Nuit de carnaval
 
Nuit de Carnaval
Ce soir tu m'as jeté
Dans la tempête des mois des pluies


Georges Othilly : Harmonie d'ébène.

 


 
       Vaval trépigne aux portes de la Guyane. Voici venu l'Épiphanie, le temps des Rois. Entre deux galettes, on met la dernière main aux travestis. Certaines parures ont demandé jusqu'à six mois de travail. Les camions abandonnent le transport de marchandises pour se transformer en chars de parade. Les salles de bal se débarrassent des cotillons et des confettis du réveillon afin d'accueillir la danse trépignante et lascive des Touloulous.
       Car les parades du dimanche ne sont que la partie visible des festivités. La fête ne s'épanouit qu'une fois le jour éteint, dans la serre chaude des bals parémasqués.
       Les écoles de samba de Rio de Janeiro ne sont que des écoles. La Guyane, elle, possède des iniversités de carnaval.
       À la faveur des ténèbres, toute la population de l'île de Cayenne se déverse dans ces lieux mythiques, du jeudi soir au dimanche matin. Chez Nana, chez Polina, le Kindal Califourchon, le Tchenbé rèd, le Grand Blanc sont les temples des nuits carnavalesques. Leurs prêtres et leurs oracles ont nom : les Blue Stars, les Gladiateurs, Kapitenn Coco, les Mécènes, Reno Ban'n et Karnivor, musiciens en acte actif dont les rythmes effrénés animent les danses magiques de la grande fête et envoûtent les foules.
       Le bal parémasqué est une spécialité guyanaise. On ne lui connaît pas d'équivalent sur le continent américain ni dans les Caraïbes. Le travesti des Touloulous préserve l'anonymat des femmes. Ses étoffes chatoyantes et son masque orné de dentelles dissimulent leurs traits, leurs cheveux et la moindre parcelle de leur peau. Elles doivent, coûte que coûte, rester des inconnues aux yeux de tous. Violer le mystère de leur identité serait sacrilège. Parce qu'un jour des tirailleurs sénégalais l'avaient oublié, l'émeute a embrasé la ville et le sang a coulé.
       Mis à part les fanfreluches, la robe et le masque des Touloulous ressemblent un peu à la burka que les Talibans et leurs émules imposent aux femmes qui tombent sous leur coupe. Les deux parures ont la même vocation : dissimuler le corps féminin sous un ample drapé uniforme, pour en faire un objet de désir caché. La recette est vieille comme les montagnes désertiques du Yémen, où tant de belles captives furent traînées, bien après que l'esclavage fut aboli aux Amériques. Chacun le sait : un trésor secret a mille fois plus de valeur qu'un autre qu'on expose, puisqu'il fait rêver.
       Dans la littérature, d'illustres érotomanes n'ont-ils pas chanté les délices du corset, les charmes de la crinoline et le piquant d'une cheville à peine entrevue ? Si la vue d'un sein frais sèche la gorge de Tartuffe, n'est-ce pas en réalité parce qu'il préfère saliver, tout aux délices de la frustration, en contemplant, de biais, d'opulentes poitrines masquées ?
       Pourtant, à la différence des carcans de lourd tissu grillagé dont certains mâlichons affublent la chair des proies qu'ils réservent à leur libido, le costume du Touloulou est fabriqué par la femme elle-même, pour son propre plaisir. C'est une robe colorée, brillante, froufroutante, toute en plissés et en rubans. Son masque est constellé de paillettes, avec du rouge aux joues. Chacune de ces toilettes constitue un chef d'œuvre unique, le fruit de longues soirées consacrées à couper, faufiler, piquer, coudre et repasser.
       Quand le grand soir est venu, on s'en revêt en secret chez une amie, une complice de bal. Nul homme ne doit savoir qu'une femme fait touloulou, ni son mari, ni son père, ni ses frères, ni ses enfants, ni ses voisins. Pendant les nuits du Carnaval, les Guyanaises n'ont de compte à rendre à personne. Fondues dans la cohue trépidante des travestis, elles ont la faculté de faire tout ce dont elles ont envie : aguicher, affrioler, allécher, embobiner, séduire, affoler, flirter, et céder si cela leur chante, puisque personne n'en saura rien.
       Dans les iniversités, le Touloulou choisit son cavalier, la femme masquée choisit l'homme. La piste de danse est bordée d'une estrade où se massent les spectateurs en tenue équatoriale. Les amazones de la salsa font leur marché dans cette multitude. Le mâle en chemisette devient pour elles une proie, un gibier, un butin qu'elles capturent au gré de leurs caprices. L'invitation d'un Touloulou ne se refuse pas. Qui s'y risquerait se trouverait aussitôt livré manu militari par la foule aux bras de sa prédatrice. Mais cela n'arrive jamais. Il est des hontes publiques qu'on évite à tout prix, et personne n'est censé participer à ces soirées sans en connaître les usages.
       Rares sont les hommes qui fréquentent un bal de Touloulous sans le secret espoir de se faire enlever. Au début de la soirée les danseuses masquées se disputent surtout les bons danseurs, mais plus la nuit s'avance et moins elles font la fine bouche, si bien qu'il n'y a jamais, parmi les prétendants, de laissés pour compte, au petit matin. Même les plus balourds, les pires trébucheurs, voire les enclumes chaussées de fers à repasser finissent par trouver l'âme sœur. Nécessité fait loi. Les Touloulous dépensent trop d'énergie en dansant pour ne pas éprouver à un moment où à un autre le besoin de se restaurer, et un cavalier qui se respecte ne manque jamais de payer le boire et le manger à celle qui l'a élu, le temps d'une polka, d'une biguine, d'un piké djouk ou d'un collé-serré. Autour des iniversités fleurissent des paillotes où les heureux élus régalent leurs Touloulous.
 

