ACTION
Chaque instant qui passe disparaît
irrévocablement dans le passé. Chaque seconde
dévore la précédente. Le vertige se dissipe
quand on se pense dans le présent, comme l'étrave
du navire qui fend les flots. Le présent a la capacité
de nous donner une impression de continuité et de stabilité
telle que nous pouvons avoir l'illusion qu'il est éternel
et que nous sommes immortels. C'est le grand attrait du travail,
de l'action qui nous occupe et nous fatigue.
BONUS
Dans une note de pochette
pour The Malchicks, un duo de jeunes musiciens
qu'il a pris sous son aile, Dick Taylor, fondateur et
pilier des Pretty Things avec Phil May, compare
le blues à la vie : "We're born, we grow,
we discover, develop, we die
If we leave anything
behind or pass anything on - well, that's a bonus."
Si on laisse quelque chose derrière soi, si on
peut passer quelque chose, on n'a pas perdu son temps.
|
|
DEUX CHOSES EN MÊME TEMPS
Savoir faire deux choses
en même temps est quasi indispensable pour ne pas
trop perdre son temps dans le jeu social tout en suivant
son cheminement intérieur. C'est quelque chose
que j'ai appris à faire au lycée, pendant
les cours où je parvenais à dessiner, lire
et écrire tout en suivant d'une oreille et en intervenant
de temps en temps, autant par intérêt pour
le sujet abordé que pour tester le bon fonctionnement
de mon système.
Cette double attention peut
être étendue au regard avec plus de bénéfice
encore. Jiri Kolar défendait l'art du collage en
disant qu'il permet au moins de voir les choses de deux
façons différentes.
|
DO
NOT DISTURB
Tout rêveur devrait
pouvoir porter à ses heures un badge avec cette
inscription qu'on pose sur sa porte à l'hôtel
: "Prière de ne pas déranger".
|
ÉTRANGE
FOLIE
Le temps perdu, c'est d'abord
celui du travail contraint, dont une partie est captée
par le Capital au-delà du temps socialement nécessaire
pour produire les biens et les services utiles à notre
existence. Dans l'éditorial du n°2 de la revue HesaMag
éditée par l'Institut syndical européen
[2ème semestre 2010], Laurent Vogel rappelle qu' "une
production de biens répartis de manière équitable
et assurant les bases matérielles d'une vie de qualité
pour tous les habitants de la planète n'exigerait qu'une
très petite fraction du temps nécessaire il y
a cinquante ou cent ans. Dans l'ensemble, ces gains de productivité
n'ont été que faiblement reflétés
par l'évolution du temps de travail. Son organisation
reste marquée par des inégalités sociales
considérables. Ces inégalités ont un poids
lourd en termes de santé. On tombe malade et on meurt
à trop travailler. On tombe malade et on meurt aussi
à être privé de travail rémunéré."
La Commission européenne
a annoncé le 24 mars 2010 son intention de réexaminer
en profondeur la question de la réglementation du temps
de travail. Pour mieux protéger les salariés ?
Pour parvenir à une meilleure répartition du temps
de travail entre actifs et privés d'emplois ? Au contraire,
c'est une nouvelle attaque contre l'Europe sociale que dénonce
Laurent Vogel : "Le texte soumis à la discussion
des organisations syndicales et patronales suggère que
le réglementations adoptées au cours du XXe siècle
ne conviendraient plus aux exigences du XXIe siècle.
Flexibilité, individualisation, autonomie seraient les
mots clés d'une évolution naturelle, sans oublier
bien sûr l'obsession de la "compétitivité".
Derrière la banalité de l'argument du siècle
nouveau, on perçoit l'idée qu'une marchandisation
majeure des temps de vie correspondrait à des besoins
inéluctables. L'idée de faire reculé le
temps imposé - travail rémunéré
ou tâches domestiques - au profit du temps libre est qualifiée
de traditionnelle. La modernité exigerait de nouvelles
approches. Étrange folie que de se proposer comme idéal
de gagner toujours plus de temps en efficacité productive
pour finalement en avoir de moins en moins pour vivre. Folie
dont la logique n'apparaît que si l'on considère
l'accumulation des profits dans les pôles d'extrême
richesse de nos sociétés." [
]
"L'intensification du travail
est une tendance générale. Elle a amené
des gains immenses de productivité dont la part majeure
a été confisquée par l'augmentation des
profits et l'augmentation irrationnelle de travail inutile,
notamment à travers l'obsolescence programmée
de nombreux biens de production. [
] Le débat entre
l'incompatibilité de notre modèle de développement
et la nature a tout à gagner à faire de la réduction
du temps de travail un des défis majeurs de la qualité
de vie dans nos sociétés."
La dénonciation de cette
"étrange folie" fait écho à un
célèbre pamphlet publié pour la première
fois voici 130 ans, en 1880 : "Une étrange folie
possède les classes ouvrières des nations où
règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne
à sa suite les misères individuelles et sociales
qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité.
Cette folie est l'amour du travail, la passion furibonde du
travail, poussé jusqu'à l'épuisement des
forces vitales de l'individu et de sa progéniture..."
