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Mon ami le peintre

Fut-il malheureux ? Mais jusqu'où peut-on souffrir d'en trop savoir ? Tout jeune encore il s'est lancé dans d'insolites études et des ruminations austéres. Il nous inquiétait, nous autres, joyeux drilles qui le voyions s'enfermer dans une vie monacale seulement de loin en loin interrompue des explosions d'une joie intempestive. Aux apprentissages académiques il prétendait opposer la voie des songes. Nous pressentions qu'il transformait sa vie en un destin de fulgurances et de ténèbres. Peintre de portraits, quelle existence obscure dut être la sienne ! Le piège s'est refermé sur lui du jour où i a su, définitivement, ce qu'il en était des femmes. Ce que cachaient leurs guimpes et leurs corsets, leur chaste maintien, leurs soupirs énamourés. Le secret de leur chair. Il savait.
Dans le vaste atelier qu'il arpentait comme un fauve en cage, elles venaient à heures fixes, prudes et réservées. Il les faisait asseoir dans ce raide fauteuil d'où elles ne devaient sous aucun prétexte bouger. Lui, derrière son chevalet, s'abritait de leurs regards. Il ébauchait leur visage en gris ouille et sur le fond du tableau jetait un jus quelconque, dont il ne se soucierait qu'à la fin quand il faudrait parfaire l'harmonie dernière. Du visage il passait au cou, aux épaules d'où découlait la couleur, follement vivante, à la gorge enfin que les mains impertinentes du rêve d'un geste preste dévoilaient. Et tout le corps peu à peu montait de la neutre profondeur de la toile. Si son pinceau renonçait à caresser les seins, c'était pour flatter les flancs, le ventre, et faire mûrir dans la lenteur, à la jonction des cuisses, un sexe que les émois intimes rendaient semblable à la corolle d'une pivoine débordant de rosée. Le modèle, dont la robe n'avouait pas un faux pli, se troublait d'abord, s'alanguissait, haletait, il soupirait, poussait le cri ultime quand le pinceau posait, là, vibrante, la dernière touche. Un silence de craie tombait sur l'atelier. Le modèle et l'artiste tâchaient à reprendre leur souffle. Galant homme, il tendait à la dame une main secourable et la guidait au-devant de l'œuvre. Un moment il la laissait dans la révélation de sa plus lointaine vérité, puis il la saluait. Après avoir, durant de longs mois, fait sécher la première couche, il revêtait la figure de ses soieries, de ses tournures et de tous ses colifichets.
Il est mort assez jeune, consumé par son génie fantasque. À ce qu'on croit savoir, jamais aucune ne se dévêtit pour lui et jamais il n'étreignit aucune de ces belles passantes. Ses œuvres aujourd'hui n'intéressent plus que de rares amateurs que fascine l'éclat qu'il mettait aux yeux peints et que par-dessus tout bouleversent les ciels ineffables et gris qui dressent leur béance derrière l'énigme de ses portraits de femmes.

Jacques Abeille. 14 janvier 2003
La NRM n°5 : "Le goût de la vie" - mars 2003

 
 

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