Une
 
 
     
tranche
           
de
vie
 
de
 
chien
Cayenne est vraiment le haut lieu de la communion interculturelle ! À cette heure-ci, les rues grouillent de visages jaunes, blancs, noirs et dorés. Et je ne parle pas de mes frères les chiens, tous plus efflanqués les uns que les autres, qui se faufilent entre les passants indifférents.
Christian Poslaniec : Punch au sang

 


 

À Cayenne, vivent des chiens des rues capables d'une grande élégance et d'une rare discrétion. Tous les Cayennais ont sans doute encore en mémoire ce huit mai où un chien régla la cérémonie de la place du Coq. Tandis que militaires, officiels et personnalités s'étaient assemblés, en un carré impeccable, autour du monument aux morts, afin de célébrer les disparus de toutes les guerres ; au moment où, pleins de dignité, et lourds de décorations, le général et le préfet entamaient l'inspection des troupes, figées au garde à vous, un gros bâtard trapu se matérialisa à leurs pieds.
     C'était un molosse au poil orangé sillonné de larges pelades, court sur pattes, une oreille pendante, molle, l'autre, toute ébréchée, à demi dressée. Tel un maître de cérémonie, avec, dans l'œil, le reflet plein d'une componction convenant bien à la solennité du moment, il se mit en marche, précédant les autorités d'un pas solennel et menant l'inspection. Quand il s'arrêtait, on s'arrêtait derrière lui. Quand il repartait, on repartait à sa suite.

     L'animal ne manquait pas d'allure, la queue en panache, la tête fièrement dressée à gauche, comme il convient pour une prise d'armes. Sa longue langue rosâtre et baveuse pendouillait de la commissure droite de sa gueule entr'ouverte, expression vivante d'une force tranquille.

     Dans un garde à vous impeccable, les porteurs d'uniformes gardèrent le nez haut, le regard obstinément fixé sur une ligne bleue des Vosges imaginaire, imperturbables. La cérémonie se déroula de façon exemplaire, et, pour une fois, la sono ne connut ni couac, ni larsen, en jouant aux champs.

     Pourtant, faisant montre d'une modestie remarquable, le héros du jour ne chercha point à s'imposer. Sitôt sa mission accomplie, lorsque les éminents personnages qu'il avait guidés arrivèrent, au terme de la revue des troupes, devant la masse des pékins, il se faufila comme un lézard entre les jambes des badauds, et disparut comme il était venu, tel un fantôme, comme s'il n'avait jamais existé.

Francis Carpentier
La NRM  n° 31 - Janvier 2013

 
  • "Je m'appelle Herman Melville comme ce type qui a écrit un best-seller sur les baleines. Je suis douanier comme lui, mais pas un écrivain. Les romanciers écrivent de gros bouquins à partir de petits riens, moi je raconte juste ce qui m'est arrivé de pas banal…" Dans Les Aventures d'Herman Melville, que vient de publier Francis Carpentier "pour de vrai chez un imprimeur", son héros affronte personnages improbables, institutions équivoques et situations extravagantes. Un roman picaresque dont les ingrédients ne semblent que l'envers de faits divers navrants de l'histoire contemporaine…

  • Les Cahiers du petit curé : 201 avenue Pasteur - 49100 Angers. Prix : 13 euros, port compris (chèques à l'ordre de Francis Carpentier)