Spiderland
la poésie des araignées

     La première fois que j'ai rencontré Jean-Marc Flahaut, il pilotait une embarcation qui flottait, immobile, sur un océan de livres. Le prétexte du voyage était un atelier d'écriture qui se tenait dans un local situé au dessus d'une grande bibliothèque de la métropole lilloise. Légèrement en retard, je suis monté à bord alors que la séance venait de commencer. Après avoir poussé la porte de l'unique cabine, j'ai été saisi par le spectacle de participants scotchés autour d'une table et fascinés par un homme en noir qui les observait tout en devisant tranquillement, posté dans un des coins de la pièce. J'ai pris place et me suis laissé prendre aux jeux littéraires proposés (écrire trois lignes sur un polaroïd, barrer presque tous les mots d'une page arrachée d'un vieux livre de poche…). Dans un silence studieux, chacun aventurait sans méfiance ses pattes de mouches. C'est bien plus tard que j'ai pensé à l'araignée.
     On peut ranger les insectes dans des petites boîtes, mais pas les gens. Après ce premier contact, j'avais classé Jean-Marc Flahaut parmi les virtuoses du style bref. Je crois même que j'avais mis une petite étiquette sur la boîte : Art du bref. J'attendais de lui une autre bordée de poèmes ou de textes courts, à la manière de ses Nouvelles du front de la fièvre. C'était voir trop petit. C'est un roman qu'il nous préparait. Bien que je n'aie guère de goût pour les romans - la plupart pourraient être écourtés - j'ai commandé mon dessert de lune.
     Je suis entré dans Spiderland à petits pas, sans savoir où l'auteur allait me conduire. Dans l'étrange contrée où il nous entraîne, les araignées sont des animaux familiers. On y élève des mygales et autres espèces d'arachnoïdes (il en existe plus de trente mille, et chacune a son livre, que l'on peut trouver à l'Immense Centrale Bibliothèque de Spiderland, seul endroit où ils sont tous disponibles)[1] . Ce pays intérieur est bordé à l'Ouest par la mer, au Nord par l'immense forêt de sapins, au Sud, par "les terres où la culture l'emporte sur l'élevage dans les parties les plus humides" et à l'Est par "les petites collines noires qui nous séparent du reste du monde". Toute ressemblance avec un territoire précis du Nord-Ouest de la France serait pure coïncidence. Parvenu à la fin du voyage, on ne sait plus si on a envie de le découvrir davantage ou d'aller voir ailleurs. Les héros du roman devancent le lecteur et quittent Spiderland au dernier chapitre. Mais le mot "Fin" n'apparaît pas après le point final. Après la dernière ligne, je me suis surpris à reprendre Spiderland et à le relire avec autant de plaisir. Plus moyen d'en sortir. Totalement imprégné du parfum d'enfance qui baigne ce livre. Pris dans les fils de la toile tissée par Jean-Marc Flahaut.

     Captivé par ces pages et agitant ma plume pour tenter d'en sortir, je dois ajouter que les illustrations de Jean-Claude Flahaut, le Papa de Jean-Marc, participent activement du charme vénéneux de Spiderland et attestent de l'existence de cette contrée située entre l'imaginaire et le souvenir. "Tout le monde sait que les souvenirs ne doivent pas bouger. Sinon, comment ferions-nous pour les retrouver ?"
     Un autre fantôme hante ce court roman, que je ne devrais pas nommer. Si par un hasard tout à fait improbable, il existait un prix littéraire Richard Brautigan, c'est à Jean-Marc Flahaut qu'il faudrait l'attribuer pour ce livre attachant.

Phil Fax
La NRM  n° 23 - Printemps 2009


[1]On y trouve sans aucun doute Sur la Découverte du Rapport constant entre l'Apparition et la Disparition, le Travail ou le Repos, le Plus ou moins d'Etendue des Toiles et des Fils d'Attache des Araignées des différentes Espèces, et les Variations atmosphériques, 1795, ouvrage peu courant cité par Blaise Cendrars dans Le Plan de l'aiguille.

 
  • Spiderland, de Jean-Marc Flahaut, illustré par Jean-Claude Flahaut.
    Editions Les Carnets du dessert de lune (12€).