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Sur Tout Disparaîtra d'André Pieyre de Mandiargues
En mémoire d'Alain-Pierre Pillet. |
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Seules
quelques femmes surréalistes, Leonora Carrington, Joyce Mansour
ou Léonor Fini, par exemple, ont eu, mais d'un point de
vue spécifiquement féminin, une approche non pas
exactement comparable, mais parallèle, présentant la
particularité, au delà de l'aspect disons romantique
de la question, de ne pas faire l'impasse sur la dimension sexuelle.
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On sait que l'amour est un des piliers du surréalisme, comme en témoignent tant d'uvres ou encore, emblématiquement, le Jeu de Marseille, et cela rend parfaitement compte de la place que ceux qui y adhèrent accordent aux femmes, pas simplement du reste cantonnées au rôle de muse ou d'égérie Qui pourrait en conscience réduire à cette condition ectoplasmique des personnalités comme Toyen, Méret Oppenheim, Unica Zürn ou Annie Le Brun ? Qui d'autre qu'une Xavière Gauthier ou qu'une Whitney Chadwick pourrait raisonnablement accuser Breton et ses amis de les cantonner à un tel statut ? Femmes-fleur, femmes enfant, certes parfois, femmes fatales, amantes et non maîtresses, actrices toujours de leur propre destin dans un monde où ce n'est guère la règle, traversées comme leurs pairs masculins par les éclairs de la folie ou de l'amour, les héroïnes surréalistes comme les protagonistes féminines de l'aventure y ont occupé toute leur place et elle ne saurait être considérée comme mineure. Figures parfois parées des attributs du mythe, du fait de leurs excentricités de façade, de leur allure teintée de provocation, de leur uvres, qui ne le cèdent en rien à celles de leurs camarades, de leurs parcours, parfois chaotiques, elles ont généralement été présentées par leurs amis comme des magiciennes mais ont souvent, pour leur part, préféré se dire sorcières - et on conviendra que la nuance est de taille. Peut-être d'ailleurs y a-t-il un malentendu dans la manière dont la critique parle habituellement de la femme chez les surréalistes, et peut-être faudrait-il adapter à la question la grille de lecture que Mandiargues, précisément, applique à Breton dans son livre d'entretiens avec Francine Mallet, Le Désordre de la Mémoire, où il affirme que "si Breton reconnaît une déesse de l'amour, c'est beaucoup moins Vénus que Diane, la froide souveraine de la nuit, le reflet de la femme dans l'argent du miroir, le principe féminin et lunaire selon les alchimistes et les maîtres d'une tradition ésotérique qui demeure dans les pages d'Arcane 17 comme dans les sculptures de maintes cathédrales " Or Diane n'est pas un parangon de tendresse et de douceur ! Et puis, compte tenu de la place de la sexualité dans le mouvement, il est clair que la Dame des surréalistes, bien que sa lointaine descendante, n'est pas celle des troubadours, n'est pas la Sophia Ressorts secrets À travers ses textes, Mandiargues a constamment présenté les femmes comme dotées de pouvoirs mystérieux, très souvent en lien avec la vie et la mort : comme le dit Alain-Pierre Pillet : "Toutes les héroïnes mandiarguiennes, ces 'petites filles criminelles', selon la belle expression d'Olivier Perrelet, se dévêtent et abolissent ainsi la séparation entre l'homme et le monde qui l'entoure, en fonction de quoi les énergies naturelles passent de l'un à l'autre, sans écran. Ce monde qui nous entoure, c'est celui des 'mystères de la bestialité, de la complicité du poil avec le sang, où réside la signification obscure du sacrifice' ". Et il précise : "Mandiargues ajoute : 'Je crois être parvenu à une illustration vraiment convaincante, cette fois, de cette vieille magie panique qui est un peu comme le souffleur de mon théâtre' "3. Voici nommé un des ressorts secrets de l'inspiration de l'auteur, la magie. Car Mandiargues prend dès l'origine, même si c'est à sa manière, rang parmi ces surréalistes qui vont puiser thèmes et images dans les "sciences maudites", ce qui, de concert avec une écriture somptueuse, rend compte de ce "climat propice à la transfiguration des phénomènes sensibles", dont il parle dans la préface au Musée Noir, dans lequel baignent ses textes. Magie rouge
