'aider à élargir ses perspectives, et à monter par degrés vers une pensée qui englobe un champ toujours plus large, et relie des éléments que nous avons l'habitude d'aborder de façon séparée. L'acte moral, acte de reliance |
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Travailler à bien penser Notre époque produit de nombreuses dislocations et ruptures éthiques dans la relation entre l'individu et la société. Partout, la communauté traditionnelle est bousculée, et les anciennes valeurs sont délaissées. Spécialisations croissantes, cloisonnements bureaucratiques, dilution des responsabilités, relâchement des murs et de l'étreinte communautaire, entraînent un développement de l'individualisme et une crise des fondements de l'éthique. C'est désormais à chaque individu d'établir ses valeurs et ses finalités et de faire son choix au "self-service normatif". Dans ce contexte, les distinctions proposées par Edgar Morin entre le "mal-penser" et le "bien-penser" fournissent des repères précieux. Chacun reconnaîtra sans peine dans son catalogue du "mal-penser" (qui cloisonne, morcelle, tend à ignorer les contextes, perd l'essentiel pour l'urgent et oublie l'urgence de l'essentiel, etc.) des situations observées quotidiennement dans la vie sociale et professionnelle[2]. A l'inverse, le "travailler à bien-penser" relie, décloisonne, reconnaît la complexité humaine et se dote d'une méthode pour traiter les complexités La pensée complexe demande une ouverture et un apprentissage qu'Edgar Morin a longuement développé par ailleurs et dont on ne trouvera dans Ethique qu'un rappel[3] : "La morale et l'intelligence ont besoin de s'éclairer mutuellement" ; "La pensée complexe nourrit d'elle-même l'éthique. En reliant les connaissances, elle oriente vers la reliance entre humains. Son principe de non-séparation oriente vers la solidarité. Elle comporte la nécessité d'auto-connaissance par l'intégration de l'observateur dans son observation, le retour sur soi pour s'objectiver, se comprendre et se corriger, ce qui constitue à la fois un principe de pensée et un principe éthique " L'auto-éthique Un des constats sans cesse répété d'Edgar Morin est le suivant : "Nous sommes encore à la préhistoire de l'esprit humain". Cela signifie que "le problème principal, pour chaque individu, est celui de sa propre barbarie intérieure". Mais l'humanité souffre aussi "d'une immense carence introspective" (Carl Jung). Insistant sur cette question déjà abordée dans d'autres ouvrages[4] , Edgar Morin invite chacun à se donner les moyens de mener un travail sur lui-même grâce à "l'auto-éthique", "véritable culture psychique, plus difficile mais plus nécessaire que la culture physique". Malgré les découvertes de la psychanalyse et les progrès récents des sciences cognitives et des neuro-sciences, "le continent le moins scientifiquement exploré demeure l'esprit humain, et chaque esprit individuel demeure pour lui-même sa suprême ignorance".[5] Comme il l'a fait en énonçant les ornières les plus courantes du "mal-penser", Morin dénonce les pièges dans lesquels tombe facilement notre esprit, notamment la self-deception (le mensonge à soi-même), qui s'alimente si bien de la mémoire et de l'oubli sélectifs. À l'auto-examen, qui permet de s'objectiver, il estime nécessaire d'ajouter l'auto-critique comme antidote à la tendance naturelle à l'auto-justification, cette machine cérébrale à se légitimer qui fonctionne à plein dans la vie quotidienne et dans la vie publique et renvoie toujours sur les autres les causes de ses propres erreurs. Mais la culture psychique va plus loin que l'introspection, "effort vital mais que nul n'enseigne". Elle doit aussi permettre de mieux comprendre autrui, sans céder aux délires, hystéries ou emballements collectifs. Elle nous accoutume à ne pas céder à l'intimidation ("dire ce qu'on a à dire et non ce qu'il faut dire"). Elle nous exerce à nous reconnaître nous-mêmes, à dialoguer avec nos idées et à vivre avec elles, plutôt qu'à les laisser nous habiter. Elle permet de résister à la tentation de la "moraline", cette posture commode déjà dénoncée par Nietzsche qui consiste à transformer l'erreur d'autrui en faute morale et dispense le moralisateur de tout effort d'analyse et de réflexion. Enfin, elle vise à développer une éthique de la responsabilité et une éthique de l'honneur, pour vivre en cohérence avec ses propres valeurs et avec l'image que l'on se fait de soi. Comprendre l'incompréhension |
