Richard
Brautigan
Toutes les filles
devraient
avoir un poème écrit rien que
pour elles
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« Nous tenons chacun notre rôle dans lhistoire.
Le mien, ce sont les nuages ».
Richard Brautigan
Tokyo-Montana Express |
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Qui se souvient encore
de Richard Brautigan ? Son monde semble si lointain quon
se demande parfois sil a jamais existé, ou si les forces
du néant ne lont pas englouti peu à peu, comme le royaume
imaginaire de Lhistoire sans fin. Son histoire
est celle dun fou décriture sorti de nulle part
et brusquement projeté dans les étoiles en 1967 quand un de
ses premiers livres - La pêche à la truite en Amérique
- devint le symbole du « pouvoir des fleurs » et
se vendit comme une galette des Beatles. Mais lesprit
et la vie de Brautigan avaient lallure des montagnes
russes : accélérations brusques et descentes brutales.
LAmérique lavait oublié depuis longtemps quand
on découvrit son corps putréfié, le 26 Octobre 1984, non loin
de son ranch de Bolinas en Californie. Cétait il y a
vingt ans. Six semaines auparavant, il sétait tiré une
balle dans la tête. Il avait décidé quil naurait
jamais quarante-neuf ans.
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Le moment est peut-être
venu de redécouvrir ce quavait à nous offrir Richard
Brautigan, souvent réduit avec condescendance au rôle de témoin
du phénomène hippy et injustement classé comme auteur mineur,
démodé, superficiel. Ses livres recommencent à circuler, connaissent
de nouvelles traductions et gagnent de nouveaux lecteurs.
De lAmérique au Japon et sur notre vieux continent,
son nom est devenu un signe de reconnaissance pour les amoureux
de littérature. Aux USA, plusieurs sites internet lui sont
dédiés afin dintroduire Richard Brautigan à ceux qui
ne lont pas encore rencontré. En France, lintérêt
pour Brautigan ne se dément pas. Une étude de Marie-Christine
Agosto (Richard Brautigan. Les fleurs de néant :
Belin, 1999) vient prolonger celle de Marc Chénetier (Brautigan
sauvé du vent, LIncertain, 1992). Un recueil de
poèmes inédits, Pourquoi les poètes inconnus restent inconnus,
est paru lan dernier au Castor Astral. Et la collection
10/18 vient de rééditer dix de ses romans, à loccasion
du vingtième anniversaire de sa mort.
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Truite
arc-en-ciel
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Au dos de la jaquette dAvortement,
paru au Seuil en 1973, on peut lire ce portrait dans le vent
de lépoque : « Grand, les jambes légèrement
arquées, le cheveu long et poil de carotte, des bésicles de
grand-père, un large chapeau de feutre et des moustaches tombantes
telle est la fameuse silhouette quont croisée
dans les ruelles de San Francisco les gens du lieu comme Jerry
Rubin, Emmett Grogan, Allen Ginsberg, sans oublier le fantôme
de Jack London et le souvenir de Jack Kerouac dont il est
un peu le jeune frère excentrique. Il est né un peu avant
la Deuxième Guerre mondiale, dans le pays pluvieux des fjords
de lOregon. Dans les mares et les rivières des Rocheuses,
il a traqué la truite arc-en-ciel et en a écrit un livre qui
parle de tout sauf de la pêche mais qui a fait sa réputation
mondiale, le fameux Trout fishing in America
»
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Dans sa biographie, Brautigan,
un rêveur à Babylone, son ami Keith Abbott est moins lyrique ;
sa palette de couleurs donne une large place au noir et au
gris. Né à Tacoma, Washington, le 30 janvier 1935, Richard
Brautigan évitait de parler de son enfance, qui na pas
été heureuse. Même à son heure de gloire, son père ne voulut
jamais reconnaître quil avait eu un fils. A lâge
de 9 ans, sa mère labandonna avec sa petite sur
dans une chambre dhôtel de Great Falls, Montana. Les
enfants attendirent son retour pendant des heures avant dêtre
recueillis par le cuisinier de létablissement.
