TRAVAIL MANUEL

Je laisse la main sur la feuille de papier en toute liberté pour qu'elle se promène à sa guise. L'écriture est un travail essentiellement manuel, laisser faire laisser dire est la devise du parfait écrivain digne de ce nom. C'est ma main qui a dit ça, je n'y suis pour rien !

Un monsieur qui aime bien les voitures s'en est acheté une toute neuve. Elle est propre, rouge avec des roues rondes. Elle roule, elle peut avancer ou reculer, longer les précipices ou bien rester tranquillement chez elle, dans son garage. C'est une voiture qui a tout pour être heureuse car en plus le monsieur l'aime beaucoup, il aime beaucoup les voitures en général et elle en particulier. Cette voiture-là a probablement un bon karma, poils au bras ! Elle deviendra un camion dans une prochaine renaissance, puis un hippopotame, un Américain obèse et un roitelet. Elle a tout l'avenir devant elle, son passé derrière et le présent devant la porte de sa chambre à coucher. Le monsieur est tranquille, il dort sur ses deux oreilles chaque nuit. Rien à signaler, ça roule, ça roule…

C'est un brave homme au demeurant, pas compliqué, ni intellectuel, il a toutes les qualités sauf une, je ne me souviens plus laquelle. Il a un métier difficile qu'il exécute à la perfection, il gratte dans le dos ! Il est gratteur de dos ! Si une puce inaccessible se promène entre vos omoplates allez le trouver, il l'écrasera d'un coup de marteau, il est très habile. Son métier est malheureusement peu connu, il n'est même pas dans le dictionnaire ! Voilà pourquoi il a peu de clients, il travaille peu, il mange peu, il s'habille peu, il s'appelle Jules Peu, mais il est un peu sympathique, il faut l'aimer un peu !

Sa vie semble peu passionnante, je vais le laisser vous en parler un peu.

Je suis peu intelligent et peu idiot, dit-il en parlant avec sa langue. Je m'exprime peu, je me soucie peu des autres, j'ai rarement des soucis, j'ai peu à faire, peu à dire. Je me rase peu souvent, je regarde peu la télévision, je vais peu au cinéma, je lis peu, je parle peu, je raisonne peu, je chante peu, je me tais peu, je touche un peu à tout, de sorte que mes journées sont bien remplies de peu de chose. On trouve des miettes sous ma chaise dans ma salle à manger peu souvent bien que je balaye peu, avec moi tout est peu important ainsi que son contraire.

Aimes-tu ? As-tu une femme ?

Je n'ai pas de femme, ça coûte trop cher en toilettes, en boisson et en nourriture, sans compter les bijoux…ça parle tout le temps pour ne rien dire, ça oblige à faire des efforts pour rester calme, ça complique la vie…non, j'ai une jument que m'a offerte un paysan cravaté trouvé dans un salon parisien en costume trois pièces. Il s'ennuyait, je lui ai fait un peu de conversation par charité, il en a été tout ému et pour me remercier un peu il m'a offert cette très belle bête qui malheureusement défèque un peu en dehors de sa caisse et ne tient pas dans la baignoire dont elle déborde un peu, c'est embêtant…

Tu vis donc avec une jument à domicile !
Est-elle gentille ?

Elle est un peu taciturne, peu bavarde, elle a les qualités que j'aime un peu, je ne suis pas malheureux, simplement un peu triste de temps en temps…

Pourquoi ?

Parfois un peu joyeux, parfois un peu triste, c'est normal, mais pas malheureux, disons peu heureux !

Mais tu as aussi une voiture ! Comment peut-on être peu heureux quand on a une voiture ?

J'avoue aimer énormément ma voiture, c'est vrai. Je l'adore autant que ma jument, voire plus, les deux ensemble emplissent ma vie. Elle a une carrosserie lisse, des pneus bien gonflés, un volant très rond légèrement incliné, des vitres tout à fait propres si on les lave avec du savon et de l'eau, un embrayage sous la pédale, un levier de changement de vitesses perpendiculaire, des clignotants tellement sensibles…comme des paupières en plein soleil ! En plus, elle protège de la pluie et ses essuie-glaces essuient ! Que demander de plus ?

C'est ma jument qui tient le volant. Elle conduit bien, elle sait accélérer puis freiner, elle ralentit à l'entrée d'un virage et s'arrête s'il le faut pour éviter une poule traversant la route.

Je ne me plains pas. J'ai sous la veste et dans l'assiette beaucoup de chance. J'ai même un portefeuille avec des billets de banque, un aspirateur, un ventilateur et une montre au poignet : regarde comme elle est belle !

"Un autre monde" - Collage de Philippe Lemaire © 10 novembre 2013.
                  

Je sautille tel un roitelet
Je me pavane comme un paon
je rigole sans savoir pourquoi
j'ai une lucarne ouverte
sur le paradis !

J'aimerais offrir à chacun
des sardines et un ouvre-boîtes !

 
Alfonso Jiménez
La NRM   n°34 - Décembre 2013