Son éditeur était le Parti socialiste et son auteur,
Paul Lafargue, sera député de Lille. Son titre,
Le Droit à la paresse, était plus qu'une
provocation, une invitation à revoir entièrement
les rapports du travail et de la vie.
HISTOIRE
NATURELLE
De la destruction comme élément
de l'histoire naturelle. Cela pourrait être un aphorisme,
à la manière de Lichtenberg ou de Karl Kraus.
C'est le titre d'un livre et le thème récurent
de l'uvre de l'écrivain allemand W. G. Sebald [disparu
en 2001]. Ses récits nous rapportent des histoires d'émigrants,
d'individus confrontés à la disparition d'une
partie d'eux-mêmes et au vertige qui les saisit face au
passé, semblable à un gouffre dont la lumière
ne parvient pas à percer les profondeurs. Ils nous parlent
d'humains broyés par l'Histoire, de perméabilité
entre le monde des vivants et celui des morts, et de la fragilité
des constructions humaines menacées par la destruction
et l'anéantissement constamment à l'uvre
dans la vie de la nature.
HEURES
IMPORTANTES
"Les heures importantes sont
les heures immobiles." (Henri Michaux)
HOMME
PRESSÉ
"Malheureusement, les journées
n'ont que vingt-quatre heures et les semaines n'ont que sept
jours", lance en public cet homme pressé et imbus
de son importance pour avoir troqué l'usage de son temps
contre un peu de pouvoir.
INSTANT
"Un instant, je vous prie",
dit le poète.
JOURNAL
Qu'on l'appelle "Journal",
"Cahier", "Carnet", ou "Notes"
comme je le fais j'associe la rédaction d'un journal
à la conquête du temps.
Cette pratique d'écriture
régulière n'a pas pour objet, de mon point de
vue, de retenir les petits détails de la vie quotidienne
mais plutôt d'accueillir, d'intégrer des fragments
de ce que m'apporte la vie, rêves, lectures, choses vues
ou vécues, rencontres, pensées, idées
Confrontation permanente avec soi et le monde, présent
et passé confondus. Exercice vital de "culture psychique",
dirait Edgar Morin.
Malgré le plaisir que j'y
prends, je peine parfois à trouver le temps nécessaire
: temps pour noter sur le vif, temps d'écrire, temps
de saisir et de mettre au propre. L'exercice est parfois décourageant
: tout ce temps "perdu" à écrire, en
lieu et place d'autres activités. Pour un bénéfice
immédiat assez minime
Écrire pour un seul
lecteur, soi-même, est un défi singulier, surtout
quand on se relit peu. Lorsqu'il m'arrive de le faire, un peu
au hasard des milliers de pages accumulées depuis 1975,
je me surprends en retrouvant des constantes, des obsessions,
des lignes directrices que je n'ai cessé de poursuivre.
Comme le petit poucet, j'ai semé des cailloux blancs,
et lorsque je reviens sur mes pas, je retrouve mes propres traces,
solides repères du temps perdu. S'il m'arrive alors d'éprouver
un regret, c'est celui de ne pas avoir été un
diariste plus conséquent.
LOISIR
Temps perdu au détriment
de la construction d'une "belle carrière",
ou temps gagné dans la construction de soi-même
? "J'ai grandi par le loisir" dit Baudelaire. Je partage
le même sentiment et ne regrette ni les moments passés
"dans la lune" au cours de mon enfance, ni ma scolarité
distraite, ni l'usage des journées libres de mes années
de pion, ni les heures consacrées à mes bricolages
créatifs.
OMBRES
Le passé, les morts, gouvernent
une grande partie de notre existence, mais nous n'en avons le
plus souvent qu'une conscience tardive. Nous préférons
ignorer dans le détail ce que furent nos pères
et nos mères pour vivre notre existence propre, et ne
revenons que tardivement vers la mémoire de leur vie,
le plus souvent lorsqu'ils ont disparu et ne sont plus en mesure
d'en fournir personnellement les clés. Il faut les redécouvrir
par un travail de mémoire qui nous entraîne du
côté des ombres. Il se produit alors un phénomène
souvent attesté : les morts reviennent et se mêlent
aux vivants. Ils occupent nos esprits, apparaissent dans nos
rêves, et nous signifient très explicitement que
nous ne sommes pas différents, étant proches par
l'esprit et coupés seulement les uns des autres par le
pas qui nous sépare du néant.

L'OR
DU TEMPS
"Saisis le jour", dit
l'adage antique. "Je cherche l'or du temps" dit André
Breton.
LA
PART DU RÊVE
Quel est le prix à payer
pour sa part de rêve ? (classement des rêveurs :
ratage, folie, suicide, prison, pendaison, bûcher, mort
dans la misère, etc. ou au contraire : fumiste, faux-jeton,
récupéré, etc.)
Exercices : 1) Classez
les noms suivants dans l'une des catégories indiquées
plus haut : Artaud, Baudelaire, Corbière, Dali, Desnos,
Jarry, Kafka, Lautréamont, Mandelstam, Nietzsche, Rimbaud,
Van Gogh, Wilde
2) Citez les noms de quelques rêveurs
qui, sans avoir subi les tristes sorts évoqués
plus haut, ont connu de leur vivant la reconnaissance de leurs
contemporains et trouvent grâce à vos yeux..
