L'or du temps perdu

Le temps seul est notre bien.
(Sénèque)

  ACTION
     Chaque instant qui passe disparaît irrévocablement dans le passé. Chaque seconde dévore la précédente. Le vertige se dissipe quand on se pense dans le présent, comme l'étrave du navire qui fend les flots. Le présent a la capacité de nous donner une impression de continuité et de stabilité telle que nous pouvons avoir l'illusion qu'il est éternel et que nous sommes immortels. C'est le grand attrait du travail, de l'action qui nous occupe et nous fatigue.

   BONUS
     Dans une note de pochette pour The Malchicks, un duo de jeunes musiciens qu'il a pris sous son aile, Dick Taylor, fondateur et pilier des Pretty Things avec Phil May, compare le blues à la vie : "We're born, we grow, we discover, develop, we die… If we leave anything behind or pass anything on - well, that's a bonus." Si on laisse quelque chose derrière soi, si on peut passer quelque chose, on n'a pas perdu son temps.

   DEUX CHOSES EN MÊME TEMPS
     Savoir faire deux choses en même temps est quasi indispensable pour ne pas trop perdre son temps dans le jeu social tout en suivant son cheminement intérieur. C'est quelque chose que j'ai appris à faire au lycée, pendant les cours où je parvenais à dessiner, lire et écrire tout en suivant d'une oreille et en intervenant de temps en temps, autant par intérêt pour le sujet abordé que pour tester le bon fonctionnement de mon système.
     Cette double attention peut être étendue au regard avec plus de bénéfice encore. Jiri Kolar défendait l'art du collage en disant qu'il permet au moins de voir les choses de deux façons différentes.

  
   DO NOT DISTURB
     Tout rêveur devrait pouvoir porter à ses heures un badge avec cette inscription qu'on pose sur sa porte à l'hôtel : "Prière de ne pas déranger".

   ÉTRANGE FOLIE
     Le temps perdu, c'est d'abord celui du travail contraint, dont une partie est captée par le Capital au-delà du temps socialement nécessaire pour produire les biens et les services utiles à notre existence. Dans l'éditorial du n°2 de la revue HesaMag éditée par l'Institut syndical européen [2ème semestre 2010], Laurent Vogel rappelle qu' "une production de biens répartis de manière équitable et assurant les bases matérielles d'une vie de qualité pour tous les habitants de la planète n'exigerait qu'une très petite fraction du temps nécessaire il y a cinquante ou cent ans. Dans l'ensemble, ces gains de productivité n'ont été que faiblement reflétés par l'évolution du temps de travail. Son organisation reste marquée par des inégalités sociales considérables. Ces inégalités ont un poids lourd en termes de santé. On tombe malade et on meurt à trop travailler. On tombe malade et on meurt aussi à être privé de travail rémunéré."
      La Commission européenne a annoncé le 24 mars 2010 son intention de réexaminer en profondeur la question de la réglementation du temps de travail. Pour mieux protéger les salariés ? Pour parvenir à une meilleure répartition du temps de travail entre actifs et privés d'emplois ? Au contraire, c'est une nouvelle attaque contre l'Europe sociale que dénonce Laurent Vogel : "Le texte soumis à la discussion des organisations syndicales et patronales suggère que le réglementations adoptées au cours du XXe siècle ne conviendraient plus aux exigences du XXIe siècle. Flexibilité, individualisation, autonomie seraient les mots clés d'une évolution naturelle, sans oublier bien sûr l'obsession de la "compétitivité". Derrière la banalité de l'argument du siècle nouveau, on perçoit l'idée qu'une marchandisation majeure des temps de vie correspondrait à des besoins inéluctables. L'idée de faire reculé le temps imposé - travail rémunéré ou tâches domestiques - au profit du temps libre est qualifiée de traditionnelle. La modernité exigerait de nouvelles approches. Étrange folie que de se proposer comme idéal de gagner toujours plus de temps en efficacité productive pour finalement en avoir de moins en moins pour vivre. Folie dont la logique n'apparaît que si l'on considère l'accumulation des profits dans les pôles d'extrême richesse de nos sociétés." […]
      "L'intensification du travail est une tendance générale. Elle a amené des gains immenses de productivité dont la part majeure a été confisquée par l'augmentation des profits et l'augmentation irrationnelle de travail inutile, notamment à travers l'obsolescence programmée de nombreux biens de production. […] Le débat entre l'incompatibilité de notre modèle de développement et la nature a tout à gagner à faire de la réduction du temps de travail un des défis majeurs de la qualité de vie dans nos sociétés."
     La dénonciation de cette "étrange folie" fait écho à un célèbre pamphlet publié pour la première fois voici 130 ans, en 1880 : "Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie traîne à sa suite les misères individuelles et sociales qui, depuis deux siècles, torturent la triste humanité. Cette folie est l'amour du travail, la passion furibonde du travail, poussé jusqu'à l'épuisement des forces vitales de l'individu et de sa progéniture..." Son éditeur était le Parti socialiste et son auteur, Paul Lafargue, sera député de Lille. Son titre, Le Droit à la paresse, était plus qu'une provocation, une invitation à revoir entièrement les rapports du travail et de la vie.

