Étymologiquement, la pédagogie
n'a rien à voir avec les pieds. Pour L'Anselme,
si. À la culture asphyxiante, il préfère
la nourricière, celle dont on brûle les
calories en marchant, en courant, en respirant. Il a
appris "à lire et à écrire
derrière le cul des vaches"[1],
aime-t-il à rappeler. Sa maîtresse (d'école)
lui avait pris son père, son père lui
avait pris sa maîtresse, et le voilà confié
à sa grand-mère maternelle, "petit
sauvageon"[2] maraudeur parmi les contrebandiers
en lisière de la forêt de Mormal. L'Anselme
ne sacrifie pas au mythe du bon sauvage quand il se
souvient d'une vie antérieure :
"Pour moi, la
poésie ne s'apprend pas par personnes interposées
; on l'apprend tout seul en autodidacte et l'enfant
nous le prouve. La plus belle, la plus inventive, la
plus spontanée des phases de son développement
créatif est celle où il ne sait rien,
c'est-à-dire entre cinq et huit ans, moment où
il acquiert les outils de la connaissance, mais où
il est vierge de culture. Après, quand il a accès
à cette connaissance, sa création est
entachée de références, confine
à la copie ou à la décalcomanie."[3]
À
dix ans, quand il débarque à Paris en
culottes courtes, longs bas de laine noire, et passe-montagne,
Jean - résistant, déjà ! En 1929
! - porte sur l'épaule une carabine à
air comprimé, comme pour défendre sa forêt
vierge intérieure contre l'envahisseur, le colonisateur
culturel. En réalité, sa grand-mère
lui avait dit que Paris était "infesté
de voleurs et de voyous"[4],
et il se méfiait, ce qui ne l'empêcha pas
de devenir un bon élève, dont l'instituteur
était fier, mais les jambes avaient la bougeotte.
Le sport fut-il un réflexe d'auto-défense
contre une hypertrophie cérébrale qui
ne menace pas seulement les radis -"Trop de
culture en poésie c'est pareil que trop de fumier
dans vos cultures : vos radis ont de grosses têtes
mais ils sentent le navet."[5])
? En 40, Jean doit sa présence dans un régiment
d'exception "à l'intelligence de ses
pieds pour faire parler un ballon rond"[6].
En 41, il commence à enseigner et à entraîner
des clubs de football et d'athlétisme. En octobre
45, il obtient son détachement de l'Education
Nationale pour entrer aux Affaires Etrangères
au service du Livre, de la Direction générale
des Relations Culturelles, scientifiques et techniques.
Il s'agit toujours de communiquer, verbe-clé
dans la vie et dans l'uvre de L'Anselme, c'est-à-dire
de transmettre, d'enseigner, de faire vivre une balle
sur un terrain. Mais l'école que fréquente
Jean est désormais celle de Rochefort, avec Bouhier,
Bérimont, et Rousselot. Il s'agit aussi, toujours,
de résister, avec Guillevic, Eluard, Aragon,
et d'autres poètes rencontrés au sein
du Comité National des Ecrivains, Marcenac, Gamarra,
Gaucheron, Dobzynsky, Mathieu, Mélik avec qui
il partagera le prix Apollinaire en 1948.
L'apprentissage
continue, et prend un tour paradoxal, puisqu'il s'agira
d'apprendre à désapprendre, en 1946, avec
la rencontre de Jean Dubuffet qui le met en rapport
avec Chaissac et l'art brut, dont le travail de sape,
de même que celui accompli par Dada, peut prêter
à quelques contresens, mais n'a rien à
voir avec le révolver que certains sortent quand
ils entendent le mot culture. Jean Rousselot observe,
dans l'uvre qu'il qualifie de "conciliatrice"[7]
de Tristan Tzara, une "très consciente
querelle entre la nostalgie d'un chaos cosmique d'où
l'homme ne s'était pas encore dégagé,
et celle d'un monde à la mesure de l'homme ;
entre un instinctif besoin de supprimer - à commencer
par le langage - toute cette algèbre paradoxale,
à tout le moins arbitraire, qui, distillée
par les civilisations successives, réduit l'homme
primitif à une formule abstraite, et le moins
instinctif désir de rejoindre ses semblables
et leur joie."[8]
Ces
lignes pourraient aussi bien concerner Dubuffet
et la "leçon"[9]
qu'il transmet à L'Anselme : "J'étais
avec lui à bien mauvaise école,
car il me recommandait de fuir l'art des musées,
l'art officiel. Il me conseillait de me méfier
de ce qu'il appelait l'asphyxiante culture, non
qu'il refoulât la culture - il en regorgeait
- mais de celle qui étouffe la création
à force vouloir se montrer pour épater
le monde."[10]
L'Anselme revendique l'héritage de Dada
et se réjouit de son retour : "Le
culotté, l'indiscipliné ne sont
plus, comme par le passé, le domaine réservé
de quelques individus à l'esprit tordu.
