Il est rare de pouvoir
développer des échanges de qualité avec un défunt, surtout si
l'on n'a eu aucune occasion de le rencontrer de son vivant.
Descartes remarque que tous les bons livres permettent ce miracle.
Le dialogue engagé par Jean-Paul Kauffmann avec Raymond Guérin
dans 31, allées Damour nous confirme tout l'intérêt
de ces conversations posthumes
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Raymond Guérin
(1905-1955) est un des
grands oubliés de la littérature
française. Le Robert l'ignore,
et les rares ouvrages
de référence qui le citent se contentent de ressasser
les mêmes banalités à son propos : auteur mineur,
sous-Céline. Apprécié et soutenu par Jean Paulhan,
on lui doit une bonne dizaine de livres attachants
dont le plus célèbre est L'Apprenti (1946),
récit autobiographique dont la sortie fut entourée
de scandale pour cause de scènes de masturbation,
et le plus important Les Poulpes (1953),
un grand roman sur l'expérience des camps
de prisonniers qui devait faire sa gloire et fit un
flop.
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Livres imaginaires
Raymond Guérin est
aussi l'auteur d'un nombre non négligeable
de livres imaginaires dont les titres
sont annoncés dans certains des volumes
parus chez Gallimard : Les Petits riens, Madame Mère,
La Figure dans le tapis, Diotima, Hermès
Blues, Lettre à un jeune esclave,
Album, Il s'agit d'un autre, Où
l'auteur s'explique, Les Arlequins
Mort à cinquante ans, il laissa ces projets définitivement inachevés.
A l'exception de l'essai de Bruno
Curatolo, Raymond Guérin. Une écriture
de la dérision (L'Harmattan, 1996), aucun
ouvrage ne lui avait été consacré
jusqu'à présent. Jean-Paul Kauffmann vient
de réparer cette injustice et nous offre avec 31, allées
Damour, mieux qu'une simple biographie littéraire, un
hommage très personnel à un auteur
qui " l'obsède " depuis longtemps. Il
pense pourtant " avoir peu de points communs " avec
lui, en dehors du fait qu'ils ont connu l'un et l'autre, pendant
trois longues années, l'épreuve de la captivité : Guérin comme
prisonnier de guerre après la défaite de 1940, et Kauffmann
comme otage au Liban après son enlèvement par le Hamas en 1985.
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Envoûtement
Ce livre est d'abord l'histoire
d'un envoûtement. Pour Jean-Paul Kauffmann, la découverte de Guérin
commence par la lecture d'un article publié par la revue littéraire
Subjectif en 1979. Ce fut le début d'un attachement profond
et durable : " Cet attrait, je l'ai subi presque aussitôt. Incompréhensible
en apparence. Guérin ne correspondait pas à mes goûts littéraires.
En fait, c'est lui qui m'a attrapé. Personne n'en voulait. Après avoir
longtemps erré, son ombre s'est attachée à moi. J'aurais pu la chasser.
Il a vu le parti qu'il pouvait tirer de moi. Je suis devenu son jouet.
Malgré moi, je me suis épris de l'uvre de Guérin. " Fait
curieux, cette ombre m'accompagnait aussi le jour où j'ai acheté ce
livre, après avoir franchi le seuil de la librairie Les Lisières,
sur la Grand Place de Roubaix. Je venais d'ausculter le bac des soldes
dans le secret (et vain) espoir d'y découvrir, parmi les couvertures
blanches fatiguées de la NRF, un titre de Guérin. Sur la table des
nouveautés, 31, allées Damour m'attendait. Sans nous connaître,
ce livre et moi étions faits pour nous rencontrer. Car moi aussi,
Guérin m'a attrapé.
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Ce cochon a du style, mais
on éprouve à le lire un plaisir qui n'est pas dénué de gêne.
Il ne nous offre jamais un livre rassurant, sans rugosité.
Au fil de ses pages, on tombe vite sur une erreur de perspective,
une incongruité ou une obscénité qui mettent mal à l'aise.
La lecture de La Main passe, La Peau dure
ou La Tête vide ne laisse pas intact. Longtemps
après les avoir refermés, leur empreinte ne s'efface pas.
Il y a quelque chose qui ne va pas, qu'on cherche obscurément
à comprendre après coup. Je sais maintenant que je ne suis
pas le seul à avoir éprouvé ce malaise, même si la secte
des lecteurs de Guérin n'est guère étendue. Elle s'élargira
peut-être un peu si 31, allées Damour lui permet
de sortir du purgatoire où il entra de son vivant.