En fait, Miriam n'est qu'une des "suivantes", une des "petites familières" de celle qui pourrait faire figure de Grande Déesse, une certaine Sarah Sand - dont le nom fleure bon la terre et les commencements -, sa "grande amie" à la "puissance surhumaine", sa "supérieure en toutes choses" qu'elle présente en ces termes - ambigus et qualifiés de "profession de foi" par le narrateur - à son compagnon : "Son rôle vis-à-vis de nous serait plutôt celui de la plus sublime amie qui se puisse imaginer, d'une très puissante protectrice ( ), d'une grande prêtresse ou d'un chef de groupe dont l'autorité tant spirituelle que matérielle est indiscutable. Je l'aime d'un amour sacré et d'un amour profane infinis l'un et l'autre, comme on adore un Dieu qui serait une Déesse, veux-je dire, comme on chérit une amante unique dans le temps et dans l'espace. Je lui suis soumise comme une bête à sa maîtresse et jamais je n'aurai d'autre maître" Comment ne pas penser à un phénomène de type sectaire comme on en trouve chez les adeptes de la magie rouge de l'américain Pascal Beverley Randolph - et je pense ici à Maria de Naglowska, évoquée par Sarane Alexandrian dans le chapitre Maria de Naglowska et le satanisme féminin de son livre Les Libérateurs de l'Amour8, qui "fonda en 1932 à Paris la Confrérie de la Flèche d'Or, dont le but était de préparer le règne de la Mère (succédant au règne du Père et du Fils établi par l'ère chrétienne), en formant des 'prêtresses d'amour' capables de la fécondation morale des hommes. Son mouvement d'un féminisme superbe, au rituel codifié dans son livre La Lumière du Sexe (1933), prétendait neutraliser le Mal en lui opposant des actes sexuels religieux, exécutés sous la direction de prostituées sacrées comparables aux hiérodules de Byblos"9! Encore faut-il se mettre d'accord sur ce qu'est le Mal Le court dialogue suivant semble bien aller dans ce sens, et même un peu plus loin, "la mise en gloire de Sarah Sand ne (pouvant) être qu'orgiaque" : "Que soit faite la volonté de la femme et que cède la vanité de l'homme. Je consens à tout" dit imprudemment Arnold. Et Miriam de répondre : "C'est bien ainsi que je l'entends, en bonne suivante des enseignements de ma maîtresse" Éros et Thanatos Au sortir, donc, du métro, d'un "séjour souterrain" qui évoque aussi bien les enfers des mythes grecs que la terre-mère comme première étape d'un parcours initiatique, et après une déambulation, en aveugle, un "long cheminement" dans le labyrinthe des petites rues de la rive gauche, notre Hugo Arnold, qui, pour aller au bout de son désir doit "perdre la conscience du monde extérieur, comme un mystique en quête d'une vision transcendante", est entrainé par sa jeune guide, qui prend soin, avant toute chose, de se ceindre la taille d'une ceinture en forme de serpent, rappelant l'Ouroboros des gnostiques10, vers le lieu de leurs futurs ébats après avoir franchi deux premières portes - extérieures - puis ce que Miriam nomme la "porte du départ", qui donne sur un escalier menant, au terme d'une dangereuse ascension, à la "porte de l'aboutissement", au "foutoir de Sarah Sand" - "la Folie particulière, la maison de plaisir, d'une vraie Fille du soleil et de ses suivantes, dont la préférée te dirige en