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Brautigan sest décrit
comme « a strange kid ». « Son cerveau était
son seul jouet » dira Thomas Mc Guane. Il développe une
imagination précoce qui sera sa fierté dhomme adulte
et sa clé personnelle pour faire triompher le rêve sur la
souffrance. Une clé qui marche plus ou moins bien. Au lycée,
il ne peut pas en faire grand chose, sauf inventer des blagues
(du genre : cisailler le fond des sacs de croquettes
pour chien au supermarché et se cacher en attendant quun
client se serve). Quand il montre ses premiers poèmes à la
fille dont il est amoureux, elle se fout de lui. De rage,
il joue le mauvais garçon, vandalise le collège et écope dune
semaine de taule, suivie dun séjour à lOregon
State Hospital. Mais ces débuts peu favorables et labsence
de soutien nentament pas son désir héroïque de devenir
écrivain. « Aucun de mes amis na jamais reçu dencouragement »,
dira-t-il plus tard, « aucun deux na jamais
imaginé quil pourrait arriver à quoi que ce soit de
valable ».
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En décembre 1955, il quitte
le Nord-Ouest pour San Francisco. Il loge dans un asile pour
sans abris et survit comme coursier. Il fréquente les lectures
des Beats, qui laccueillent comme le vilain petit canard.
Ses textes sont jugés naïfs. Ils parlent dun dénommé
Baudelaire qui mange des « fleurburgers », lorgne
des filles dont le cul ressemble à un frigo déglingué et prend
Jésus-Christ en stop sur une route de Galilée. Il sobstine,
publie ses premiers recueils et continue à écrire. En 1960,
il épouse Virginia Adler, enceinte de leur fille Ianthe. Le
couple passe un moment de vacances idylliques dans lIdaho
en 1961 : « Nous campions au bord des ruisseaux »,
se souvient Ginny Adler. « Richard installait sa vieille
machine à écrire sur la table de pique-nique. Cest à
cette époque quil commença à écrire La pêche à la
truite en Amérique ». Mais au retour, fatiguée de
rester seule avec la petite pendant que Richard traîne du
côté de North Beach, elle sen va avec un de ses amis.
Le coup est rude. Il se console en écrivant Sucre de Pastèque.
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Cirque
invisible |
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Un général sudiste de
Big Sur est son premier roman publié, en 1964. Il se vend
assez mal. A lautomne 1966, Brautigan recense 743 exemplaires
vendus, mais note avec amusement quil est en passe de
devenir un auteur culte à Berkeley où le livre part bien en
solde chez Moes Books. Malgré cette accumulation déchecs,
avec trois manuscrits inédits sur les bras, il conserve une
confiance inébranlable en son talent, une prémonition que
lannée 1967 va étonnamment confirmer. San Francisco
est alors le lieu de rendez-vous de la jeunesse qui fuit lAmérique
conformiste des « small towns ». Brautigan se lie
aux Diggers, un groupe dinspiration libertaire qui organise
concerts, théâtre de rue et repas gratuits pour les « Flower
children ». Au début 67, les Diggers improvisent, dans
lenceinte dune église méthodiste, un gigantesque
happening qui doit durer 72 heures, « le cirque invisible ».
Brautigan est chargé de lanimation des « machines
de grâce et damour », des ronéos Gestetner prévues
pour permettre aux flower children dexprimer leurs fantasmes.
La manifestation sachève dans la confusion quand une
grande vague dionysiaque porte des corps nus jusque sur lautel,
au grand dam des organisateurs.
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Trop marginal pour obtenir
la reconnaissance des écrivains de North Beach, Brautigan
fait pourtant le lien entre la Beat generation et celle de
Woodstock. Les héritiers américains du surréalisme sont considérés
comme « hip », mais leurs textes naccrochent
pas toujours. Lécriture simple et fantaisiste de Brautigan
est populaire grâce aux Diggers qui publient et diffusent
ses recueils dans la rue. « Quand on était bien « déchiré »,
ses petites phrases étaient faciles à lire », se souvient
Abbott. Avec « sa veste marrante, ornée de badges fantaisistes,
et son chapeau gris élimé », la silhouette de Brautigan
est bien connue dans les rues de San Francisco. Le personnage
et ses écrits sont en phase avec la jeunesse révoltée qui
cherche « une façon de recommencer une vie régie par
dautres critères ». Les médias le repèrent comme
un reflet de ce qui se passe sur le Haight et le vilain petit
canard se transforme en cygne. La pêche à la truite en
Amérique, publié en 1967, est un succès immédiat et phénoménal :
deux millions dexemplaires vendus !