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Ce titre, au fait, peut
paraître étrange et demande explication. 31, allées Damour est l'adresse
de la maison qu'occupa le couple Guérin, à Bordeaux. Après la mort
de Sonia Guérin, en 1975, c'est leur ancienne employée, Juliette Bordessoule,
qui hérita des lieux et les a conservés, jusqu'à nos jours, dans l'état
exact où ils étaient à l'époque. Jean-Paul Kauffmann raconte l'émotion
qu'il eut un jour à s'asseoir derrière le bureau de l'écrivain, où
même le vieux cartable en cuir avait conservé sa place. L'ombre de
Guérin flotte encore sur ces lieux. Le dialogue entre elle et son
visiteur est passionnant. Loin d'afficher une admiration sans réserve,
Kauffmann n'hésite pas à dire ses réticences à l'égard d'un homme
décrit à la fois comme insupportable, narcissique et profondément
malheureux. Comme Dostoeïvski et la plupart de ceux qui ont subi l'épreuve
morale de l'esclavage, Guérin " ne se sentira jamais délivré
de ces années-là. " La blessure restait ouverte ; il affirmait
à propos de son uvre : " J'y presse le pus de mes plaies
". Son biographe ne cache pas la fascination qu'il éprouve pour
son entreprise : parvenir à désigner son malheur, à dire l'indicible.
Arlequin
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Ecrivain autodidacte, se
qualifiant lui-même de " mosaïste malhabile ",
Guérin se comparait volontiers à Arlequin, personnage de
la comédie italienne au costume cousu de pièces multicolores
dont il revendiquait l'inconstance " comme un champ
ouvert à tous les possibles, comme le signe de sa liberté.
" En exergue d'un de ses romans, Parmi tant d'autres
feux
(1949), est placée une citation de D.H.
Lawrence qui donne sans doute la clé de toute son uvre
: " Toujours, toujours, toujours, cette mainmise des
autres sur soi. " Plus encore après l'expérience du
stalag , " il rejette toute entrave à la liberté de
l'individu et revendique l'intérêt privé ". Face au
Minotaure qu'est la société, Guérin voulait cultiver l'idéal
de Diogène, " mortel adhérant dans la plénitude de
sa chair à la vie et aux choses ". Dans ses livres,
son ambition est de donner à relire les mythes antiques
pour mieux se faire comprendre, mais il échoue sur ce point.
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Il se réfère au dieu Hermès,
qui s'amuse des multiples manières dont son message est
reçu, et donne ce nom au héros de ses trois principaux romans
(L'Apprenti, Parmi tant d'autres feux
et Les Poulpes). Mais, remarque Jean-Paul Kauffmann,
" l'identification se retourne contre lui. Le dieu
aux multiples visages se joue des diverses interprétations
que les mortels donnent à sa parole. Que chacun soit persuadé
de la bien comprendre ajoute à son plaisir. C'est loin d'être
le cas de Guérin. Il n'est pas Hermès, il n'est que Monsieur
Hermès."
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Amer délice
Ne souhaitant se situer
dans un clan ou s'affilier à aucun réseau, " on lui fera payer
cher ce refus de s'insérer dans le champ littéraire et idéologique.
" Dans Empédocle (1950), à l'heure où la littérature
découvre sa responsabilité, il ose avancer que la liberté n'est pas
dans l'action mais dans le rêve : " Ce sont les contemplatifs
qui possèdent le monde. " Raymond Guérin va rapidement goûter
à " l'amer délice d'être incompris ". " A l'image de
ses livres, il n'est pas identifiable ", note Jean-Paul
Kauffmann. Au final, le portrait qu'il brosse est profondément tragique
: " Guérin se refuse à analyser la nature et les causes des catastrophes
et des mensonges qu'il dénonce. L'homme est condamné à être le jouet
du destin, à contempler interminablement les empiétements de la société
sur l'individu. " Meurtri par l'Histoire qu'il voulut ignorer,
Raymond Guérin a cherché refuge dans l'écriture, source de jouissance
et de compensation, " parce que le poids du monde serait trop
lourd à porter en silence ". Mais ce refuge se révèle une impasse
: " De sa tour d'ivoire, il contemple le monde et ne se lasse
pas de le trouver hideux. " Enfermé dans le ressentiment, Raymond
Guérin projettera tout le fiel accumulé au fil de ce qu'il perçoit
comme ses échecs dans une chronique vengeresse publiée en 1953-54
dans la revue La Parisienne. Il s'en prend alors avec une
grande violence aux figures les plus en vue du milieu littéraire parisien
et même à ses amis les plus proches comme Jean Paulhan ou Henri Calet.
C'est une âme en peine qu'emportera le cancer du poumon en septembre
1955.
De son uvre inachevée,
ne resterait-il que des cendres ? Hanté lui aussi par des
"souvenirs de la maison des morts", par la nécessité
de parvenir à exprimer l'indicible, l'intransmissible, Jean-Paul
Kauffmann pense que Raymond Guérin n'a pas tout à fait échoué
: "Dans cette entreprise, demeure une part inentamable,
un noyau profond, incombustible", "un point qui
se laisse pas consumer". Face au Minotaure toujours
menaçant, Raymond Guérin a encore quelque chose à nous dire.
Et les temps se prêtent à ce que les plaintes de l'hôte
du 31, allées Damour soient un peu plus audibles...
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