marchant sur tes traces" ! Une Ascension dont le terme est, pour Hugo, peu conscient de "la puissance que la femme tient de sa parenté avec le monde de la terre élémentaire, celui de la croissance humaine, animale, végétale, géologique dans leur ensemble", "ce petit coin de paradis qu'elle (Miriam) lui a promis et dont elle sera le plus beau fruit offert à ses faims", "vaincue" telle la Briséis de L'Iliade à l'issue d'un jeu entamé "selon le commandement de Sarah Sand qui (la) livre à (lui)" Le fruit de l'arbre de quelle connaissance ? Ce "coin de paradis" est situé dans un lieu aérien - car élevé - et particulièrement lumineux - donc solaire - , où prolifère une végétation luxuriante sous la forme de plantes exotiques hantée cependant par une faune inquiétante et notamment un très gros python "familier de la nudité des femmes et notamment de celle de (l)a maîtresse" des lieux, cette "Sarah Sand dont le personnage inconnu se dessine en (Hugo) de plus en plus fermement à mesure que s'embrume cette Miriam qu'il avait perdue, qu'il a retrouvée et qui est nue sous sa main dans l'actuel moment". Singulière nudité, cependant, que celle de la jeune femme sur le ventre de qui se distingue "rien d'autre que le minutieux tatouage d'un sphinx tête de mort, en zoologie Acherontia Atropos, peut-être un peu plus grand que grandeur nature, la tête dirigée vers la fente du sexe, la trompe confondue avec les premiers poils de la riche toison sombrement brune, les ailes repliées aux flancs du gros corps cylindrique, le thorax bombé sous les taches blanches qui peignent avec une précision à faire peur l'image d'un crâne humain placé comme un signal en avant de l'autre bouche qu'un peu plus bas la femme ouvre au plaisir commun". Comment mieux signifier la proximité d'Eros et de Thanatos !! Et de fait, après une scène érotique qui fait la part belle au "coq", le rituel consommé, le sacrifice aussi, peut-être ou sans doute, au moins, les préliminaires du sacrifice, "glacial est le regard" que jette Miriam à son partenaire, avant de le laisser brièvement à une "solitude en laquelle (il) est perdu au point de se chercher lui-même plutôt que d'essayer d'imaginer des espaces nouveaux autour de la femme qu'il croyait aimer, par laquelle il se croyait aimé ", puis de réapparaître, les doigts prolongés d'ongles postiches acérés pour effectuer sur son ventre, puis son visage, "une sorte de danse des couteaux menées par huit doigts des deux mains" qui finit par lui faire perdre toute superbe Glissement de la magie rouge - bénéfique - à une forme de magie sexuelle beaucoup plus sombre, qui ressemble très fort à ce qu'Aleister Crowley nommait la Magick - le k évoquant le ktéis, nom grec du sexe féminin Chassé (du paradis, donc), comme le lui dit son éphémère conquête, parce qu'il n'est qu'un de ces "pauvres impuissants spirituels, incapables de sentir le divin privilège que nous avons, nous, les comédiennes, qui jouons nos drames jusqu'à la mort, la nôtre ou bien le meurtre du partenaire" et parce qu'en ce lieu il semble habituel que les hommes, "après qu'ils ont servi à ce que l'on pouvait espérer d'eux, souillés comme ils sont, on les jette dehors, amants, seigneurs ou valets", Hugo redescend précipitamment l'escalier en un processus qui s'apparente à une Chute, avant d'entamer une errance à travers les rues, privé de toute identité sociale, étranger à lui-même, couverts de blessures sanguinolentes que Miriam en le congédiant lui a conseillé d'aller laver dans la Seine "en priant Isis, Déméter ou la Vierge, car de cette Divine Trinité, le fleuve est le siège autant que le conducteur"11 "Les édifices de bord de Seine, de l'autre côté de la chaussée, tremblent dans sa vision comme s'ils avaient perdu leur réalité solide