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Brautigan est une star,
les filles courent après lui. Il affiche avec plaisir ses
nombreuses petites amies, avec qui il pose sur les couvertures
de ses bouquins. Il fait même apparaître son numéro de téléphone
au dos des jaquettes ! Il écrit dans Evergreen
et Rolling Stone (ses nouvelles seront regroupées dans
La vengeance de la pelouse).
Sa période hippie culmine avec Please Plant this Book,
en 1968, un must de la poésie « flower power» livré
avec un sachet qui contient huit sortes de graines différentes
(laitues, carottes, etc
) et des textes qui se
divisent entre poèmes et commentaires sur la façon de les
planter. Le ridicule ne le tue pas mais achève de convaincre
lestablishment littéraire de San Francisco que sa percée
est une monstrueuse aberration. Selon Abbott, « Ginsberg
était lun de ses détracteurs les moins malveillants ».
Pourtant, ses livres continuent à se vendre, et dès 1970,
une édition conjointe reprend La pêche à la truite en Amérique
et Sucre de Pastèque.
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Bibliothèque
imaginaire
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Avortement, publié
en 1971[1],
est généralement considéré comme un roman raté.
Les 50 premières pages où il est question dune
bibliothèque improbable ou chacun peut venir, à
toute heure du jour ou de la nuit, déposer son manuscrit
non publié, sont pourtant géniales. Une vieille
dame apporte son livre sur La culture des fleurs
à la lueur des bougies dans une chambre dhôtel
et un petit garçon un livre sur son vélo. Une femme
entre deux âges, « abominablement laide et
avec lair de navoir jamais été embrassée
de sa vie » vient déposer son uvre, Jusquau
petit jour, ses baisers. Le vingt-troisième
visiteur de la journée est un certain
Richard Brautigan, dont « on aurait dit quelquun
qui se serait trouvé plus à laise dans une
autre époque ». Il apporte un manuscrit intitulé
Dans ma maison, un grand cerf. Et puis, il
y a Vida, qui a « les seins lourds, la taille
fine, de larges hanches et des jambes très longues
dans le style du mobilier Playboy »,
et est si belle quelle déteste son corps trop
grand pour elle
Elle aussi dépose un manuscrit :
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« Et quel en est le sujet, ai-je demandé ? »
Je tenais le livre dans la main et je sentais presque
la haine qui en sortait.
« Le sujet, le voilà »,
a-t-elle dit, brusquement,
hystériquement presque, en déboutonnant
son manteau et en louvrant à deux
battants, comme si cétait une
porte donnant sur un horrible donjon
rempli dinstruments de torture, de
douleur et de confession
»[2] |
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Avec Le monstre des Hawkline
(1971), sous-titré « western gothique »,
Richard Brautigan entame une série qui verra suivre un faux
roman érotique (Willard et ses trophées de bowling,
1975) et un faux roman de détective (Un privé à Babylone,
1977). Dans ces livres, rien ne fonctionne normalement. La
structure de la narration est cassée et les personnages sont
manipulés comme des marionnettes par un Brautigan qui agite
ses ficelles. Dans Willard, un personnage, mécanicien
de son état et spécialiste des transmissions, a pour seule
fonction dassurer les transitions dun chapitre
à lautre. Le monstre des Hawkline est un pur ectoplasme,
simple prétexte pour dérouler une histoire « Hou hou
jai peur » avec des filles. Plus quune parodie
de polar, Un privé à Babylone démolit complètement
les poncifs du genre. Quand on relit un Hammett après, « ça
fait comme des trous »[3].
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Obscurité |
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Les années glorieuses durent
à peu près jusquen 1974. Les suivantes sont plus difficiles.
Lex-poète-élu-de-la-rue devient de plus en plus instable
et dépressif. Comme un de ses personnages, « il a des
problèmes bien à lui et dispose dune impressionnante
capacité à se créer de nouvelles obsessions ». Il passe
de plus en plus de temps dans le Montana, où il a acheté un
ranch. La critique a du mal à le suivre et son public se réduit.
