Le mystère du
train poétique.
|
|||||||||
Me
voilà de nouveau parti sur les rails. Le contrôleur de
la NRM,
en gare de Villeneuve d'Ascq, m'a contacté pour me signaler qu'un
étrange train circulait sur les voies du Nord... Un train avec
une locomotive sur laquelle étaient inscrits les lettres et chiffres...
POETIQUE 231, sigle et numérotation non répertoriés
dans le matériel de la S.N.C.F. ! Le cheminot m'a demandé
d'aller voir de près ce mystère et de lui rapporter, si
possible, un article pour sa gazette ferroviaire. Ferrovipathe comme
je suis, je n'ai pas pu résister. J'ai laissé ma draisine
au dépôt. La vieille Lison était disponible... Je
suis accompagné par le conducteur Jacques Lantier qui a une gueule
de Jean Gabin. Il me conduit à la gare Zola de Sotteville-lès-Rouen.
On ne sait jamais !
|
|||||||||
Muni
de ma collection de Chaix, j'ai entrepris l'équipée. Je
ne m'embarque jamais sans littérature de gare. Virgile Tanase
signale dans La Vie mystérieuse d'un tueur anonyme : «...Le
roman, genre littéraire ayant connu son épanouissement
au XIXe, lorsque le train mettait dix-huit heures pour faire le trajet
Paris-Marseille, quatorze pour le Paris-Lyon, etc., le roman n'a plus
aujourd'hui la pointe de la technologie dans ce domaine ! Le train à
grande vitesse, disais-je, élimine de notre vie cette foultitude
de temps morts que l'on essayait, autrefois, de rendre supportables
en réfléchissant, en lisant ou en jouant aux cartes. Confronté
toutes les dix secondes à un paysage renouvelé, susceptible
de l'amuser et de l'instruire, le passager du train à grande
vitesse, même assis côté couloir, regarde le monde
d'un il nouveau qui ne se satisfait plus des mirages littéraires
: il veut du vrai, du solide ! Et pour cause : le train à grande
vitesse prouve de manière éclatante que lorsque l'on veut
vendre (ou acheter) une paire de bretelles à meilleur prix, ni
les mots ni la philosophie ne nous sont d'aucun secours : Bref, ce n'est
pas un hasard si le roman fleurit aujourd'hui du côté de
l'Amérique latine et des pays de l'Est où les chemins
de fer laissent à désirer. Il en va de même pour
la poésie. Dans son journal de voyage Voyage en Belgique,
Victor Hugo décrit la locomotive comme un monstre venu du fond
des âges et Théophile Gautier renchérit dans La
Toison d'or : «Le cheval de vapeur avait déjà
mangé son avoine de charbon, il renâclait d'impatience
et soufflait par ses naseaux enflammés avec un râle strident,
d'épaisses fumées blanches, entremêlées d'aigrettes
étincelles...». Ce mystérieux train poétique
était-il du même calibre ?
|
![]() |
||||||||
Je
pourrais vous remplir un wagon entier de littérature ferroviaire
: romans classiques ou de gare. Mais nous voyageons léger pour
aller plus vite. Je préfère me repasser en boucle la chanson
"Le train fatal" (version 1920) interprétée
par Bérard, - une sorte de réduction en deux minutes de
La Bête humaine d'Emile Zola, lorsqu'on m'annonce que la
locomotive poétique est passée sans s'arrêter à
la gare de Huysmans, ville où sont conservées, dans son
musée, la Crampton et l'Egerth qui se livrent encore une course
effrénée à rebours. J'ai soudain eu une intuition
et demande à Jacques de nous conduire à la station belge
Verhaeren, là où les villes sont noires :
|
|||||||||
|
|||||||||
Le
centre d'aiguillage nous ouvre les voies ferrées prioritaires.
Le temps de nous y rendre et le train mystérieux avait disparu
en laissant une épaisse trace noire de charbon. Il était
bien passé là.
|
|||||||||
Je
décide donc de prendre le chemin de la gare Franc-Nohain. J'avoue
avoir cherché un exemplaire ancien du recueil de poésie
(paru en 1899) Les chansons des trains et des gares de l'auteur
qui a donné son nom à la station. Sans résultat
; je n'ai que des extraits. Oui, je parle bien du père même
de Jean-Nohain, dit Jabouille, l'auteur, avec Mireille, de la chanson
"Puisque vous partez en voyage" (version 1935). La première
version était goûteuse et celle plus récente de
François Hardy & Jacques Dutronc l'est aussi. Une fois arrivés,
le chef de gare nous a assurés qu'un gentil petit train lui avait
fait un petit bonjour. Je décide donc que l'on aille, non sans
quelque crainte, à la gare Roussel, en région parisienne.
