Le coin du bibliophile

La salive de l’éléphant


Le livre le plus immonde de ma bibliothèque !


     Ce n'est pas sans avoir longtemps balancé avec l'envie de me taire que je vais vous avouer le secret répugnant que j'ai trouvé en ouvrant les pages du roman hippie d'un des derniers surréalistes. Mon exemplaire a trouvé refuge dans un des recoins les moins accessibles de ma bibliothèque. J'ai longuement hésité à le détruire, et plus encore à raconter son histoire. C'est la liberté des aveux et des écrits des dames de ce temps, déguisés ou non sous le masque de la fiction, qui a fini par me convaincre d'en livrer le secret. Quoi qu'il en coûte, la littérature doit tout dire, n'est-ce pas ?

     L'auteur est mort, à présent. Il ne pourra pas s'offusquer des révélations que je vais faire. D'ailleurs, qui sait s'il n'y verrait pas une sorte d'hommage indirect à son œuvre, une raison de lever la queue jusque dans la tombe ? Je dois vous avertir que mon récit n'est pas pour les jeunes gens ni pour les âmes candides. Il y sera question de sexe et de foutre, de pratiques inavouables et de semence abondamment répandue. Je vous invite à refermer immédiatement ces pages si vous pensez que les lignes qui suivent pourraient blesser votre sensibilité.
     Vous voici prévenu. Vous pouvez encore arrêter votre lecture. Je vais vous conter comment est entré chez moi le plus sale, le plus cochon, le plus infect de tous mes livres et pourquoi je ne suis pas encore parvenu à m'en débarrasser.

On ne sait pas toujours ce qui se cache à l'intérieur des bouquins d'occasion. On les déniche un peu partout, mais on ne sait jamais vraiment qui les a fréquentés ni où ils ont traîné. Il n'est pas rare d'y découvrir un signet placé là par un lecteur précédent ; cette trouvaille suffit parfois à décider un achat. Il m'est arrivé quelquefois de cueillir une fleur séchée laissée en guise de marque-page dans un vieux livre au dos passé par le soleil. Cette manière désinvolte d'herboriser laisse alors une marque jaune sur le papier. Allez savoir pourquoi, j'oublie plus facilement cette petite souillure si c'est une pensée qui en est la cause. Certains livres contiennent des coupures de presse, des photos, voire un billet d'entrée pour un concert ou une pièce de théâtre… On dit alors qu'ils sont "truffés", et c'est un petit bonheur. Un ticket obsolète de la RATP glissé entre les pages de Zazie dans le métro, et l'esprit s'égare déjà aux abords du métropolitain ! Mais gare aux volumes trop usagés, aux pages mutilées ou griffonnées, aux tranches cassées, aux coiffes arrachées ! Le vrai bouquiniste met son honneur professionnel à signaler ces défauts. Sans être particulièrement maniaque, le bouquineur aime savoir dans quel état se trouve l'elzévir dont il entend tirer quelques moments de plaisir avant de le laisser dormir sur ses étagères. Les objets comme les hommes ont leur vie et leurs petits soucis. Il serait excessif de reprocher à un livre d'avoir vécu et subi la marque des années. Les cicatrices héritées de ses vies passées concourent à lui donner une âme. L'ex-libris collé sur la page de garde, l'envoi de l'auteur ou les notes prises au crayon par un lecteur attentif personnalisent un livre comme le tatouage une peau. Tout bon libraire d'ancien le sait et gère son commerce dans l'attention à ces petits détails qui influent sur le désir de posséder ou non l'ouvrage et sur le prix demandé. Malheureusement se mêlent aussi du négoce du vieux papier des individus peu regardants sur la qualité de leur marchandise et soucieux avant tout de vendre au prix fort tout imprimé un peu ancien tombé entre leurs mains. Taire l'existence d'une trace, d'une rousseur ou d'un manque, est pour eux le moyen de s'assurer d'un profit plus certain. L'acheteur s'expose alors à de mauvaises surprises.