Au Japon, par contre, il devient un héros. Il trouve là-bas
une audience sensible à son travail et à sa façon si particulière
de voir le monde. Il y rencontre sa seconde femme, Akiko.
Retombées de sombrero, Journal Japonais et Tokyo-Montana
Express sont écrits pendant cette dernière pause heureuse
avant la glissade du côté sombre de lexistence.
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Le mariage avec Akiko se
termine par un échec, quasi-programmé (« Attends un peu
quelle apprenne langlais » susurre une de
ses amies). Lorsque, pour payer son divorce, il entame des
lectures de promotion de Tokyo-Montana Express, Brautigan
peut constater à quel point son public a diminué. La nouvelle
génération lignore complètement. Comme le dit un de
ses poèmes :
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Il sisole dans le
Montana avec ses démons : alcool, insomnie,
dépression et paranoïa. « Jai limpression
que la seule chose que je sache faire, cest
écrire », confie-t-il à Keith Abbott au début
des années 80, « eh bien je ne vais plus me
consacrer quà cela ». Abbott en déduit
quil envisageait alors « le renoncement
à toute autre forme de relation humaine ».
« Je doute que lécriture, exclusivement,
puisse permettre à quelquun de sen sortir »,
écrit Abbott. « Dans son entêtement, Richard
a cru que cela était possible ». Keith Abbott
raconte aussi le rapport malsain amour/haine que
Brautigan entretenait avec les armes à feu. Il affirmait
toujours ne pas vouloir tirer en présence de quelquun
dautre à cause dun accident survenu
quand il était jeune. Le dernier roman publié de
son vivant, Mémoires sauvés du vent (1982)
est la réminiscence de ce drame enfoui dans son
passé : une balle tirée par un adolescent (Brautigan
lui-même ?) vient en tuer un autre. Cela ne
lempêche pas de jouer dangereusement avec
les flingues. Après une soirée de beuverie, on dénombre
400 impacts de balles sur le mur de sa cuisine.
Cétait pour le plaisir de dégommer la pendule
sans toucher au chiffre 9 !
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Sa mort a probablement été
mûrie de longs mois à lavance, comme un dernier défi
à ce monde cruel. Selon Abbott, Brautigan a combiné son suicide
pour que son corps ne soit pas retrouvé. Il a alors 150 000
dollars de dettes et ne veut plus voir personne. Son dernier
manuscrit, An unfortunate woman, évoque une femme aimée
qui se meurt dun cancer. Il restera inédit jusquà
sa publication en France sous le titre Cahier dun
retour de Troie en 1993. « Les mots sont des fleurs
de néant », écrit-il dans ce dernier roman. Il les cultive
jusqu'au dernier moment. Ses deux derniers textes : « Nom
de Dieu, les conneries quon va écrire sur moi après
ma mort, Tokyo, 2/10/84 ». Et ce poème effrayant :
« Au dessus de lobscurité, il y avait une autre
obscurité, et seule grandissait la mort sagrandissant.
Elle sagrandissait comme lobscurité au dessus
de lobscurité grandissante ».
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Echantillons |
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« Il est des auteurs
dont il est plus difficile de parler que dautres, Brautigan
est de ceux-là », remarque Claude Klotz en 1981 dans
sa préface à Un privé à Babylone. Une des difficultés
tient au fait que ses textes sont clairs et évidents. Ils
défient lanalyse, qui court le risque de détruire leur
magie. Leur lecture ne laisse pas toujours de souvenir plus
précis que celui dun grand plaisir. « Ce que je
recherche avant tout dans un roman, ce sont des curiosités
de phrases », disait Jules Renard. Les phrases curieuses
abondent chez Brautigan, au point que le traducteur dAvortement
estima utile de préciser : « La plupart des bizarreries
grammaticales de ce texte se trouvent dans la version originale ».
Brautigan travaillait et retravaillait chacune de ses phrases
jusquà ce quil obtienne la forme parfaite désirée.
