Au moulin d'or

L'amateur de lingerie est rarement assez audacieux pour entrer seul dans un de ces magasins voués tout entier à la gloire du corps féminin. Il lui faut un prétexte, une épouse, par exemple, laquelle rendra sa présence moins suspecte. On n'entre pas sans trouble dans le temple d'Éros. C'est le domaine réservé des femmes palpant les étoffes, caressant les soies, éprouvant la solidité des cotons, essayant des merveilles de soutiens-gorge aux variétés innombrables : à armature, sans armature, à bretelles simples, à bretelles doubles (dites alors "spaghetti"), sans bretelles, avec guipure, sans guipure, en dentelle damassée, en tulle brodé (avec broderie florale suisse), à balconnet, pigeonnant, en corbeille, croisé. Les rares vendeurs s'efforcent d'atténuer leur virilité pour pouvoir parler en toute innocence de soutiens-gorge et de petites culottes, à moins que ce ne soit l'atmosphère féminine des lieux qui ait fini par déteindre sur eux. Ils chuchotent, la bouche près de l'oreille de leurs clientes, comme s'ils se livraient à quelque trafic clandestin et honteux. Ils ne marchent pas, mais patinent sur les parquets étincelants, au milieu des miroirs, des lourds rayonnages encaustiqués, des tiroirs ouverts, de l'écume à gros bouillons des linges déballés.


La façade du MOULIN D'OR, maison fondée en 1813 (Morel & fils) spécialisée dans la lingerie, la bonneterie et la corseterie, s'orne de boiseries céladon décorées de délicates guirlandes de roses. Las des dessous, le commerçant a converti son somptueux magasin de trois étages, d'aspect cossu et respectable, en boutique de livres d'occasion. Les bouquins poussiéreux ont remplacé le linge immaculé ; les vieux magazines d'aviation, les fines dentelles de Calais ; les dictionnaires dépareillés, l'écrin des bustiers flammés. L'atmosphère pénétrante de l'ancien commerce n'a pas tout à fait disparu, même s'il s'y mêle maintenant les effluves du papier pourrissant. Car il lui reste encore un stock de lingerie à écouler. La boutique, équivoque, semble hésiter à choisir pour de bon sa vocation : elle n'est plus vraiment un magasin de lingeries fines, elle n'est pas encore une librairie d'occasion, en sorte qu'on y entre désormais la tête haute. On peut profiter de la présence simultanée des livres et des lingeries et s'y fournir doublement : une paire de collants en polyamide et les sermons de Bourdaloue ; un porte-jarretelles et l'ouvrage de Bernard Berenson sur Sassetta, peintre siennois. On ne s'étonnerait pas de voir bientôt mis en place une technique d'incitation à l'achat qui consisterait à offrir gracieusement, à tout acquéreur de l'édition des oeuvres complètes d'Alphonse Daudet, un soutien-gorge et, inversement, tel ouvrage de Malraux ou de Bourget à tout acheteur d'une guêpière.


Au milieu des livres qui s'amoncellent en désordre, demeurent les vestiges de l'ancienne et séduisante activité du magasin. Des jambes sectionnées à la cuisse dressent leurs pieds nus vers les plafonds. Des mannequins, semblables à des poupées qui auraient perdu leurs cheveux, se dressent soudain, au détour d'un rayonnage. Un buste à la chair saumonée, aux lèvres rosées, porte sur son socle cette mention, calligraphiée en anglaise : "La Sirène". On ne saurait douter qu'elle le soit, car ainsi à l'abandon au milieu des livres, perchée sur une étagère comme sur un rocher grec, elle appelle irrésistiblement le client qui croit entendre son chant plein de charme. Ses yeux d'un bleu trouble se tournent vers un livre magnifique qu'elle convoite, Le Saint Suaire de Turin devant la science, l'archéologie, l'histoire, l'iconographie, la logique par Paul Vignon, Professeur à l'Institut catholique de Paris, Masson et Cie, éditeurs, 1938, dédié à son altesse royale et impériale Monseigneur le Prince de Piémont. On a peine à imaginer à quoi peut rêver la Sirène en regardant ce livre. Peut-être songe-t-elle qu'il serait seyant de couvrir sa gorge triomphante de la mystique étoffe.


On monte au second étage par un vaste escalier central à la rampe de fer ouvragé. Partout, de vastes miroirs approfondissent l'espace. Les tiroirs innombrables, où s'empilait le linge plié avec soin, détournés de leur fonction, sont désormais pleins de livres : "Combinaisons 40" est-il encore écrit sur l'un d'eux, désignation mal recouverte par l'intitulé de son nouveau contenu : "Guerre 39-40". Derrière le rideau fleuri des cabines d'essayage ne se cachent plus de roses et suaves corps féminins à demi dénudés, mais des panneaux de livres aux pages couleur fougère où s'épanouissent des corolles d'humidité. On peut le regretter. Dissimulés dans un recoin, ainsi que le veut l'usage des librairies pudibondes, les livres érotiques se découvrent au seul vrai curieux, qui s'en étonne. Ces ouvrages où la lingerie constitue l'un des motifs les plus constants - on s'y déshabille, on s'y rhabille, on y vole des rubans, on y accorde sa culotte, on en fait des usages fort singuliers - ne devraient-ils pas être exposés aux yeux de tous comme les bustes alléchants des mannequins ? Un lien secret unit livres et lingeries, qu'il ne convient peut-être pas de révéler à tous. La langue en conserve la trace, qu'elle dissimule et manifeste dans le même temps, puisque "ligne", on s'en avise après coup, est l'anagramme parfaite de "linge". Et l'on découvre, si l'on fouille un peu dans le terreau des dictionnaires, que ces deux mots sont issus de "lin". C'est, au reste, l'usage des sous-vêtements, qui se répand à la Renaissance, qui explique le développement de la production de la pâte à papier, ceux-ci connaissant une seconde vie, sorte de rédemption, sous les espèces de la feuille blanche. La page est un linge que certains s'emploient à broder interminablement d'une fine calligraphie. On n'écrit jamais, en somme, que sur d'impurs chiffons.


Le magasin est à présent un bistrot. Le décor n'a pas changé. Les bustes sont toujours là. Quelques piles de livres anciens et de magazines démodés placées dans la verrière du comptoir signalent sa défunte activité. On se demande en quoi la boutique à métamorphoses va bientôt se transformer. On imagine un test du type de ceux qu'on élabore pour mesurer l'intelligence : quelle boutique peut compléter la série constituée par un magasin de lingerie fine, une librairie d'occasion, un bistrot ? Vous disposez de vingt secondes pour répondre.

 

Gérard Farasse
La NRM   n°15 - Mars 2006