Les poupées perdues

 

"Le rêve de Philippe", Dessin de Marie Noël Döby, créatrice des poupées. © 2013.
 
     Je me trouve en Belgique, sur une petite place où l'on vend des livres, près d'un groupe de maisons de brique rouge. J'ai emporté avec moi Mélancolia et Tatiana, les deux belles poupées de Marie Noël, ainsi que le carnet noir où je note mes rêves. Les livres sont exposés à l'extérieur mais j'aperçois aussi des volumes disposés derrière les fenêtres du rez-de-chaussée d'une maison ancienne. Il fait beau et je me sens bien dans cet endroit. Il y a des enfants qui jouent, mêlés aux adultes qui cherchent des livres. C'est bientôt l'heure de la fermeture. Une dame assez forte que je reconnais, puisque c'est une des vendeuses de la Bourse aux livres de Tournai, demande aux clients de se rapprocher de la caisse. Une petite queue se forme et j'y prends ma place. Je suis bien encombré avec mes achats, et par commodité je pose les poupées et le carnet noir sur une table près de moi en attendant mon tour. Au moment de me présenter à la caisse, panique ! Les poupées et mon carnet ne sont plus là. La vendeuse comprend mon ennui et m'indique qu'elle va aller demander si quelqu'un les a vues. Elle revient peu après, habillée comme pour sortir. Voyant que je n'ai pas retrouvé les poupées, elle repart sans donner d'explications.  

     De mon côté, j'interroge les enfants qui sont encore là. Peut-être ce garçon d'une dizaine d'années qui joue avec des petites voitures et des animaux en plastique les a-t-il remarquées ? Il semble ignorer leur existence et me répond à peine.
     La femme ne revient pas. Je descends la petite rue dans laquelle elle s'est engagée pour tenter de la retrouver. En bas de la pente, une halle ouverte sur la rue m'offre un spectacle surprenant.
     Faiblement éclairés par une lumière tamisée, une vingtaine d'hommes d'allure bizarre dodelinent de la tête au son d'une musique que je n'entends pas, même si j'aperçois des musiciens dans le coin gauche de la scène. Le plus étonnant, c'est qu'un homme aux cheveux noirs semble multiplié plusieurs fois. Ils sont plusieurs à présenter le même visage avec des expressions à peine différentes. J'en suis si surpris que mes yeux passent de l'un à l'autre pour comparer leurs traits. Est-ce que ce sont des frères, des jumeaux, des clones ? [Au réveil, je réalise qu'ils ressemblent tous à l'actuel préfet de Picardie].
     Les autres ont l'air de déficients mentaux ; je remarque trois nains à très petite tête. Ma présence ne les laisse pas indifférents. Le groupe s'agite, son harmonie est troublée. Les voilà qui me regardent à leur tour. Un des nains à petite tête s'approche de moi.
     Saisi d'un involontaire mouvement de recul, je m'éloigne et remonte la ruelle en direction de l'endroit où Mélancolia et Tatiana ont disparu. Je redoute de devoir annoncer à Marie que ses poupées sont perdues. Les lieux où je me trouve, qui m'ont d'abord paru familiers et rassurants, me semblent à présent inquiétants et hostiles. Derrière les façades, il se passe des choses que je ne comprends pas.
     Toujours à la recherche des poupées, je passe devant une maison éclairée dont la porte est ouverte. Je m'avance sur le seuil. Le couloir d'entrée donne sur une chambre d'enfant. Les poupées, peut-être ?... J'aperçois une fillette à demi allongée sur le dos qui se balance en cadence en serrant contre elle son nounours. Elle est si absorbée par son jeu que je me retire avant qu'elle m'ait aperçu ; je renonce à la questionner sur les poupées.
     Revenu sur la place où l'on vendait des livres, je vois sortir un couple de la cabine d'une camionnette blanche à plateau. La femme est blonde et le type a l'air costaud. Ils ont la trentaine et sont vêtus d'un jean et d'un T-shirt bleu marine. Munis d'un marteau et d'un burin, ils s'attaquent aussitôt à une vitrine qu'ils commencent à casser sans s'occuper de moi. Supposant qu'ils sont venus pour tout détruire, je retourne vers les bâtiments principaux pour alerter les responsables.
La femme de la caisse s'est évaporée. Je finis par trouver un jeune homme qui accepte de m'accompagner. Alors que nous remontons la rue, une voiture peinte d'un vert vif sort de son stationnement en marche arrière, me touche et manque de me bousculer. Le conducteur est un jeune homme aux yeux fous qui semble ivre ou drogué.
     Après cet incident, nous parvenons à l'endroit où se trouvait la bouquinerie. Les lieux ont changé d'apparence. Monsieur Muscle et la blonde sont repartis après avoir entièrement démoli la façade de la maison à laquelle ils se sont attaqués. Elle cachait une ancienne tonnelle vitrée de forme ovale, désormais joliment mise en valeur. Je comprends que le quartier va être entièrement rénové, sur le modèle de ces sites impeccables et presque trop nets que l'on trouve à présent un peu partout dans les Flandres. Parmi les gravats, j'aperçois au sol un mélange de jouets et d'animaux naturalisés d'où émerge la forme d'un tatou. J'ai envie de l'emporter, mais il est en piètre état. Je ne vois toujours aucune trace des poupées. Je m'éveille sur la tristesse de les avoir perdues… jusqu'à ce que je prenne conscience qu'elles n'ont pas dû quitter le canapé du salon où elles m'attendent sans aucun doute avec cet air boudeur et indéfinissable qui ne les quitte jamais.

 Philippe Lemaire
Nuit du 10 septembre 2013
La NRM  n°34 - Décembre 2013