   HISTOIRE NATURELLE
     De la destruction comme élément de l'histoire naturelle. Cela pourrait être un aphorisme, à la manière de Lichtenberg ou de Karl Kraus. C'est le titre d'un livre et le thème récurent de l'œuvre de l'écrivain allemand W. G. Sebald [disparu en 2001]. Ses récits nous rapportent des histoires d'émigrants, d'individus confrontés à la disparition d'une partie d'eux-mêmes et au vertige qui les saisit face au passé, semblable à un gouffre dont la lumière ne parvient pas à percer les profondeurs. Ils nous parlent d'humains broyés par l'Histoire, de perméabilité entre le monde des vivants et celui des morts, et de la fragilité des constructions humaines menacées par la destruction et l'anéantissement constamment à l'œuvre dans la vie de la nature.

   HEURES IMPORTANTES
     "Les heures importantes sont les heures immobiles." (Henri Michaux)

   HOMME PRESSÉ
     "Malheureusement, les journées n'ont que vingt-quatre heures et les semaines n'ont que sept jours", lance en public cet homme pressé et imbus de son importance pour avoir troqué l'usage de son temps contre un peu de pouvoir.

   INSTANT
     "Un instant, je vous prie", dit le poète.

   JOURNAL
     Qu'on l'appelle "Journal", "Cahier", "Carnet", ou "Notes" comme je le fais j'associe la rédaction d'un journal à la conquête du temps.
     Cette pratique d'écriture régulière n'a pas pour objet, de mon point de vue, de retenir les petits détails de la vie quotidienne mais plutôt d'accueillir, d'intégrer des fragments de ce que m'apporte la vie, rêves, lectures, choses vues ou vécues, rencontres, pensées, idées… Confrontation permanente avec soi et le monde, présent et passé confondus. Exercice vital de "culture psychique", dirait Edgar Morin.
     Malgré le plaisir que j'y prends, je peine parfois à trouver le temps nécessaire : temps pour noter sur le vif, temps d'écrire, temps de saisir et de mettre au propre. L'exercice est parfois décourageant : tout ce temps "perdu" à écrire, en lieu et place d'autres activités. Pour un bénéfice immédiat assez minime… Écrire pour un seul lecteur, soi-même, est un défi singulier, surtout quand on se relit peu. Lorsqu'il m'arrive de le faire, un peu au hasard des milliers de pages accumulées depuis 1975, je me surprends en retrouvant des constantes, des obsessions, des lignes directrices que je n'ai cessé de poursuivre. Comme le petit poucet, j'ai semé des cailloux blancs, et lorsque je reviens sur mes pas, je retrouve mes propres traces, solides repères du temps perdu. S'il m'arrive alors d'éprouver un regret, c'est celui de ne pas avoir été un diariste plus conséquent.

   LOISIR
     Temps perdu au détriment de la construction d'une "belle carrière", ou temps gagné dans la construction de soi-même ? "J'ai grandi par le loisir" dit Baudelaire. Je partage le même sentiment et ne regrette ni les moments passés "dans la lune" au cours de mon enfance, ni ma scolarité distraite, ni l'usage des journées libres de mes années de pion, ni les heures consacrées à mes bricolages créatifs.

   OMBRES
     Le passé, les morts, gouvernent une grande partie de notre existence, mais nous n'en avons le plus souvent qu'une conscience tardive. Nous préférons ignorer dans le détail ce que furent nos pères et nos mères pour vivre notre existence propre, et ne revenons que tardivement vers la mémoire de leur vie, le plus souvent lorsqu'ils ont disparu et ne sont plus en mesure d'en fournir personnellement les clés. Il faut les redécouvrir par un travail de mémoire qui nous entraîne du côté des ombres. Il se produit alors un phénomène souvent attesté : les morts reviennent et se mêlent aux vivants. Ils occupent nos esprits, apparaissent dans nos rêves, et nous signifient très explicitement que nous ne sommes pas différents, étant proches par l'esprit et coupés seulement les uns des autres par le pas qui nous sépare du néant.

   L'OR DU TEMPS
     "Saisis le jour", dit l'adage antique. "Je cherche l'or du temps" dit André Breton.

   LA PART DU RÊVE
     Quel est le prix à payer pour sa part de rêve ? (classement des rêveurs : ratage, folie, suicide, prison, pendaison, bûcher, mort dans la misère, etc. ou au contraire : fumiste, faux-jeton, récupéré, etc.)
     Exercices : 1) Classez les noms suivants dans l'une des catégories indiquées plus haut : Artaud, Baudelaire, Corbière, Dali, Desnos, Jarry, Kafka, Lautréamont, Mandelstam, Nietzsche, Rimbaud, Van Gogh, Wilde… 2) Citez les noms de quelques rêveurs qui, sans avoir subi les tristes sorts évoqués plus haut, ont connu de leur vivant la reconnaissance de leurs contemporains et trouvent grâce à vos yeux..

