Création-récréation

 

Octobre 2006
 

- BO n°149 (Juin 2006) Jacques ROUBAUD et Olivier SALON : Nouvelles sollicitudes "Ô bonheur, ô joie, ô fortune amie, le catalogue de la Bibliothèque Oulipienne vient de s'enrichir d'une nouveauté…" La BO 149, signée Jean Roubaud et Olivier Salon reprend une idée de Franc-Nohain, déjà utilisée par Serge Gainsbourg, mais jamais exploitée de façon systématique. En introduction à ces Nouvelles sollicitudes, les Professeurs Octavius J. Carley, de l'Université de Saint-Andrews à Lochgelly (Ecosse) et Icosus Labru, de l'Université Universelle (Paris) tentent la théorisation de cette forme poétique où le dernier vers, homophone d'un substantif concret, lance une interrogation sur une personne dont le nom n'est pas un nom connu.

    Ils sont des centaines de mille
Lecteurs de Nothomb ou d'Angot
Leurs romans, on en cause en ville
Dans Le Monde ou Le Figaro.
Mais qui lit Mandjaro ?
Génial, non ? Pas convaincu ?
    Le monde est beau, la vie est belle
Écarte ta mèche rebelle,
Ris, Bambelle !
  • La Bibliothèque Oulipienne n°149 Juin 2006 (6 €). www.oulipo.net
 
- Jacques CANUT : Ailes Dessins de Claudine GOUX. De recueil en recueil, Jacques Canut réinvente le poème court. On croit trouver des haïkaïs, mais on se prend les pieds dedans à vouloir les compter en cherchant à retrouver la forme classique de la poésie Japonaise (5-7-5). Le vers est libre et évoque le chat, la coccinelle ou l'araignée qui tisse ta toile devant la maison :
 
Une épeire glisse,
remonte le fil ténu
d'une écriture :
l'or d'une pépite
illumine la caverne
des pensées.

Les dessins de Claudine Goux viennent mêler leur charme à cet élégant recueil.

  • Jacques Canut 19 allées Lagar-racic 32000 Auch.
 

- Les Cahiers Chroniques A partir d'une collection de vieilles plaques photographiques, Anne Letoré et Christoph Bruneel ont demandé à des auteurs francophones ou néerlandophones d'écrire chacun un texte, regroupés à raison de quatre par cahier. Chacun des "Cahiers Chroniques" comporte donc 4 tirages photographiques et 4 textes de 4 auteurs différents et est dactylographié puis tiré à 22 exemplaires à partir d'un stencil sur papier registre. Au total, 16 cahiers dont 13 en français et 3 en néerlandais. La série s'arrête au numéro 16, par épuisement du stock de stencils et de papier. Citons parmi les auteurs publiés Jacques Jouet, Philippe G. Brahy (n°1, épuisé), Lucien Suel, Ian Monk, Jean-Michel Aubevert (n°2), Peter Arthur Caesens, Jacques Canut, Jean-Paul Gavard-Perret (n°3), José Vandenbroucke (n°4), Jacques Simonomis, Francis Duriez (n°5), Guy Ferdinande, (n°8), Gérard Cléry, Annie Wallois (n°9), Dan Ferdinande (n°15), Jacques Abeillle (n°16)... Liste complète et bon de commande auprès de L'Âne qui butine (anequibutineÂgmail.com - 38€ le cahier).

 

- Les Archives sonores du collectif 3-Werf Ce double album ne ressemble à aucun autre ! Premier vinyle de L'Âne qui butine, il porte la touche maison : disque d'artiste tiré à 300 exemplaires, pochette ornée d'un dessin original à l'encre de Christoph Bruneel, et contenu surprenant. Ces archives sonores se situent dans la lignée des expérimentations dadaïstes. "Ur-sonate", interprété a cappella par Christoph Bruneel et Peter Arthur Caesens est un "cut-up" sélectif d'un morceau de Kurt Schwiters. Un bel hommage à un des premiers maîtres du collage ! "Candelight pissing", un des sommets de l'album, est une déroutante improvisation de Peter Arthur Caesens au piano. "Horse", de José Vandenbroucke, repose sur l'enregistrement d'une écriture manuelle qui devient une émouvante source sonore lors de ses performances. Le second disque est entièrement consacré à un orage électro-acoustique provoqué par une "sound sculpture" de Christoph Bruneel et Peter Vendewiele. Il est recommandé d'écouter ce morceau TO PLAY LOUD ! dans une obscurité profonde. Il convient de mentionner que ce n'est pas la musique idéale pour danser, mais "on s'agace à cette recherche exagérée, urgente pourrait-on dire" (33€ le double 33T).

