24 décembre 2002. Benoît Delaune m'annonce la mort de
Claude Pélieu. Je suis triste.
Depuis 1977, nous avons échangé tellement de lettres,
de poèmes, de collages, d'amitié. Une longue période
de ma vie se détache, se transforme en histoire. Décembre
2002, un mois sinistre qui vit aussi disparaître le philosophe
Ivan Illich et le chanteur Joe Strummer.
Claude Pélieu est né à Pontoise le 20 décembre
1934 et mort la nuit de Noël 2002 aux États-Unis d'Amérique
où il vivait depuis 1963. J'ai découvert la poésie
de Claude Pélieu au début des années 70. Jukeboxes,
recueil de poèmes électrifiés paru dans la collection
10/18, des poèmes qui nous parlaient de notre monde, de notre
époque dans une collection de poche ! C'est grâce à
lui, poète français exilé volontaire en Amérique,
grâce à Mary Beach, son épouse, que j'ai pu découvrir
ici les poètes de la Beat Generation (Snyder, Ferlinghetti,
Ginsberg, Leroy Bibbs, Kerouac, Burroughs, McClure, Kaufman...) à
travers les éditions réalisées par Christian Bourgois
ou Dominique de Roux.
Claude Pélieu fut le seul poète français beat
à vivre aux États-Unis dans l'intimité de ces auteurs-là,
notamment Burroughs et Ginsberg qui étaient ses amis. En 1967,
Dominique de Roux lui confie la réalisation d'un Cahier de l'Herne.
Ce sera le volume 9, Etats-Unis : William Burroughs, Claude Pélieu,
Bob Kaufman, un imposant monument que j'ai déchiffré,
compulsé, dévoré pendant des heures. Dominique
de Roux y a écrit l'article intitulé : De l'âme
païenne de Claude Pélieu dont voici la conclusion :
" Avec Léon Bloy, William Burroughs et Claude Pélieu,
nous n'attendons plus à Paris que les Tartares ou le Saint-Esprit.
Mais quelque chose me dit que ni les uns, ni l'autre ne se dérangeront
plus. C'en est fait. " (Dominique de Roux, Paris, le 21 novembre
1967).
Je suis entré en relation avec Claude en 1977 et nous avons correspondu
au-dessus de l'Atlantique quasiment jusqu'à sa mort. Je me souviens
encore de ma joie à recevoir sa première lettre datée
de Mill Valley en Californie. Il a abattu avec Mary Beach un travail
considérable de traduction tout en construisant avec un grand
courage son oeuvre personnelle à base de journaux, de poèmes,
de collages, de cut-up, dépeçant impitoyablement la pseudo-réalité
médiatique, tout en produisant un chant d'amour pour la Terre
maltraitée.
" ... Mots d'ordre soumis à l'arrière-plan de l'orgueil
de l'hystérie & de la mort
l'Amérique aux mains des robots et des hyènes du Big Business
l'Europe livide bouffie de nourriture navigue entre fourberie anémie
& ébriété
les poètes ignorent les rêves de l'enfance courbent l'échine
& se transforment en fonctionnaires & en conférenciers
seuls les nouveaux ménestrels chantent & disent... "
Claude Pélieu, Infra-Noir, Le Soleil Noir éd. 1972.
Quelques exemples de sa générosité : Tous les textes
importants qu'il m'a donnés entre 1979 et 1982 pour ma revue
The Starscrewer, dédiée principalement aux auteurs
de la Beat Generation et apparentés : Burroughs, Corso,
Orlovsky, Bukowski, et bien sûr, Pélieu..., les dizaines
de collages originaux envoyés par la poste, et par exemple, en
1979, le cadeau d'un exemplaire de l'édition originale (Zero
edition, Cleveland, 1968) de Suburban Monastery Death Poem du
poète d. a. levy que j'ai pu ensuite traduire et publier. Claude
a aussi été le lien entre différents réseaux
liés aux arts plastiques, à la poésie, au rock,
au mail art, n'hésitant jamais à créer des liens,
à faire circuler l'information. Parmi tous les amis que la personne
et l'uvre de Claude Pélieu lui avaient suscités,
je pense à Bernard Froidefond, Joël Hubaut, Julien Blaine,
Gaston Criel, Daniel Biga, Bruno Sourdin, Alban Michel, Alain Jégou,
Françoise Favretto, Guy Ferdinande, Daniel Giraud, Michel Collet
et Valentine Verhaeghe, Serge Féray et Marie-Laure Dagoit, F.
J. Ossang, Hervé Binet.
Claude était un épistolier acharné. Il m'encourageait
à donner son adresse personnelle à ceux qui la demandaient,
c'est ainsi que Benoît Delaune qui travaillait à une thèse
sur Burroughs est devenu à son tour l'éditeur de Claude
en France et qu'il a communiqué avec lui régulièrement,
le soutenant par téléphone jusqu'à ses dernières
semaines de vie.
Après la Californie et un bref passage en Floride, Claude et
Mary s'étaient fixés dans l'état de New York, mais
vivant toujours dans de petites villes, Cherry Valley ou Cooperstown.
Au milieu des années 90, les problèmes de santé
de Claude s'étaient aggravés. Il m'avait annoncé
son hospitalisation. Mais chaque fois que j'avais l'occasion d'échanger
quelques mots au téléphone avec lui, il était toujours
en verve, souvent caustique vis à vis de la France, des professeurs,
des journalistes, du monde de l'édition, mais aussi attentif,
demandant des nouvelles des enfants...
Claude Pélieu / Cut /
De côte à côte / l'Amérique /
Néon grésillant /
Décembre 2005. Voici tout juste un an que tu es
mort. Je pense souvent à toi et à Mary, restée
seule aux Etats-Unis. Et ma tristesse augmente encore en ce mois de
décembre avec la disparition de mon ami Christophe Tarkos. Vous
étiez très différents dans la vie et dans l'écriture
mais vous étiez réunis dans la Station Underground d'Emerveillement
Littéraire et Christophe m'avait dit en 1995 l'importance qu'il
attachait au fait de garder vivante toute cette histoire de la Beat
Generation.
Claude Pélieu / Cut /
Débris de ciel dans la pluie /
Embruns du hasard /
Décembre 2006. Mary Beach nous a quittés
aussi. J'entends au loin la rumeur de l'autoroute A26 et plus près
de moi la mobylette du facteur qui s'arrête et repart, s'arrête
et repart ; il n'y a plus depuis longtemps d'enveloppe liserée
de bleu et de rouge. J'ai mis sous verre les collages dédicacés
de Claude Pélieu. Pour traverser la nuit je lis ses poèmes
; je sors le Cahier de l'Herne de 1967, je regarde les photos, lis quelques
lignes ici ou là, " Prisonniers de la terre sortez,
Écoutez mes derniers mots n'importe où,
Écoutez mes derniers mots n'importe quel monde... "
|