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L'art de la vie Si l'éthique de la compréhension est en quelque sorte, le minimum souhaitable pour améliorer les relations entre humains et rompre avec le cycle infernal des conflits et enfers quotidiens, l'éthique de reliance est beaucoup plus ambitieuse. Elle vise à atteindre un art de vivre dont l'énoncé, chez Morin, n'a rien de commun avec le contenu des magazines illustrés censés traiter de ce type de sujet. Les questions majeures de la vie sont posées : Comment éviter de perdre sa vie à la gagner ? Comment vivre sa vie ? Comment y donner toute sa place à l'amour ? Comment concilier raison et passion ? Comment vivre poétiquement, et non prosaïquement ? Qui s'est un jour demandé comment changer la vie, changer sa propre vie, s'est forcément posé ces "bonnes questions". S'il en donne une formulation théorique, la force des réponses qu'apporte Edgar Morin est aussi d'être enracinées dans un vécu dont témoignent plusieurs de ses livres, d'Autocritique à Amour, poésie, sagesse. Par fidélité à sa vocation littéraire initiale aussi bien que par conviction de la nécessité de l'introspection, Edgar Morin a conservé la pratique du journal dont ses éditeurs nous ont parfois permis de découvrir des tranches. Ce n'est pas la partie la moins captivante de son uvre. J'y ai souvent trouvé des éclairages un peu vifs, "bruts de décoffrage", mais révélateurs du cheminement de sa pensée et de la façon dont elle s'est inscrite dans sa propre vie.[6] L'éthique de reliance est pour lui comme une seconde adhésion au monde et à la vie : "Nous devons assumer le fait d'être là sans savoir pourquoi. Les sources d'angoisse existantes font que nous avons besoin d'amitié, amour et fraternité, qui sont les antidotes à l'angoisse". Or, "notre civilisation sépare plus qu'elle ne relie. Nous sommes en manque de reliance, et celle-ci est devenue un besoin vital". Ce besoin de reliance est d'abord un besoin d'amour, largement malmené à notre époque par la crise des valeurs familiales et conjugales[7] . Il exprime aussi la nécessité vitale pour le sujet humain d'être reconnu par un autre sujet humain, ce que Morin souligne en citant Hegel : "La conscience de soi atteint sa satisfaction seulement dans une autre conscience de soi". L'éthique de reliance n'apporte pas pour autant de solution miracle au problème de la vie : "L'art de vivre est un art de navigation difficile entre raison et passion, folie et sagesse, prose et poésie ( ) Vivre de prose n'est que survivre, vivre, c'est vivre poétiquement". L'amour est le plus haut degré de la vie poétique, de la reliance avec un autre être. "L'amour est poésie. Un amour naissant inonde le monde de poésie, un amour qui dure irrigue de poésie la vie quotidienne, la fin d'un amour nous rejette dans la prose". Mais l'amour, comme l'art de la vie, ne peuvent obéir à une règle établie une fois pour toutes. Ils sont affrontés à "la loi suprême de la vie : tout ce qui ne se régénère pas dégénère". Il est donc nécessaire de régénérer l'amour et l'art de la vie en faisant appel à une forme de sagesse qui met l'intelligence au service de la vie, dans un dialogue permanent entre l'affectif et le rationnel, entre la raison et la passion". Nous pouvons à la fois raisonner nos passions et passionner notre raison" écrit Edgar Morin. En ces temps où l'idée même de sagesse semble oubliée par la culture occidentale, il nous invite à la revisiter, à renouer avec ses racines dans la pensée antique notamment. Il nous invite aussi à en visiter une autre source, propre à chaque individu, qui est celle de son expérience. Celle-ci est trop souvent une bibliothèque sans lecteur. "Il faut constater une énorme déperdition de l'expérience dans