       Un samedi soir, au terme d'un apéritif dînatoire, les Lauhais avaient suivi les Dalaric au Tchenbé Rèd pour découvrir le spectacle traditionnel tant vanté. Ils étaient arrivés vers onze heures du soir. Le bal battait son plein. Il avait plu toute la soirée, et l'humidité de l'air se mêlait à la transpiration des corps dans une espèce de vapeur qui voilait le plafond de la vaste halle d'acier, et que la lumière vive et brûlante des projecteurs brassait en volutes.
       Chacun des couples qui se trémoussaient sur la piste de danse ne disposait que de quelques centimètres pour ses évolutions. Ensemble, ils constituaient une masse compacte dont émergeaient des têtes qui montaient et descendaient comme un stock de flotteurs de pêche qu'on aurait disposés, serrés les uns contre les autres, à la surface d'un grand bassin d'eau agité de remous.   
       Sur la scène, Kapitenn Coco et ses musiciens se déchaînaient dans un vacarme de tambours, de cymbales et de cuivres. Le chanteur, affublé d'un uniforme de fantaisie, treillis camouflé et béret rouge, se mettait soudain au garde-à-vous dans une étrange convulsion, et vociférait des ordres aux danseuses qui s'exécutaient docilement :
       - Tous les Touloulous, à droite, droite ! Tous les Touloulous, demi-tour à gauche, gauche ! Touloulou vert, fais deux tours sur toi-même ! Une, deux, une, deux ! Bravo Touloulou vert ! Touloulou rouge, fais trois pas sur le côté droit ! Droite ! Droite ! Droite ! Bravo Touloulou rouge !
       Au cœur de la forêt guyanaise, il existe certaine race de grenouilles qui utilisent pour se reproduire la technique dite de l'explosion. Celle-ci consiste à se réunir en masse dans les mares gonflées par les toutes premières pluies de la saison, afin d'y pondre un maximum d'œufs dans un minimum de temps, de façon à ce que les têtards puissent se développer et atteindre l'âge adulte plus tôt que la progéniture de leurs prédateurs.
  