J'ai évidemment dévoré l'uvre de Jules Verne
traversée par beaucoup de trains. Son admirateur le plus étrange,
Raymond Roussel, nous signale dans ses Impressions d'Afrique
(publiées en 1910) des rails en mou de veau : «Les pieds
de la statue reposaient sur un véhicule très simple, dont
le plate-forme basse et les quatre roues étaient fabriquées
avec d'autres baleines noires ingénieusement combinées.
Deux rails étroits, faits d'une substance crue, rougeâtre
et gélatineuse, qui n'était autre chose que du mou de
veau, s'alignaient sur une surface de bois noirci et donnaient par leur
modelé, sinon par leur couleur, l'illusion exacte d'une portion
de voie ferrée ; c'est sur eux que s'adaptaient, sans les écraser,
les quatre roues immobiles.». Sur cette scène de théâtre
comme figée, j'ai trouvé des traces étranges de
gomme visqueuse. Notre machine avait encore filé. Par dépit,
nous partons pour la gare Cendrars, qui n'est pas toute proche. Le recueil
La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France,
paru en '1913, devrait nous donner quelques éclaircissements.
Hélas ! Pas de Transsibérien ni de Jehanne, mais un vague
parfum de Madone des sleepings. Encore trop tard !
Nous filons dare-dare pour la gare Queneau près du Havre : |
|||||||||
|
|||||||||
Hélas
! Il n'y a plus que l'écho du sifflet... Nous nous dirigeons
vers l'ancienne gare Réda qui est maintenant désaffectée.
|
|||||||||
Le défilement régulier des poteaux et signaux découpent sur la vitre de mon compartiment des cases de bandes dessinées et des bouts de pellicule de films. Des images rapides se déroulent : Valentina de Guido Crépax, Corto Maltese en Sibérie et des images escamotées du film Shanghai Express de Joseph von Sternberg en 1932, de La femme disparaît d'Alfred Hitchcock en1938, et du Crime de l'Orient Express de Sidney Lumet en 1974. Nous arrivons enfin dans la gare abandonnée pour souffler un peu. Un musique suave, mélange d'airs des années 20 et 30 composés le plus souvent par Duke Ellington, s'échappe d'un système acoustique invisible dans le hall. J'ouvre une porte et découvre par hasard une bibliothèque de cheminots. En dehors de la collection presque complète de La Vie du rail et de nombreux polars dont l'uvre de Jean-Bernard Pouy, je tombe sur la première édition française chez Opta (1971) du roman de science-fiction Pavane, de Keith Roberts, que je tiens pour un petit chef-d'uvre d'uchronie. L'Angleterre a perdu sa reine Elizabeth avant l'heure et par la suite la bataille contre l'Invincible Armada. Le pouvoir actuel est tenu par les autorités religieuses qui se dressent contre le progrès industriel et il n'y que de vieux trains à vapeur qui circulent sur les voies... Plus loin s'alignent les numéros de l'immense saga La Compagnie des glaces de G.J. Arnaud, parue chez Fleuve Noir Anticipation au cours des années 80. C'est une histoire de futur arctique où seuls roulent de gigantesques trains dans un froid glacial. Je n'ai jamais réussi à lire jusqu'à maintenant ce texte en entier et dans l'ordre. Les parutions, à l'époque, étaient trop fréquentes. La réédition en collection omnibus, quelque dix ans après, pose le même problème : 62 volumes. |
|||||||||
Soudain,
un étrange sifflet retentit. Et bientôt, un train transparent
et lumineux s'arrête, comme celui de Poudlard dans Harry Potter.
Sans hésiter, je monte dans la machine qui crache de la fumée
et prend très vite son allure poétique. Je ne sais pas
où je vais, - sans doute au pays de la poésie. J'ai abandonné
Jacques Lantier à son triste sort. J'envoie ce message au contrôleur
de la NRM,
sans savoir si celui-là lui parviendra. Ce que sais seulement,
c'est que le train poétique se comporte comme les fées
et les dieux. Il cesse d'apparaître lorsqu'il n'y a plus d'adeptes
pour y croire et de fervents pour l'invoquer.
|
|||||||||
|
|||||||||