 

- Comme un terrier dans l'igloo… dans la dune n°86-87 : Y a-t-il un Fabre dans le script ? - n°88 : Anton Vladimir Volka : Le Papyrus amoureux. Tout semble opposer les auteurs présentés dans ces deux numéros de Comme un terrier dans l'igloo : Côté terrier, Jean-Daniel Fabre (1933-2004), poète un peu fêlé dévoré par l'esprit de vengeance qui ne s'est jamais pardonné d'avoir échoué dans la mission qui lui fut confiée de sauver le monde. Côté igloo, Anton Vladimir Volka, qui à 70 ans passés écrit son premier recueil, avoue douze passions (de Don Quichotte au champagne rosé) mais n'en chante qu'une seule : l'amour de Lara, les seins de Lara, la rose miraculeuse, l'ange-gardien retrouvé, l'amour vainqueur contre la mort… C'est avec beaucoup de lucidité et d'obstination que Comme un terrier dans l'igloo fait entendre des voix décalées, dissonantes parfois, mais dont chacune élève un chant ténu et unique dans l'immense chœur du monde. "Je suis là, j'existe…" C'est ce chant unique, renouvelé et multiplié à chaque fois qu'un homme ou une femme se met à écrire, qui fait de la littérature un objet si précieux.

 

- Décharge n°130 (Juin 2006) : Ce beau numéro de Décharge s'ouvre sur un hommage à Armand Olivennes (Guy Ferdinande, Lucien Wasselin), repris et complété sur le site de la revue Le dossier principal est consacré à Jacques Kober, poète surréaliste autour duquel Jean-Michel Robert a réuni nombre de contributions, que viennent compléter un entretien et des inédits. D'abord conçue comme une "revue papier", Décharge a été confrontée sur son site internet (hébergé par Lycos) au même problème d'envahissement publicitaire qui avait amené la NRM à changer de fournisseur. Décharge vient juste d'ouvrir un site rénové. Ne le manquez pas dans vos navigations !

 

- Diérèse n°33 Orées et regards (été 2006) : La réflexion de Daniel Martinez sur l'écriture comme mise en jeu du monde s'illustre ici par une impressionnante manifestation créatrice et critique. Poésies du monde, cahiers de poésie, récits, attraits, libres propos et notes de lecture se succèdent sur les 258 pages de Diérèse et livrent un panorama très complet de la poésie vivante d'aujourd'hui. Je n'en finirais pas de citer tout ce qui m'a accroché dans ce numéro, où sont présents Jacques Izoard, Michel Valprémy, Fabrice Marzuolo, Fadila Baha, Alain Jégou, Marc Tison, Daniel Martinez, Jean L'Anselme, Vincent Courtois, Jacques Lucchesi, Michel Perdrial, Jean-Paul Gavard-Perret, Pierre Dhainaut, François Huglo et d'autres noms que je ne connaissais pas encore. Les absents pour cause de décès ne sont pas oubliés, et l'on rend l'hommage qui leur dû à Armand Olivennes, à Jacques Simonomis, à Claude Esteban et à Jean Rousselot. Mention spéciale à Bruno Sourdin, qui évoque les souvenirs de Claude Pélieu et Mary Beach (décédée le 25 janvier 2006 à Cooperstown, NY, USA), dans de très émouvants et très justes poèmes.

  • Daniel Martinez 8, avenue Hoche 77330 Ozoir-la-Ferrière (10,76 € port compris).
 

- Jean-Michel AUBEVERT : Chemin du dernier vivant Avec son nouveau livre, Jean-Michel Aubevert m'a adressé une lettre qui l'introduit fort bien : "Il est deux heures du matin. J'entends le crin-crin des grenouilles dans un étang voisin, cependant dominé par la sono de la kermesse de la rue de la Fosse, dont les basses sont ponctuées par des cris humains. Le ciel est étoilé et les escargots sont de sortie. Ne dormant pas, je profite de mon insomnie pour t'écrire. Je t'adresse ci-joint un exemplaire de mon dernier recueil paru, tout frais émoulu. Je pense qu'il devrait te plaire. Il est très onirique, proche même du fantastique, tout en faisant la part belle à l'observation de la nature. On le sait, j'aime les bois, les campagnes, les jardins. Il est au rendez-vous des amoureux de la nature, du verbe, de la poésie, des amoureux tout court. Le précédent recueil, Bestiaire ornithorynque, se singularisait par une versification ludique, convenant à l'illustration de gravures anciennes, l'antépénultième, Notre Patrie des Schizophrènes, par sa forme aphoristique. Celui-ci se présente comme un conte. Un complément de notes, suivies d'un plan évoquant un parchemin, dessiné par Joëlle sur mes indications, permet au lecteur, s'il le désire, de mettre ses pas entre mes mots. Le plan se déplie tel un fragment d'imaginaire." Il ne reste plus qu'à entrer dans le conte et se laisser porter par le bruissement des feuilles : "Le rêveur s'avère rêvé par les lieux mêmes qui charpentent le songe où son esprit dénoue les sollicitudes de la mémoire…"