Keith Abbott raconte avoir été appelé souvent tard dans la
nuit, pour donner son avis sur une phrase, une seule, que
Brautigan lisait et relisait encore, « comme un obsédé,
incapable de formuler ce qui le dérangeait». Son travail sur
la phrase va vers un minimalisme étudié. La simplicité quil
recherche sinspire de lart japonais du haïku quil
a découvert à 17 ans : « Jaimais cette façon dutiliser
le langage qui consiste à concentrer lémotion, le détail
et limage jusquà obtenir la forme dun acier
semblable à la rosée », note-t-il en introduction
du Journal japonais.
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Sa quête ne sarrête
pas à la phrase. « La vie est bien plus que ce quelle
semble », constate-t-il dans Tokyo Montana-Express.
Conscient que la poésie a partie liée avec le réel, il sait
que linstant est le lieu le plus favorable pour capter
la poésie du monde. Linstant, cet endroit où le réel
et limaginaire se croisent en bordure du vide. Mais
nous ne percevons que peu de choses de tout ce que linstant
nous propose, et nous en conservons encore moins : « Jai
examiné des petits bout des mon enfance. Ce sont des morceaux
dune vie lointaine qui nont ni forme ni sens.
Des choses qui se sont produites comme des poussières ».
Par lécriture, il cherche à capturer linsaisissable,
à fixer des instants, comme dans ce poème, « Secondes » :
« Vu le peu de temps quon a pour vivre et penser
à des trucs, je crois que jai maintenant consacré à
le temps quil fallait à ce papillon. 20 Une chaude
après-midi - Pine Creek Montana le 3 septembre ».
Brautigan, qui ne méconnaît pas les limites de lentreprise,
sait quon doit se contenter déchantillons, « car
nos vies ne sont pas assez spacieuses pour tout garder ».
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Herbier
dimages |
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Il est capable de consacrer
un poème à une « tendre ampoule électrique »
dépolie de 75 W qui éclaire ses toilettes depuis
longtemps : « Ca fait maintenant plus
de deux ans que jhabite dans le même appartement
et cette ampoule continue tout simplement de brûler.
Je crois quelle maime bien ». Son art
tient pour beaucoup à cette façon si particulière
de sauver des miettes du vent : « Je passe
une grande partie de mon temps à mintéresser
à des petites choses, à des bouts de réalité minuscules
semblables à la pincée daromates que lon
ajoute dans un plat si compliqué quil faut
des jours pour le préparer, parfois beaucoup plus ».
La plupart des livres de Brautigan sont conçus à
partir de la juxtaposition danecdotes, de
petites tranches de vie, à la manière dun
herbier dimages où lon trouverait des
fleurs et des feuilles de différentes couleurs,
le papillon de Pine Creek, un trou de cigarette,
un titre découpé dans le journal et un baiser marqué
au rouge à lèvres. Produits dun jeu dassemblage
où disparaît toute forme daction dramatique,
les romans de Brautigan avancent comme ils peuvent.
Un semblant dintrigue permet parfois den
suivre le fil. Mais le plus souvent, un mot pousse
lautre, la fin dun chapitre appelle
le début du suivant, on change de cadre sans sen
apercevoir. On voyage « le long des noms qui
sonnent bien ». La technique de Brautigan est
très visuelle, proche de la bande dessinée :
le lecteur passe dune case à lautre,
les dialogues ressemblent à ceux des phylactères.
Je suis frappé par sa similitude avec lart
du collage : juxtaposition dimages, déchirures,
photos souvenirs, instantanés divers... Certains
titres de chapitres font penser à des titres de
tableaux. Les collages de Brautigan nont rien
de commun avec ceux de Burroughs. Là où lauteur
du Festin nu découpe les phrases des autres,
suivant la technique du cut-up, pour retrouver les
mots et en extraire la poésie, Brautigan découpe
puis réassemble les petits morceaux de réalité tels
quil les a perçus et aimés. Il observe, sélectionne,
affine, redécoupe, triture, repositionne ses images
jusquà ce que le résultat lui convienne parfaitement.
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On conçoit quun tel
travail puisse être épuisant, harassant. Il y aurait eu jusquà
dix-sept versions différentes de La pêche à la truite en
Amérique!