   PAS LE TEMPS ?
     On se dit qu'on n'a pas le temps, mais on a presque toujours le temps. Tout dépend de la façon dont on l'investit. Même lorsque le temps va réellement manquer, quand un être cher est sur le point de mourir, il reste toujours assez de temps pour lui dire adieu ; il arrive que cette opportunité ne soit pas saisie car, dans cette société gouvernée par la mort, on meurt encore plus mal que l'on vit.
     La somme des choix que nous faisons ou que nous subissons dans notre usage du temps forme notre destinée.
     Henri-David Thoreau : "Vivre avec attention, face aux seuls faits essentiels de l'existence."
     Lichtenberg : "Les gens qui jamais n'ont pas le temps sont ceux qui le moins accomplissent."

   PRENDRE SON TEMPS
     "Qui prend son temps n'en manque jamais." (Mikhaïl Boulgakov)

   PROJET D'ENQUÊTE
     Projet d'enquête des surréalistes (non abouti) : "Que faites-vous lorsque vous êtes seul ?"
     Projet d'enquête à réaliser aujourd'hui : "Avez-vous le temps de rêver ?" ; "Avez-vous le temps de créer ?" ; "Qu'est-ce qui vous en empêche ?"

   RIEN-FAIT
     Qui, libre de lui-même et disponible pour la création, n'a été confronté au démon du Faut-faire, ce diablotin moqueur qui vient vous reprocher l'instant créateur où vous n'avez rien créé ? C'est lui et ses pareils qui colportent les angoisses auxquels les créateurs sont particulièrement sensibles, comme celle de la page blanche, cette fameuse page blanche à laquelle on pourrait consacrer de volumineuses anthologies. C'est encore eux qui vous distraient et vous empêchent de concentrer votre énergie créative pour atteindre un résultat obscurément recherché et encore inconnu. Je les connais, ces démons. J'ai appris à les combattre avec l'aide de quelques fées bienveillantes. La fée Inspiration est une demi-folle sur laquelle je ne compte guère. Elle passe à ses heures, imprévisible, et, sans lui fermer la porte, j'ai cessé de l'attendre. Je n'ai qu'à me louer de la fée Disponibilité, mais j'ai remarqué qu'elle souhaite être accueillie pour une certaine durée avant de transformer des instants privilégiés en heures fertiles. La fée Changement est très séduisante ; je lui dois de belles surprises et d'agréables moments. À côté d'elle, l fée Routine a peu d'attraits. Au fil du temps, j'ai pourtant fini par trouver en elle une auxiliaire précieuse. Routines de création : Moments, lieux ("l'atelier"), papiers, ciseaux, bâtons de colle, crayons, techniques, balayer et rebalayer du regard ce qui naît sous les yeux… Rituels d'écriture : heures, lieux, cahiers, stylos, ordinateur, techniques, relectures… Les vingt lignes ou le poème par jour… La fée Obstination est des plus précieuses, nous rappelant aux moments opportuns que l'inachevé n'est rien. Quant à la fée Contrainte aux bienfaits si vantés, je lui reconnais le pouvoir de faire lever de belles pousses, mais ses charmes ne m'attirent guère. Je leur préfère ceux de la magie naturelle du temps perdu, de la paresse créative, que Jacques Prévert résumait d'une pirouette : "Un rien-fait n'est jamais perdu."

   DU SABLIER
     Dans le brouillard jeté sur la réforme des retraites, on a entendu des ânes brailler que les jeunes ne devraient pas s'en mêler sous prétexte qu'ils auront la chance de vivre 115 ans, du fait de l'allongement de durée de la vie humaine dans nos contrées "développées". Les oreilles attentives auront aussi entendu qu'en moyenne les sérieux problèmes de santé commencent vers 63-64 ans. Roland Topor voyait le parcours de la vie humaine comme celui de l'aiguille qui marque l'heure sur le cadran d'une montre. Son intuition s'est vérifiée, et il est mort peu avant d'avoir 60 ans. En août 2010 mon ami Pierre est parti au même âge, emporté en trois mois au rythme des progrès de l'aiguille qui dépassa de très peu la date de son anniversaire. Dans ce monde perpétuellement en quête d'indices et d'indicateurs, en voici un qui permet à chacun de se situer très précisément sur l'échelle du temps perdu et du temps gagné.

   VIVEZ… VIVEZ… VIVEZ…
     "Les morts parlent. Ils pépient même comme des oiseaux. Mais ils ne disent qu'un seul mot : Vivez, vivez, vivez…" (Tennesse Williams)

Phil Fax
Texte paru dans L'Igloo dans la dune n°97 (Août 2011) sur le thème "Du temps perdu"
Dan & Guy Ferdinande - 67 rue de l'église - 59840 LOMPRET (10€)
http://lapetiterenarderuseeetautres.blogspot.com