 

- Julien FERDINANDE : Le Présent Formidable Ce n'est plus un simple recueil, c'est un livre de120 pages que nous propose Julien Ferdinande, avec ce sixième opus (sans compter le livret fantôme jamais publié par Gros Textes). Il en a fait des kilomètres, à pied dans les rues de Lille et de Londres, depuis le mince recueil des Phrases sans issue sorti en 2000 ! À l'insu de tous (titre de son précédent recueil, paru en 2003), Julien a poursuivi son bonhomme de chemin avec sa passion de l'écriture. L'idée, c'est d'écrire tous les jours, et pourquoi pas dans les cafés dont chacun donne son ambiance et sa couleur au poème. Jusqu'à nouvel ordre, il n'y a pas encore de copyright sur les ambiances de cafés. Ça viendra sans doute, mais ne mettons pas tout en noir. Il ne faut pas sans doute pas prendre ce titre, Le Présent Formidable, comme une formule ironique. Julien Ferdinande a le recul qui convient sur notre présent peu glorieux, mais il nous donne une fois encore des nouvelles du soleil. Le monde est si étonnant, et il est si surprenant d'être là, vivant et jouissant sous le double éclairage du soleil et de la lune. On se demande toujours si les autres vivants, toute cette société humaine qui s'agite sous les lampadaires, les spots, les phares, les feux de signalisation, les néons, les lampes de bronzage, les projecteurs de l'actualité, les lumières artificielles de la ville, sont bien conscients de ce qui se trouve là sous nos yeux. Nous vivons dans l'atmosphère magique d'un Gala sous la lune, mais qui le sait vraiment ? Les poètes et leurs muses, bien sûr.

  • Le Monde à l'envi - 430 rue Léon Gambetta 59000 Lille (10 €).
 
- Pierre CENDORS : L'homme caché Voici un livre assez troublant, et tout commence par le nom de l'auteur, dont c'est le premier roman. On nous dit que Pierre Cendors, né en 1968, a vécu plusieurs années en Irlande, en Ecosse, puis à Prague et qu'il vit aujourd'hui entre la France et la Suisse. Il n'est pas indifférent que Dominique Bordes, qui en fut le premier éditeur dans la revue Monsieur Toussaint Louverture, glisse en fin de volume cette mise en garde après avoir tenté vainement de le rencontrer : Pierre Cendors existe-t-il vraiment ? Qui se cache sous ce nom qui évoque à la fois le prénom slave Sandor et le souvenir d'un écrivain à la main coupée dont le goût pour l'affabulation alla jusqu'à multiplier les projets de livres imaginaires ? L'affaire est d'autant plus obscure que Pierre Cendors nous entraîne au pays de Kafka, sur les traces d'Endsen, romancier et poète disparu à Prague dans des circonstances mal éludées, en 1984 pour les uns, en 1991 pour les autres. A-t-il été victime de la répression du régime stalinien ? Est-il mort ou a-t-il secrètement pris le train pour une ville inconnue ? Il faudrait n'avoir aucun goût pour le romanesque pour s'offusquer qu'une œuvre de fiction mette en scène un écrivain dont le nom ne figure encore dans aucun dictionnaire. A-t-on jamais reproché à l'auteur du Château l'impossibilité de localiser le lieu où son héros ne parvient jamais ? L'impression d'irréel que donne toute cette histoire est sa vérité la plus tangible.

Il ne fait aucun doute que l'atmosphère mystérieuse de l'ancienne Prague et l'ambiance angoissante des années qui ont suivi l'invasion soviétique sont les véritables héros de ce roman.Mais il est impossible de saisir l'homme caché dont ce livre nous invite à frôler les secrets. Comme le suggère le collage de couverture, le lecteur est convié à s'aventurer dans un labyrinthe dont l'atmosphère onirique le plongera dans une sorte de rêve éveillé. Rassurons-nous : il y a bien dans ce livre très habilement construit une entrée, une sortie et un rail pour se laisser guider de la première à la dernière page. On en sort comme d'un train fantôme, après avoir traversé une bibliothèque peuplée de miroirs et croisé dans l'ombre un squelette devant l'écritoire. Laissez-vous tenter et prenez le ticket d'entrée, d'autant qu'il est très joliment imprimé.