C'est auprès d'un de ces individus peu recom-mandables, la cinquantaine grisonnante aux yeux vagues, que je me suis procuré l'ouvrage parfaitement dégoûtant dont je vais maintenant vous entretenir. Son catalogue proposait l'édition originale d'un roman assez rare publié chez Eric Losfeld en 1970, l'époque des chemises à fleur, de l'amour libre et de la libération sexuelle. La Salive de l'éléphant est un livre-culte, un érotique vénéré des connaisseurs, la narration à la première personne du long rut de Lucifer Ilje, pseudonyme fantaisiste (" il-je ") dissimulant un auteur aujourd'hui oublié, mais qui eut ses entrées dans les meilleures revues littéraires. Au tournant des années soixante, Critique, Monde Nouveau, Le Mercure de France, La Nouvelle Revue Française, Les Lettres Nouvelles  ont largement ouvert leurs pages à Charles Duits. C'était un visionnaire, un grand inspiré, un authentique " surréel ". Son destin fut marqué par l'amitié d'André Breton, rencontré à New York en 1942, puis par l'expérience du peyolt. Ses voyages psychiques en littérature et en poésie ne sont pas moins déconcertants que ceux d'Henri Michaux. Sous l'influence du champignon magique des indiens du Mexique, il a produit des textes extrêmement troublants : Le Pays de l'éclairement, La Conscience démonique, Nefer et surtout Ptah Hotep, vaste épopée initiatique et fantastique située dans une Antiquité réinventée. Avec Solange et Les Miférables, l'érotisme atteint chez lui une dimension supérieure, charnelle et mystique. Mes premières lectures et les commentaires que j'ai lus par la suite m'ont enclin à penser que ma bibliothèque serait gravement incomplète s'il y manquait le plus mineur de ses livres. C'est dans cet état de curiosité désirante que, dès que j'eus repéré La Salive de l'éléphant sur la liste du libraire, je passai commande et pris rendez-vous avec lui.

L'ouvrage me fut remis devant la porte à heurtoir d'une maison de brique rouge, dans une courée en impasse située à quelques pas de la Porte de Paris et de l'ancien Hospice Gantois transformé en hôtel de luxe. Des reliques de l'ancienne vocation charitable de l'établissement y sont visibles dans une pièce attenante à la chapelle, admirablement conservée et restaurée, et donnent une idée de l'ancien visage de la ville. Au temps où la capitale des Flandres regorgeait de clochers, d'édifices religieux et d'hospices voués au secours des corps et des âmes, la rue des Brigittines abritait un couvent. L'ordre monastique féminin fondé par Sainte Brigitte était dédié au Saint Sauveur, dont le quartier porte encore le nom. Le Saint Sauveur ! C'est par un caprice du Malin sans doute qu'une certaine homophonie peut induire des pensées nettement plus mammifères mais également consolatrices. Et qui sait quelle main perverse a guidé le roman des coïts furieux de Lucifer Ilje en ces lieux bâtis sur les cendres de générations de nonnes et de moribonds en peine de Paradis ? Enveloppé dans une feuille de papier kraft, le livre avait l'air propre, bien que la tranche aplatie et déformée révélât que son précédent propriétaire n'en avait pris aucun soin. Il avait été sérieusement malmené et conservait les traces de ces outrages.

En l'ouvrant, le spectacle des pages trop vivement tranchées, arrachées et mutilées pour certaines, aurait dû m'alerter. Dès l'incipit, des phrases crues comme des photos porno ou des plans de films X, exhalant une puissante odeur de luxure…

J'aime le cul de Rose qui aime ma verge, et celle aussi du premier venu, qui a besoin de faire l'amour dix fois par jour, avec dix hommes différents, et de sucer les uns et les autres, de les masturber, de se baigner dans le sperme et la salive et la sueur, ma grande jument vicieuse, ma folle, ma putain…

J'espère un jour écrire un livre à la gloire de Rose, le livre le plus sale, le plus immonde qu'on ait jamais consacré à une paire de fesses…

Doux masturbateurs, je dirai un jour le cul de Rose de telle sorte que vous aurez le spasme définitif. Je regarde les persiennes closes et je vous imagine sous la lampe, l'un de mes livres à la main, le pantalon déboutonné, le slip ouvert. Certains recueillent leur sperme dans un mouchoir. Certains éjaculent sur le tapis…

Les obscénités se succèdent au fil de chapitres aux allures d'alcôves. Les mots font l'amour et ouvrent une orgie délirante. On a l'impression de voir partout des miroirs, comme dans la chambre de cet hôtel de passe près du zoo d'Anvers où je m'égarai un soir avec une amie originaire du Pas de Calais. Les amants répètent à l'infini des scènes éternelles. Les images de fellation, de copulation, de sodomie s'enchaînent, se dédoublent et se multiplient. On comprend à l'évidence que les pages cornées et déchirées furent tournées d'une seule main fébrile par un rêveur solitaire pressé d'atteindre le grand spasme annoncé.