tous les domaines", regrette Morin. "L'oubli est de plus en plus ravageur dans une civilisation braquée sur le présent". Chercher à comprendre l'expérience vécue, c'est aussi éviter de répéter les mêmes erreurs, les mêmes échecs. "La sagesse de la vie comporte l'incorporation en soi de son savoir et de son expérience", souligne Edgar Morin. Cependant, il ne cache pas que ses recommandations sur la voie d'une "sagesse de l'esprit" née de la compréhension et produisant de la compréhension ne sont pas des réponses suffisantes. "Les sages, de tous les temps, ont toujours dit la même chose, et les sots, c'est-à-dire l'immense majorité de tous les temps, ont toujours fait la même chose, savoir le contraire", observait déjà Shopenhauer dans les Douleurs du monde. Il est donc nécessaire de rechercher, dans les conditions contemporaines, les fondements d'une réforme de la vie, d'une amélioration de l'Homme. Mieux qu'une révolution, une métamorphose La dernière partie d'Ethique est consacrée au "mode éthique d'assumer le destin humain" qu'Edgar Morin désigne sous le nom "d'anthropo-éthique". Sa quête est celle d'un humanisme planétaire, porteur de l'universalisation du respect d'autrui et de la solidarité humaine. "Si l'éthique universaliste a perdu la croyance quasi providentielle dans un Progrès perçu comme loi de l'histoire humaine, elle doit garder l'idée de Lessing que l'humanité est améliorable, sans pour autant croire qu'elle va nécessairement s'améliorer". Rien n'est gagné ni perdu d'avance, nous sommes dans "l'aventure incertaine". Le pari du développement d'une éthique planétaire demande lucidité et stratégie. Là encore, l'engagement d'Edgar Morin en faveur d'une politique de l'homme ne s'est jamais démenti depuis son entrée en résistance pendant la seconde guerre mondiale (en 1943, avec le PC), et tout au long de sa vie[8]. Après avoir résumé les "neuf commandements" de ce qui pourrait constituer l'éthique d'une société-monde (et remarqué que du Dalaï-Lama à Nelson Mandela, les grandes personnalités éthiques de notre planète sont non-occidentales), il s'efforce d'identifier les voies régénératrices qui pourraient permettre à l'humanité de sortir de "l'âge de fer planétaire". Il ne s'agit plus seulement, comme l'avait voulu le surréalisme "premier mouvement anthropologique poétique-révolutionnaire qui ait posé en termes unifiants le problème des rapports entre tous les champs socialement séparés de la vie" d'allier le "tranformer le monde" de Marx et le "changer la vie" de Rimbaud. La perspective envisagée par Edgar Morin est bien plus ambitieuse : "Comment civiliser en profondeur ? Comment sortir de la préhistoire de l'esprit humain ? Comment sortir de notre barbarie civilisée ? Le problème profond et inéluctable est désormais celui d'une réforme de l'humanité qui régénérerait chacun des termes, donc l'ensemble de la relation individu/société/espèce, et qui par là même refoulerait les aspects les plus pervers, barbares et vicieux de l'être humain ( ). Les voies réformatrices suivies par le passé ont toutes failli, mais elles ont été suivies séparément, en s'excluant les unes les autres. Ne pourrait-on les suivre ensemble et les faire confluer ? Il faudrait nous efforcer de conjuguer, dans une même visée transformatrice, la réforme de la société (qui comporte la réforme de civilisation), la réforme de l'esprit (qui comporte la réforme de l'éducation)[9], la réforme de la vie, la réforme éthique". À ces quatre voies de réforme mutuellement nécessaires les unes aux autres, Edgar Morin ajoute le concours possible d'une science réformée, pour laquelle il a aussi contribué à tracer des pistes[10]. Dans un moment de l'histoire humaine où l'hypothèse d'une "régression généralisée après catastrophes nucléaires et déchaînement d'une barbarie à la Mad Max" n'est malheureusement pas impossible, l'enjeu est de pouvoir "sortir de l'Histoire par le haut" par la construction d'une société-monde. L'espérance éthique et politique est de conduire "plus et mieux qu'une révolution, une métamorphose".
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