Dada qui survivait comme l'égarement d'une
poignée de gamins chahuteurs dans les mémoires
de quelques initiés, renaît. Le temps
de sa pénitence me semble révolu.
On le voit de nouveau multiplier ses impertinences
dans l'art contemporain et je viens de constater
moi-même qu'il n'effarouche plus guère
les bonnes âmes. Ah DADA ! Hue ! DADA. Tzara
qui m'ouvrait son appartement-musée au
5 rue de Lille chaque fois que j'avais à
honorer Apollinaire, doit frétiller dans
sa tombe."[11]
L'Anselme considère la "connerie"
qu'il préconise comme un "surgeon
du dadaïsme. Sa descendance abâtardie."[12]
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Avec
Dubuffet, avec Tzara, L'Anselme apprend, et nous apprend,
à oublier : "N'est vrai que l'art qui
a tout oublié, qui ne doit rien à personne
et ne ressemble à personne. Etre artiste consiste
donc à retrouver une certaine innocence, après
avoir beaucoup engrangé (
) Si je n'oubliais
intelligemment tout ce que je lis, je n'aurais pas ma
tête à moi mais dans la bouche des autres."[13]
Cet
oubli intelligent par lequel la tête retombe,
si j'ose dire, sur ses pattes, reste un exercice, une
gymnastique. La poésie est pour L'Anselme, tout
disposé qu'il soit à évoluer dans
l'ère de la communication comme un poisson dans
l'eau, un moyen d'échapper au "mal du
siècle"[14]qu'il
subit comme nous tous : "l'écrit cède
le pas à l'audiovisuel, la marche à pied
à la locomotion à vapeur mais, ce faisant,
le progrès réduit la gymnastique physique
et celle de l'esprit, autrement dit amoindrit et même
annihile les moyens qui permettaient encore à
chacun de se gagner, de se dépasser puis de se
surpasser (
) L'être tombe dans une ankylose,
un ramollissement moral, cérébral et physique
et on ne lui accorde guère plus d'importance
qu'à son aspirateur ou à sa télé
qui l'ont mené là."[15]
Si
L'Anselme, comme Tzara ou Dubuffet veut faire le vide,
c'est pour reconstruire, pour partir du bon pied en
replaçant, comme Rousselot, "l'homme
au milieu du monde"[16].
L'Anselme déplore "que trop de poètes
s'attachent à peindre le Vide, à façonner
des caisses de résonance pour faire parler le
silence, à habiller l'Absence pour lui donner
forme humaine (le Vide, le Silence, l'Absence, trois
thèmes assez creux pour y enfourner tous leurs
délires !) et que la mode poétique actuelle
sacrifie trop à cette habitude de peser les impondérables"[17].
L'Anselme fait le vide pour retrouver la pesanteur du
monde concret, non pour le volatiliser dans l'abstraction
du concept fétichisé. À une poésie-gadget
absorbée par la vacuité, l'indifférenciation
dissolvante du Marché, il oppose ses exercices
plus ou moins spirituels mais révolutionnaires
de liberté, d'égalité, et de fraternité
qui marchaient sur leur tête et qu'il remet sur
leurs pieds. Liberté de l'humour et de la dérision
vis-à-vis des formes antérieures et des
conventions correspondantes, égalité et
fraternité supposées par une poésie
qui, pour Isidore Ducasse, doit être "faite
par tous", mais pour Dubuffet ou L'Anselme
l'est, de toutes façons.
"- Mettez-vô à vô zaises mon
ami. Enlevassez donc vos chaussures.
- Que je les enlevasse Madame la marquise ?
- Mais ôui ! Enlevassez-les, on est mieux pour
causer z'ensemble !"[18]
L'enseignement
selon Jean L'Anselme ? Le pied !
François
Huglo
La
NRM Hors-série n°
2 - Décembre 2002
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1
Jean L'Anselme aujourd'hui.
Editions du Soleil natal, collection Fresque d'écrivain,
1997.
2
Ibid
3 Ibid
4 Ibid
5
L'Anselme à
tous vents, Rougerie, 1984.
6
Jean L'Anselme aujourd'hui,
O.C.
7
Mort ou survie du
langage ?, Sodi, 1968.
8
Ibid
9
Le Ris de veau, Rougerie,
1995.
10
Ibid
11
La chasse d'eau,
Rougerie, 2001.
12
Ibid
13
Pensées et
proverbes de Maxime Dicton, Rougerie, 1991.
14
Ibid
15
Ibid
16
L'homme au milieu
du monde. Fontaine, Alger, 1940.
17
Chansons à
hurler sur les toits, Chez l'auteur, 1950.
18
Le Ris de veau, O.C.
Voir également : la
bibliographie de Jean L'Anselme...
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