       Dès qu'une averse vient gonfler leurs étangs que la saison sèche a réduits à l'état de maigres flaques, ces anoures s'y rejoignent par milliers, et dans une frénésie invraisemblable, se frottent l'un à l'autre pour sécréter leur œufs, en s'encourageant de la voix. Le bruit est infernal. Les scientifiques qui en ont pris la mesure ont estimé qu'il atteignait plus de cent dix décibels, niveau sonore qu'un tympan d'homme ne saurait supporter sans lésion irrémédiable.
       Richard était en train de se dire qu'il ne manquait pas de similitudes entre le spectacle de l'explosion des grenouilles, qu'il avait vu, la veille, dans un reportage télévisé, et celui qu'il avait sous les yeux dans cette halle torride, quand la main gantée d'un travesti le saisit brutalement au poignet pour l'extraire de la galerie et l'entraîner vers la masse trépidante des danseurs.
       Il plongea à sa remorque dans la foule comme dans un bain bouillant. Ses lunettes se couvrirent de buée. Sa vue se troubla. Il suffoqua. La panthère qui l'avait enlevé l'enlaçait de ses longs bras, collant étroitement son corps contre le sien, en le forçant à se dandiner au rythme de ses hanches. C'était un Touloulou très chic, tout de satin gris vêtu. Ses cheveux disparaissaient sous un ample turban savamment noué à l'orientale. Le loup et la voilette qui dissimulaient son visage étaient brodés de fines perles noires. Sa longue robe bouffante était une merveille de coupe et de couture, dont la fantaisie majeure consistait en une interminable ligne de petits boutons qui la fermaient des pieds au menton, à la façon d'une soutane.
       Pourtant ce n'était pas un corps d'ecclésiastique qui se frottait contre celui de Richard ; ou alors, celui de la Papesse Jeanne. La femme le dépassait d'une bonne tête. Tenant son cavalier contre elle d'une main ferme en lui pétrissant les fesses, elle pressait son pubis contre le sien, tandis que de l'autre bras, passé autour de ses épaules, elle écrasait son visage contre sa poitrine, en maintenant son nez pointu piqué dans le creux de ses seins.
       Au travers du tissu, Richard sentait la chair nue, moite, palpitante, dont émanaient d'étranges fragrances charnelles parmi lesquelles il lui sembla retrouver les effluves de jasmin du parfum de Rosette. Tous ces arômes se concentraient au fond de sa gorge et se mêlaient à ceux de la caïpirina que Cyrille lui avait donné à boire. Tandis que l'entrejambe de sa danseuse devenait plus pressante contre son érection, une bouffée de chaleur l'étouffa et tout ce qui se trouvait autour de lui devint trouble. Ses jambes se dérobèrent. Avant de perdre tout à fait conscience, il sentit la poigne d'une main de géant qui le happait à l'épaule pour l'empêcher de s'effondrer, tandis que la grosse voix de Bibe s'interposait, dans un brouhaha, entre son ouïe voilée et le vacarme des cuivres :
       - Holà, aide-moi, poulette, faut qu'on le sorte de là !
       Il reprit connaissance, affalé dans un fauteuil de jardin en plastique blanc, sous un ciel étoilé dont le vent avait momentanément balayé les nuages. Cyrille et Claire se penchaient sur lui, le visage inquiet, tandis que Sophie lui tamponnait le front avec une serviette de tissu mouillée.
       Entre deux bouffées cotonneuses, sa mémoire embrumée conservera longtemps le souvenir d'une image fugace entr'aperçue dans le balayage des phares du katkatre de Cyrille, en quittant le parking : celle de son Touloulou gris renversé sur le capot d'une BMW or métallisé, ses longues jambes grises ceinturant la vaste taille d'un colosse le besognant debout, hardiment, le pantalon sur les chevilles, et de ces deux énormes fesses blêmes, ballottant entre les pans d'une chemise chiffonnée, gélatineuses, blafardes, livides, semblables à une gelée trémulante, vibrionnant au rythme des assauts d'amour d'un immense corps obèse.  

 
Flanjou
La NRM  n° 27 - Eté 2010