Nuit de carnaval
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Vaval trépigne
aux portes de la Guyane. Voici venu l'Épiphanie, le temps des
Rois. Entre deux galettes, on met la dernière main aux travestis.
Certaines parures ont demandé jusqu'à six mois de travail.
Les camions abandonnent le transport de marchandises pour se transformer
en chars de parade. Les salles de bal se débarrassent des cotillons
et des confettis du réveillon afin d'accueillir la danse trépignante
et lascive des Touloulous.
Car les parades du dimanche ne sont que la partie visible des festivités. La fête ne s'épanouit qu'une fois le jour éteint, dans la serre chaude des bals parémasqués. Les écoles de samba de Rio de Janeiro ne sont que des écoles. La Guyane, elle, possède des iniversités de carnaval. |
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À
la faveur des ténèbres, toute la population de l'île
de Cayenne se déverse dans ces lieux mythiques, du jeudi soir
au dimanche matin. Chez Nana, chez Polina, le Kindal Califourchon, le
Tchenbé rèd, le Grand Blanc sont les temples des nuits
carnavalesques. Leurs prêtres et leurs oracles ont nom : les
Blue Stars, les Gladiateurs, Kapitenn Coco,
les Mécènes, Reno Ban'n et Karnivor,
musiciens en acte actif dont les rythmes effrénés
animent les danses magiques de la grande fête et envoûtent
les foules.
Le bal parémasqué est une spécialité guyanaise. On ne lui connaît pas d'équivalent sur le continent américain ni dans les Caraïbes. Le travesti des Touloulous préserve l'anonymat des femmes. Ses étoffes chatoyantes et son masque orné de dentelles dissimulent leurs traits, leurs cheveux et la moindre parcelle de leur peau. Elles doivent, coûte que coûte, rester des inconnues aux yeux de tous. Violer le mystère de leur identité serait sacrilège. Parce qu'un jour des tirailleurs sénégalais l'avaient oublié, l'émeute a embrasé la ville et le sang a coulé. Mis à part les fanfreluches, la robe et le masque des Touloulous ressemblent un peu à la burka que les Talibans et leurs émules imposent aux femmes qui tombent sous leur coupe. Les deux parures ont la même vocation : dissimuler le corps féminin sous un ample drapé uniforme, pour en faire un objet de désir caché. La recette est vieille comme les montagnes désertiques du Yémen, où tant de belles captives furent traînées, bien après que l'esclavage fut aboli aux Amériques. Chacun le sait : un trésor secret a mille fois plus de valeur qu'un autre qu'on expose, puisqu'il fait rêver. |
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Dans
la littérature, d'illustres érotomanes n'ont-ils pas chanté
les délices du corset, les charmes de la crinoline et le piquant
d'une cheville à peine entrevue ? Si la vue d'un sein frais sèche
la gorge de Tartuffe, n'est-ce pas en réalité parce qu'il
préfère saliver, tout aux délices de la frustration,
en contemplant, de biais, d'opulentes poitrines masquées ?
Pourtant, à la différence des carcans de lourd tissu grillagé dont certains mâlichons affublent la chair des proies qu'ils réservent à leur libido, le costume du Touloulou est fabriqué par la femme elle-même, pour son propre plaisir. C'est une robe colorée, brillante, froufroutante, toute en plissés et en rubans. Son masque est constellé de paillettes, avec du rouge aux joues. Chacune de ces toilettes constitue un chef d'uvre unique, le fruit de longues soirées consacrées à couper, faufiler, piquer, coudre et repasser. Quand le grand soir est venu, on s'en revêt en secret chez une amie, une complice de bal. Nul homme ne doit savoir qu'une femme fait touloulou, ni son mari, ni son père, ni ses frères, ni ses enfants, ni ses voisins. Pendant les nuits du Carnaval, les Guyanaises n'ont de compte à rendre à personne. Fondues dans la cohue trépidante des travestis, elles ont la faculté de faire tout ce dont elles ont envie : aguicher, affrioler, allécher, embobiner, séduire, affoler, flirter, et céder si cela leur chante, puisque personne n'en saura rien. Dans les iniversités, le Touloulou choisit son cavalier, la femme masquée choisit l'homme. La piste de danse est bordée d'une estrade où se massent les spectateurs en tenue équatoriale. Les amazones de la salsa font leur marché dans cette multitude. Le mâle en chemisette devient pour elles une proie, un gibier, un butin qu'elles capturent au gré de leurs caprices. L'invitation d'un Touloulou ne se refuse pas. Qui s'y risquerait se trouverait aussitôt livré manu militari par la foule aux bras de sa prédatrice. Mais cela n'arrive jamais. Il est des hontes publiques qu'on évite à tout prix, et personne n'est censé participer à ces soirées sans en connaître les usages. Rares sont les hommes qui fréquentent un bal de Touloulous sans le secret espoir de se faire enlever. Au début de la soirée les danseuses masquées se disputent surtout les bons danseurs, mais plus la nuit s'avance et moins elles font la fine bouche, si bien qu'il n'y a jamais, parmi les prétendants, de laissés pour compte, au petit matin. Même les plus balourds, les pires trébucheurs, voire les enclumes chaussées de fers à repasser finissent par trouver l'âme sur. Nécessité fait loi. Les Touloulous dépensent trop d'énergie en dansant pour ne pas éprouver à un moment où à un autre le besoin de se restaurer, et un cavalier qui se respecte ne manque jamais de payer le boire et le manger à celle qui l'a élu, le temps d'une polka, d'une biguine, d'un piké djouk ou d'un collé-serré. Autour des iniversités fleurissent des paillotes où les heureux élus régalent leurs Touloulous. |
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Un
samedi soir, au terme d'un apéritif dînatoire, les Lauhais
avaient suivi les Dalaric au Tchenbé Rèd pour découvrir
le spectacle traditionnel tant vanté. Ils étaient arrivés
vers onze heures du soir. Le bal battait son plein. Il avait plu toute
la soirée, et l'humidité de l'air se mêlait à
la transpiration des corps dans une espèce de vapeur qui voilait
le plafond de la vaste halle d'acier, et que la lumière vive
et brûlante des projecteurs brassait en volutes. |
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