Cest un labeur qui consiste à « charger
du mercure à la fourche »: « Tu charges du mercure
à la fourche ton camion est presque plein. Les voisins sont
assez fiers de toi. Ils sont debout tout autour et regardent »[4].
Le résultat nest jamais gagné davance. Il arrive
que le collage ne fonctionne pas tout à fait et que « le
plat si compliqué à préparer » nait pas toute la
saveur attendue. Mais quimporte, puisque comme le dit
fort justement Thomas Bernhard, « nous naimons
que les livres qui ne forment pas un tout, qui sont chaotiques,
qui sont impuissants ».
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« Ses sens étaient
aiguisés et méthodiquement exercés comme ceux dun
trappeur indien, et cest par lobservation
du monde extérieur quil parvint à la découverte
de son âme », note Thierry Séchan dans son « tombeau »
de Richard Brautigan. Il ajoute quà son avis,
le Dictionnaire des auteurs « parle fort
bien de Richard Brautigan » à larticle
Thoreau (né et décédé à Concord, Massachussetts, 1817-1862) ».
Henry David Thoreau, pour qui le réel était « moins
vrai que limaginaire », et qui un siècle
avant lui sur cette terre dAmérique, notait
déjà : « Le monde nest pas moins beau
pour nêtre vu quà travers une fente ou
le trou dune planche ». Thoreau peut se
déclarer « amoureux dun jeune arbre »,
ou encore si proche des choses quelles en gardent
« le récit de ses amours »[5].
Dans son essai Brautigan sauvé du vent, Marc
Chénetier compare de son côté Brautigan à Boris Vian :
il note leur goût commun pour le décapage du langage
et des mots et leur volonté de conserver « de
la vie pour lécriture ce qui affleure de plaisant
à la surface du monde ». « Ils ont bien
vu menacer lau-dessous : ne les accusons
pas dangélisme », conclut Chénetier, « mais
leur choix consiste à regarder plus haut, là où « tout
est rose », à extraire des choses et des gens
toute la douceur, lhumour et la brillance dont
ils sont capables pour les faire miroiter ».
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« Tout est là, à lexception
bien sûr de ce qui manque », aurait dit notre vieux complice,
en lançant une dernière fleur dans notre jardin : « Toutes
les filles devraient avoir un poème écrit rien que pour elles
même sil faut pour ça retourner cette planète sens dessus
dessous ».
Phil
Fax
La
NRM
n°11- décembre 2004
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BIBLIOGRAPHIE
DE RICHARD BRAUTIGAN
Cette bibliographie reprend lordre
chronologique de publication des uvres. On y trouve
la mention de lédition originale américaine et celle
lédition française la plus récente.
Romans
:
|
1964 :A
Confederate General from Big Sur (Grove
Press, NY) - Le général sudiste de Big
Sur (10/18 n°1624)
1967 :Trout
Fishing in America (Four
Seasons Foundation, San
Francisco) - La pêche à la
truite en Amérique (10/18
n°1624)
1968 :In
Watermelon Sugar (Four
Seasons Foundation, San
Francisco) - Sucre de
pastèque (10/18 n°1624)
1971 :The
Abortion : An Historical
Romance 1966 (Simon &
Shuster, NY) - Lavortement,
une histoire romanesque en 1966
(Seuil, 1973 et Points Seuil R
458)
1974 : The
Hawkline Monster : Gothic
Western (Simon &
Shuster, NY) - Le monstre des
Hawkline, western gothique
(10/18 n°1695) |
|
1975 : Willard
ans his Bowling Trophies : a Perverse Mystery
(Simon & Shuster, NY) - Willard et ses trophées
de bowling. Une énigme
et quelques perversions
(10/18 n°1696)
1976 : Sombrero
Fallout : a Japanese Novel
(Simon & Shuster, NY) - Retombées
de sombrero, roman japonais (10/18
n°1859)
1977 :
Dreaming of Babylon : a
Private Eye Novel 1942 (Simon
& Shuster, NY) - Un privé à