PAS LE TEMPS ?
On se dit qu'on n'a pas le temps,
mais on a presque toujours le temps. Tout dépend de la
façon dont on l'investit. Même lorsque le temps
va réellement manquer, quand un être cher est sur
le point de mourir, il reste toujours assez de temps pour lui
dire adieu ; il arrive que cette opportunité ne soit
pas saisie car, dans cette société gouvernée
par la mort, on meurt encore plus mal que l'on vit.
La somme des choix que nous faisons
ou que nous subissons dans notre usage du temps forme notre
destinée.
Henri-David Thoreau : "Vivre
avec attention, face aux seuls faits essentiels de l'existence."
Lichtenberg : "Les gens qui
jamais n'ont pas le temps sont ceux qui le moins accomplissent."
PRENDRE SON TEMPS
"Qui prend son temps n'en
manque jamais." (Mikhaïl Boulgakov)
PROJET D'ENQUÊTE
Projet d'enquête des surréalistes
(non abouti) : "Que faites-vous lorsque vous êtes
seul ?"
Projet d'enquête à
réaliser aujourd'hui : "Avez-vous le temps de rêver
?" ; "Avez-vous le temps de créer ?" ;
"Qu'est-ce qui vous en empêche ?"
RIEN-FAIT
Qui, libre de lui-même et
disponible pour la création, n'a été confronté
au démon du Faut-faire, ce diablotin moqueur qui vient
vous reprocher l'instant créateur où vous n'avez
rien créé ? C'est lui et ses pareils qui colportent
les angoisses auxquels les créateurs sont particulièrement
sensibles, comme celle de la page blanche, cette fameuse page
blanche à laquelle on pourrait consacrer de volumineuses
anthologies. C'est encore eux qui vous distraient et vous empêchent
de concentrer votre énergie créative pour atteindre
un résultat obscurément recherché et encore
inconnu. Je les connais, ces démons. J'ai appris à
les combattre avec l'aide de quelques fées bienveillantes.
La fée Inspiration est une demi-folle sur laquelle je
ne compte guère. Elle passe à ses heures, imprévisible,
et, sans lui fermer la porte, j'ai cessé de l'attendre.
Je n'ai qu'à me louer de la fée Disponibilité,
mais j'ai remarqué qu'elle souhaite être accueillie
pour une certaine durée avant de transformer des instants
privilégiés en heures fertiles. La fée
Changement est très séduisante ; je lui dois de
belles surprises et d'agréables moments. À côté
d'elle, l fée Routine a peu d'attraits. Au fil du temps,
j'ai pourtant fini par trouver en elle une auxiliaire précieuse.
Routines de création : Moments, lieux ("l'atelier"),
papiers, ciseaux, bâtons de colle, crayons, techniques,
balayer et rebalayer du regard ce qui naît sous les yeux
Rituels d'écriture : heures, lieux, cahiers, stylos,
ordinateur, techniques, relectures
Les vingt lignes ou
le poème par jour
La fée Obstination est
des plus précieuses, nous rappelant aux moments opportuns
que l'inachevé n'est rien. Quant à la fée
Contrainte aux bienfaits si vantés, je lui reconnais
le pouvoir de faire lever de belles pousses, mais ses charmes
ne m'attirent guère. Je leur préfère ceux
de la magie naturelle du temps perdu, de la paresse créative,
que Jacques Prévert résumait d'une pirouette :
"Un rien-fait n'est jamais perdu."
|
DU
SABLIER
Dans le brouillard jeté
sur la réforme des retraites, on a entendu des
ânes brailler que les jeunes ne devraient pas s'en
mêler sous prétexte qu'ils auront la chance
de vivre 115 ans, du fait de l'allongement de durée
de la vie humaine dans nos contrées "développées".
Les oreilles attentives auront aussi entendu qu'en moyenne
les sérieux problèmes de santé commencent
vers 63-64 ans. Roland Topor voyait le parcours de la
vie humaine comme celui de l'aiguille qui marque l'heure
sur le cadran d'une montre. Son intuition s'est vérifiée,
et il est mort peu avant d'avoir 60 ans. En août
2010 mon ami Pierre est parti au même âge,
emporté en trois mois au rythme des progrès
de l'aiguille qui dépassa de très peu la
date de son anniversaire. Dans ce monde perpétuellement
en quête d'indices et d'indicateurs, en voici un
qui permet à chacun de se situer très précisément
sur l'échelle du temps perdu et du temps gagné.
|
VIVEZ
VIVEZ
VIVEZ
"Les morts parlent. Ils pépient
même comme des oiseaux. Mais ils ne disent qu'un seul
mot : Vivez, vivez, vivez
" (Tennesse Williams)
Phil
Fax
Texte paru dans
L'Igloo
dans la dune n°97 (Août
2011) sur le thème "Du temps perdu"
Dan &
Guy Ferdinande - 67 rue de l'église - 59840
LOMPRET (10€)
http://lapetiterenarderuseeetautres.blogspot.com