 

- Denis FERDINANDE : théoriRe, actes (essai) No comprendo. Je, ne, comprends, pas. En ces temps où l'incompréhension est la chose du monde la mieux partagée, l'idée d'écrire un livre incompréhensible devait émerger. Si l'objet "livre" continue de fasciner, il a perdu de son éclat. Tout le monde est devant son écran et les lecteurs désertent les librairies. Parmi ceux qui en poussent encore les portes, les poètes semblent être plus nombreux que ceux qui achètent leurs recueils. Il fallait qu'il en fût un pour en venir à cette conclusion radicale : publier pour des lecteurs introuvables un livre que personne ne lira parce que c'est impossible. "Impossible, le premier mot est impossible" est d'ailleurs la première phrase de cet "essai" dont on commence par se demander sur quoi il porte exactement. Où que l'on aille, où que l'on cherche dans ces pages, le résultat est toujours le même : non seulement on ne comprend pas, mais on ne comprend pas de quoi nous entretient Denis Ferdinande. Il réalise ainsi l'exploit de nous livrer un livre réellement impossible, incompréhensible et illisible. Mais n'est-ce pas là précisément le ressort de cette œuvre insaisissable ? Il est troublant de découvrir, au bout des cinquante pages après lesquelles l'usage consent à ce que l'on abandonne un livre dans lequel on ne parvient décidément pas à entrer, une curieuse clairière intitulée : "Jets et notes pour une conférence". Dans la semi-obscurité qui enveloppe les pages de théoRire, actes un rayon de lumière vient frapper la notion d'illisibilité. "Est-ce que, et je dis maintenant cela "entre nous" (tenez, mettons que nous ne l'ayons pas encore été, entre nous) à titre de private joke, peut exister un espace où l'illisibilité serait soutenable, reconnue et soutenable comme telle ? Voire : une joie de l'illisibilité qui n'aurait d'autre fin qu'elle-même, cette joie de… Très sérieusement : pourquoi pas ?" se demande Denis Ferdinande. Par un paradoxe qui ne peut être innocent, ce passage sur l'illisibilité est le plus lisible de tout l'ouvrage. Ô joie du lecteur qui a compris la private joke  ! Ô joie du recenseur qui va pouvoir accrocher sa glose  ! Puisqu'on le tient par un bout, tentons de le rattacher à ce qu'on connaît, à cette forme de dérision qui, de Jarry à Queneau, nous a appris que l'humour quelquefois permet de ne pas rire et de rire de ne pas rire. "S'il est permis d'écrire des pièces que l'on ne peut jouer, je ne puis alors voir qui m'empêcherait d'écrire un livre qu'aucun homme ne pourra lire" notait déjà, Georg Christoph Lichtenberg dans un de ses fameux aphorismes, à la fin du XVIII° siècle. Avec théoRire, actes Denis Ferdinande tente de repousser les limites de la plaisanterie un peu plus loin que ne le fit Dada. Qui prétend que le non-sens et l'absurde n'ont pas leur place dans le monde ? Il est salutaire parfois pour éviter de tomber sous le joug des dogmes et des croyances en tous genres de bousculer les vieilles habitudes de l'esprit humain qui charge le monde de symboles et de sens. Voici la plus déroutante des bibles : son exégèse nous ramène au néant, à la page blanche initiale. Place à la poésie et à l'invention ! Si la raison cherche ici en vain sa pâture, l'œil par contre est à la fête. Réalisée par l'auteur uniquement à l'aide de Word, la mise en page extrêmement sophistiquée de théoRire, actes est une surprise permanente. On pense à L'Œil typographique, à L'Apprentif administrateur, à La Brisséide, ces livres inclassables et maudits, illisibles eux aussi, patiemment composés au XIX° siècle par Nicolas Cirier, obscur correcteur de l'Imprimerie royale devenu à nos yeux le type même du "fou littéraire". Il y a de cela dans les choix de Denis Ferdinande, et une sorte de dandysme. Mais sa singularité ne se limite pas à un élégant pied de nez. Ce livre étonnant est hors des normes et hors des clous. Les éditions de l'Atelier de l'agneau nous livrent là un improbable joyau d'une superbe élégance.

PHIL FAX
 
Création-Récréation - juin 2006