et n'étaient plus que des fantasmes d'architecture prêts à se dissoudre dans un démesuré nuage bleu dont il n'est point certain qu'il ferait partie du ciel", nous dit le narrateur en évoquant le "monde antémiriamien" dont Hugo a "le sentiment qu'il est en train de se dissoudre" Allusions, donc, implicites autant qu'explicites, et répétées, à un processus de dissolution, mais aussi d'aliénation au sens étymologique du mot, qui nous amène à un autre aspect du récit, son rapport à cette autre branche de la philosophie occulte qu'est l'alchimie. Celle qui élève Au bout du rouleau, pieds nus et dépouillé de tous métaux, Hugo parvient à cette extrémité du square du Vert Galant, sur l'ile de la cité, qui n'est autre, rappelons-le, que l'ancienne ile aux Juifs sur laquelle fut brûlé, le 18 mars 1314, le dernier Grand Maître de l'Ordre des Templiers, Jacques de Molay, et y fait la rencontre, en la tirant du fleuve où elle se baigne, d'une certaine Mériem, doublet de Miriam, qui va le faire renaître à lui-même dans l'éclat d'un destin enfin librement assumé là où la suivante de Sarah Sand l'avait précipité dans les ténèbres de la non-existence Cette Mériem, dont le nom signifie celle qui élève et qui semble être figure immémoriale de la femme, raconte à Hugo, en termes qu'on pourrait dire gnostiques, qu'un batelier lui apprit jadis, au pays des fleuves, semble-t-il, "à sortir d'elle et à quitter le plaisir charnel juste avant qu'il n'éclat(e) comme une juteuse figue", ajoutant : "Alors je reconnus que je n'étais plus que mon âme, suspendue, pourrais-je dire, au dessus de mon corps matériel" Gnostique aussi, comme l'est au fond dans le ton le titre même du récit, Tout Disparaîtra, l'acte qu'elle pose en mettant fin à ses jours "pour trouver la voie de (s)on identité dernière" et "libér(er) son âme" ! Mais Mériem, surtout, en proposant à l'homme déchu un pacte de renaissance à lui-même, l'entrée dans un processus de "réintégration totale"12, tient, pour se définir en réponse aux interrogations de celui-ci, les propos suivants, pour le moins singuliers : "un Tombeau qui ne renferme point de Cadavre ; un Cadavre qui n'est point renfermé dans un Tombeau ; mais un Cadavre aussi qui est Tombeau à soi-même" Or ces phrases, Hugo les connaît. Elles figurent sur la Pierre de Bologne, une stèle du XVIème siècle portant l'épitaphe hermétique d'une dénommée Ælia Lælia Crispis, "ni homme, ni femme, ni hermaphrodite/ Ni fille, ni jeune, ni vieille/ Ni chaste, ni prostituée, ni pudique/ mais tout cela ensemble" - "la fameuse gemme de Bologne sur laquelle se sont penchés tant de curieux" dont parle Mandiargues dans le Quatrième Belvédère13 Érigée par Achille Volta, Grand Maître de l'Ordine dei Cavalieri di Maria Gloriosa, encore nommés Frati Gaudenti ou Cavalieri Gaudenti, un Ordre présentant des similitudes avec celui des Templiers et peut-être aussi avec les mystérieux Fidèles d'Amour auquel appartint Dante, cette stèle a très vite éveillé l'intérêt des alchimistes, en particulier de Michael Maier, l'auteur de l'Atalanta Fugiens, le médecin de Rodolphe II de Habsbourg, ainsi que d'Athanase Kircher et plus près de nous de Gérard de Nerval, qui, la citant dans La Pandora14, en donne une des premières traductions, ou de Carl-Gustav Jung. Ælia Lælia Crispis serait, en fait, la Materia Prima des Artistes et le texte de l'épitaphe, qui n'est pas sans rapport avec certaines inscriptions hermétiques figurant sur les monuments des Jardins de Bomarzo auxquels Mandiargues a consacré un ouvrage15, décrirait, dit-on, la succession des transformations alchimiques aboutissant à la Pierre Philosophale !
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Patrick
Lepetit | ||
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