Tête brûlée


Toujours trop vêtue, alourdie d'étoffes rêches j'ai traversé les villes souvent accompagnée, souvent importunée, souvent à plusieurs. Parfumée. J'étais à la mode. En couple par endroits, à deux par habitude, par lassitude et peur du noir. On a essayé à plusieurs aussi le lit. La compagnie des autres me permettait de mettre à distance, un temps, mes origines. D'oublier d'où je viens par hasard. De cacher ma destinée. De fuir la lumière et maquiller mon éclat. On roulait à toute allure. Je me vivais Sagan.

«Tête Brulée» © Collage de Philippe Lemaire.

Je lisais trop.

Je restai terne, le teint terreux, le sang de navet. La pâleur de celle qui n'est pas née. Qui attend le jour J.

Je fus riche et mariée.

Je basculai dans un état moyenâgeux de mondanités, réceptions et cocaïne. Je demeurais très à la mode. Courtisée pour mes robes et mon esprit, mon cul et mon sens de la répartie. J'en oubliai d'où je viens, (encore), j'en rêvais la nuit, et m'accrochais à mon mari le matin de peur qu'il me laisse aller brûler une maison en forêt. Je l'astiquai ferme pour qu'il n'aille pas au bureau. Je le retenais par tous les sens, je déployai une myriade de postures excitantes pour qu'il ne me quitte pas, pour que je ne sois pas tentée par un incendie en forêt.

Il craquait. Il bandait et rebandait derechef. Il fit faillite et me quitta.

On divorça. Bon débarras. Je repris d'autres ébats.

Je n'ai jamais pu travailler. J'aime mieux la misère. Sans horaire. Sans supérieur. Sans se lever.

Mentir. Me vendre. Voler.

Etre dans la mode.

Je devins une accompagnatrice de luxe. Une tentatrice, une pute distinguée, une morue raffinée, une maison close à moi toute seule. Je créai mon site. On me likait beaucoup.

J'appartenais aux cons qui payaient pour que je m'entretienne. Ils me décoraient de gros bijoux Chaumet, de carrés Hermès, de robes Lacroix, des fameux Louboutins.

Surévalués.

J'étais leur poule.

C'était ça de gagné pour retarder le jour où je piétinerais père et mère (feux père et mère), jour où je brûlerais la maison familiale, (feu la maison familiale) qui n'a jamais abrité que des mythes et du récit.

Ils prenaient leur Cialis Super Force dans la salle de bain, en cachant leur nudité bedonnante quand ils se pliaient pour boire l'eau du robinet. En me déshabillant et en jetant un coup d'œil sur leur corps trop flasque et leur queue molle, je pensais à mon balcon en forêt.

Au jour de la revanche. De l'acte manqué réussi. Au jour prémédité. Au jour où je m'enfoncerai nue dans le sol mousseux de la clairière. Jour où je ne serai vue que de vous, mes origines et ma destinée.

Je pensais au craquement du bois, aux cendres des corps enfouis dans le baraquement maudit où je vins au monde dans un village français. Je pensais à l'écroulement des valeurs, à la mort de la famille, à la lignée détruite, aux descendants qui, Dieu Merci, ne verront jamais le jour.

Je pensais aux autodafés.

Je pensais aux séries TV.

Je pensais aux ruses de l'inconscient, je m'en remettais à la force de la littérature.

Je suspendais mon cri feint de jouissance et dessinais ma masure en l'air.

Il s'essuyait.

J'étais libre, nue, et complètement démodée.

 Géraldine Serbourdin
Sur un collage de Philippe Lemaire
18 Novembre 2013, 16h 25.
La NRM  n°34 - Décembre 2013

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