Roger Nimier
Roger et les bretteurs

 
 

Parce que la menace de la barbarie doit nous occuper entièrement dans l'instant présent, on se gardera de s'appesantir sur l'époque bénie que Roger Nimier contribua à faire briller. Ivresse, débordements, arrestations spectaculaires et vivoir d'anecdotes, oublions cela.

Au fond, ce fantasme romantique pue l'élitisme. Les aristocrates à la lanterne. Le mythe même du hussard pâlit. Rongé par les regards ironiques et condescendants.
Soit.
Que faire, dès lors, du non-anniversaire de la mort d'un écrivain, héros parisien des années cinquante : le mentionner poliment, reprendre l'éloge funèbre, s'amuser de la génération d'auteurs ratés qui se sont réclamés d'un talent forcément enfoui dans un amas de tôles?
Qui saura ?
Laissons-nous aller aux évocations faciles, Sunsiaré de Larcône, ô muse de vingt-sept printemps qui périt dans cette " Gaston-Martin " promise aux lumineuses salles d'exposition de Saint-Jean-de-Luz, à la gloire d'une journée chez Drouot, dis-nous si tu l'aimas, cet homme à qui tu arrachas la vie à cent cinquante à l'heure, dis-le-nous. Princesse de la mort à la blondeur miraculeuse, tu as cru emporter avec toi ton secret, mais non : c'est toi qui l'as tué. Et toi, toi qui n'étais rien, qu'eus-tu écris, si ce faux dandy t'en eut laissé le temps ? Une seconde Messagère, une mauvaise Bâtarde, une fulgurante Belle de jour ?
Faut-il laisser le soin à quelque imbécile de rédiger ta pauvre biographie pour qu'enfin te quitte la légende… que tu retournes au néant de l'histoire littéraire - à laquelle tu n'appartiens pas. Pas plus, en tout cas (hélas ?), que l'inventeur de l'horloge parlante, géniteur de Roger de La Perrière.

" Oh !là là, je désopile " écrivait Céline à Nimier, en réponse à l'envoi du Hussard bleu. Déclaration que le lecteur contemporain serait bien en peine de cracher : la lecture n'est guère le lieu de l'amusement, surtout pas celle de l'auteur des Epées et des Grandes Personnes.
Allons, un effort, marrons-nous :
" Tout ceci ne me viendrait pas à l'esprit sans cette tendre petite fille dont je m'occupe. Je suis bien tranquille, on ne lui fera pas des propositions dans la rue, on ne dira pas d'insolences sur ses jambes ou sur ses seins. Je suis là pour taper et nier les insolences. Avec moi, les choses deviennent sérieuses. Les aimables jeunes gens qui se donnent des airs Régence, ont soudain le nez qui saigne comme les autres. Ces importants imbéciles ne pourront pas humilier une petite fille en robe blanche … " (Les Epées).
Il faudra bien se faire à l'idée que Nimier n'incarne pas la modernité, à défaut de convaincre l'univers des limites de cette vertu. Nimier ne délivrait pas, dans l'écriture, la nervosité qu'il exhalait dans la vraie vie. Son flux malicieux faisait large part à la volupté, à la querelle, à la sagace posture de l'héritier confiant dans ses lubies : " Ecrire des livres n'est pas une occupation saine et il n'est pas très reluisant ni très honnête d'en faire un métier ", rapportait Marcel Aymé des humeurs de Nimier (Accent grave). Les institutions, l'armée, le pouvoir, l'engagement, le tracassaient. Hanté par les liens du mariage, son entêtement à s'enfoncer dans les abysses le la vie conjugale le rapprochent davantage de Chardonne et de Moravia que de Blondin et Laurent. Ses héros martèlent seuls la rage et l'échec. La douceur et le remords traversent ce mépris qu'il ne feint pas : " Voilà l'ennui des femmes qui font trop bien l'amour. Elles nous rendent en larmes tout le sperme que nous leur donnons " (Le Hussard bleu).

Ça peut faire très mal : car les amants magnifiques n'ont pas d'enfants. Les enfiévrés du romantisme encore moins. Là-dessus, Karen Blixen légifère et passe : " On ne part pas en quête du Graal avec une poussette ". Dommage qu'il fut un père, il le fut si mal ; qu'importe, le fruit de ses entrailles s'est passé de sa bénédiction. Est-ce dans son sang aristocratique que l'écrivain puise son flegme souriant ? Dans la fuite des drames mondains auxquels il assiste, saoul, dans les villas de Ramatuelle ?
Tout se soigne par le luxe. Le ratage amoureux, s'il demeure une défaite amère, disparaît dans les virages abrupts de la côte méditerranéenne, dit-on. Camus n'avait trouvé que le soleil pour incinérer son Etranger, Nimier, lui, y bronze ses femmes, y fait resplendir les pare-chocs d'un cabriolet. Et clame qu'il relira Saint-Simon sous les pommiers de Venise.
Haut les cœurs.
Le triomphe de la politique proxénète balance la littérature sur le trottoir. Nimier ne traîne certainement pas ses guêtres sur l'asphalte et, les pieds dans le sable, claironne aux bons entendeurs : " Même si l'histoire veut l'Europe, nous n'aimerons qu'un souvenir. Nous placerons l'avenir dans ce linceul démodé (…) Enfin les yeux s'ouvrent sur un monde réduit aux dimensions d'une journée. C'est un vaste empire, un monotone et régulier mensonge qui indique la présence des Français sur les cartes de géographie. Il faut savoir désespérer jusqu'au bout ". (Le Grand d'Espagne)

Le mercenaire de Gaston Gallimard n'a pas défroqué, il a convoqué ses pairs avant de reprendre la plume. Et, foi de mousquetaire, à rouler à contre-sens toute sa vie, on se prend peut-être un platane, mais on le marque au fer de son panache. Plût aux cieux que nous ne croisions jamais, un dimanche, sur une nationale normande, un bolide en blanc : celui-là, Maître, est votre petit bagage.

Claire Debru
La NRM  n°10 - Octobre 2004

 
 
A (re) lire :
  • Le Hussard bleu (Gallimard, Folio N° 986)
  • Les Epées (Gallimard, Folio N° 494)
  • Les Enfants tristes (Gallimard, Folio N° 1469)
  • Histoire d'un amour (Gallimard, Folio N° 233)
 
Sur Roger Nimier :
  • Marie Nimier, La Reine du silence, Gallimard, 2004.
  • A paraître chez Grasset : la biographie de Sunsiaré de Larcône par Lucien D'Azay.
  • Olivier Frébourg, Roger Nimier, trafiquant d'insolence, " Les Infréquentables ", Monaco, Editions du Rocher, 1989.
  • Pol Vandromme, Roger Nimier, le Grand d'Espagne, réédition Paris, Vagabonde, 2002.