Babylone, roman policier (10/18
n°1551)
1980 : The
Tokyo-Montana Express (Delacorte
Press/Seymour Lawrence, NY) Tokyo
Montana Express (10/18 n°1894)
1982 : So the Wind
Wont Blow it All Away
(Delacorte Press/Seymour Lawrence, NY)
Mémoires sauvés du vent
(10/18 n°2002)
1993 : An Infortunate
Woman - Cahier dun
retour de Troie (Christian
Bourgois 10/18)
1995 : Would You Like To Saddle up a
Couple of Goldfish and Swim To
Alaska ? (The Bancroft
Library Press, Berkeley, CA). |
|
Nouvelles :
1971 : Revenge of the Lawn :
Stories 1962-1970
(Simon & Shuster, NY) - La
vengeance de la pelouse, nouvelles 19621970
(10/18 n°1893) *
Poésie :
1958 :The Galilee Hitch-Hicker
(White Rabbit, San Francisco)
1959 Lay the
Marble Tea : Twenty-four
poems (Carp Press, San
Francisco)
1960 : The Octopus
Frontier (Carp Press, San
Francisco)
1967 : All Watched
Over by Machines of Loving Grace
(Communication Company, San
Francisco)
1968 :Please,
Plant this Book (Graham
Mackintosh, San Francisco/Santa
Barbara Les Carnets du
Dessert de Lune, Bruxelles, 2000)
1968 : The Pill
versus the Springhill Mine
Disaster (Four Seasons
Foundation, San Francisco)
1970 : Rommel
Drives on Deep Into Egypt
(Delacorte Press/Seymour
Lawrence, NY)
1976 :
Loading Mercury with a Pitch Fork (Simon
& Shuster, NY)
1978 : June 30th
June 30th (Delacorte
Press/Seymour Lawrence, NY)
Journal Japonais
(Edition bilingue, 10/18 n°2415)1999:
The Edna Webster collection of
Undiscovered Writings - Pourquoi
les poètes inconnus restent
inconnus (édition
bilingue, Castor Astral,
Bordeaux, 2003). |
|
Il pleut en amour
(LIncertain, 1995) reprend les
deux recueils précédemment parus chez
le même éditeur en 1989 et 1990,
Une tortue à son balcon
et Tu es si belle quil
se met à pleuvoir. Ce
livre rassemble des poèmes librement choisis
par les traducteurs dans The
Pill versus the Springhill Mine Disaster,
Rommel Drives on Deep Into Egypt
et Loading
Mercury with a Pitch Fork
(réédition : Castor Astral,
Bordeaux, 2002).
|
A
propos de Richard Brautigan :
Richard Brautigan
Writers for the seventies Terence
Malley (Warner paperback, NY, 1972)
The Life and Death of Richard Brautigan,
Lawrence Wright (Rolling Stone
n°455 avril 1985)
Boo, forever The Life and Times of
Richard Brautigan, Brian Hogg (Strange
Things n°2, mai-juin 1988)
Brautigan, un rêveur à Babylone,
biographie de Keith Abott
(LIncertain, 1992 et 10/18 n°2416)
Brautigan sauvé du vent, de Marc
Chénetier (LIncertain, 1992)
Retombées de Brautigan
revue Le Moule à Gaufres n°7
(éditions Méréal, 1993)
Richard Brautigan, « tombeau »
par Thierry Séchan (LIncertain,
1995)
Richard Brautigan. Les fleurs de néant de
Marie-Christine Agosto (Belin, Paris,
1999)
You Cant Catch Death : A
Daughters Memoir - Ianthe
Brautigan (St Martin Press New
York, 2000)
|
Disques : Listening
to Richard Brautigan US
Harvest ST 424. (1971)
Paradise
Bar and Grill Mad River US
Capitol ST 185 (1969)/UK Edsel
188 (1987). Brautigan lit un
poème « Loves
not the way to treat a
friend ».
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Sites internet:
Pour accéder à sa bibliographie détaillée, écouter
Richard Brautigan lire ses textes, découvrir ses photos, retrouver
sa bibliothèque imaginaire ou correspondre avec ses fans dans
le monde entier
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[1] Avortement The abortion an historical
romance 1966, éditions du Seuil, 1973. Le sous-titre « une
romance historique » vient du fait que luvre
a été écrite à une période où lavortement était illégal
aux Etats-Unis, mais parut après sa légalisation.
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