" Foutre ! Foutre ! Foutre ! hurle la fille. "
" Le voilà mon foutre. Le voilà. "


* * *

Le voilà.
" Le voilà mon foutre. "
Le résultat est resté imprimé dans la marge, page 60, deux pages après la corne qui marque le début d'un passage particulièrement excitant (mais le livre a été écrit pour qu'ils le soient tous).

Une tache.

Une vieille tache.

Une autre, page 73.

Page 136, encore une tache suspecte.

Page 211 également, page 215 aussi, page 217, page 227…

J'en trouve encore jusqu'aux dernières lignes avant le point final. Une vraie carte de France !

" Blah Blah Blah. "

La Salive de l'éléphant est bien le livre le plus sale, le plus immonde qu'il ne m'ait jamais été donné d'ouvrir.

* * *

A chaque fois que je l'aperçois dans mes rayonnages, discrètement placé à la seconde rangée de la lettre D (pour Duits) entre André Breton a-t-il dit passe et Fruit sortant de l'abîme, j'affecte de l'ignorer. Si par hasard mon doigt se pose sur la tranche des livres à la recherche d'un titre, il s'écarte au moment de l'effleurer. J'ai envie de le mettre aux ordures, de le jeter hors de la bibliothèque, de l'envoyer se faire recycler au tri sélectif… Mais je répugne toujours à commettre le meurtre d'un livre. Je n'en détruis un que lorsqu'une raison supérieure m'y pousse, le plus souvent pour faire disparaître les reliefs du massacre des gravures découpées pour réaliser un collage. Plein de scrupules, mais à regret, j'ai donc conservé La Salive de l'éléphant. Je l'ai recouvert de papier cristal pour lui donner un air décent, au moins présentable. J'ai fini par me convaincre que quelque chose dans ce livre dégueulasse était conforme à son destin de livre dégueulasse. Je le remplacerai dès que j'en aurai l'occasion par un exemplaire en parfait état, vierge et non coupé, comme ceux qui font briller les yeux des bibliophiles et leur inspirent un amour sans tache. Mais je crois que je garderai dans un coin, loin des regards, mon exemplaire maculé. Comme le type même du livre maléfique, mais fidèle aux intentions de l'auteur, et le témoin infâme du sort singulier qui attend cette sorte de livres à éviter que l'antique morale recommande si vivement de ne pas laisser s'égarer entre les mains d'un adolescent ou sous les yeux d'une innocente.


John Paragraph
La NRM n° 18 - Hiver 2006

 

 

CHARLES DUITS : UN SURREEL

Cette évocation des mésaventures d'un de ses livres ne saurait réduire Charles Duits à cet érotique. Né à Paris le 30 octobre 1925, décédé le 21 juin 1991, il connaît aujourd'hui un très injuste purgatoire. Ses amis lui ont rendu un bel hommage dans un numéro spécial de la revue Questions de : Charles Duits - Vision et hallucination - L'expérience du peyolt en littérature (Albin Michel, 1994). On y trouve une étude biographique de Christian Le Mellec, des lettres à Charles Duits signées André Breton, Pierre-Jean Jouve, Henri Michaux ou Georges Henein, ainsi que des articles ou témoignages de Jacques Abeille, Ivan Alechinsky, Michel Camus, Pierre Dhainaut, Daniel Mallerin, Hugo Verlomme, Michel Waldberg et des textes de Duits lui-même. Celui-ci a laissé de nombreux inédits. Les éditions Le Bois d'Orion à L'Isle-sur-la-Sorgue se sont attachées à rendre son œuvre accessible et ont notamment réédité André Breton a-t-il dit passe, La Conscience démonique (éd. augmentée, 1994), son journal 1968-1971 (La Vie le fard de Dieu) et ses œuvres poétiques (Fruit sortant de l'abîme).
Ecrit à une époque où l'auteur avait renoncé à la reconnaissance des "gens convenables", La Salive de l'éléphant est né d'un véritable jaillissement de l'écriture, du 18 décembre 1968 au 25 janvier 1969. "En un mois j'ai écrit plus que je ne le fais ordinairement en deux ans", note Charles Duits dans son journal. "Il est satisfait à plus d'un titre de La Salive" , remarque Christian Le Mellec : "dans ce roman, il a exprimé certaines de ses idées les plus chères (sur la peinture, la littérature, l'érotisme), il a réussi à parler du peyolt comme jamais"[1]. Eric Losfeld éditera en 1971 un second et dernier roman érotique mettant en scène Lucifer Ilje, Les Miférables. PL

 

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