Muraenae picta imago

       La réponse est oui : j'ai posé pour lui à la Roche Guyon.
Oquencha fait partie de ces gens ignorés de leurs contemporains et injustement oubliés par la postérité.
       Cela arrive souvent, c'est vrai. La plupart des gens sont ignorés. Nous nous ignorons les uns les autres par pans entiers, dupes de notre œil encrassé de politesses, éternellement coincés derrière sa vitre bombée. Au point que croyant rencontrer un visage nous n'apercevons en fait que des fragments d'identités bombés. C'est affreux d'y penser. Nous marchons par pas minuscules recouvrant ceux des autres avec notre chiure précieuse. Tellement convaincus aussitôt déféquée de sa minéralisation nous avançons sans nous retourner. Gloire aux coprolithes, aux rutiles, aux inclusions ! Nos petites billes de merde c'est sûr se voient mieux dans le noir !
       Oquencha, lui, on peut dire qu'il avait raté sa chiure et que ses billes étaient complexes, je dirais avec plusieurs surfaces à vif. Il possédait ainsi deux distinctions, deux morceaux de plans terriblement obliques : il était obèse et il était pédé.

       Peu importe qu'il eût conçu les roses sanglantes de son papier peint, les pétales comme des nageoires en transe au milieu d'algues pubiennes, s'écartant se réitérant sans douceur dans son salon. Peu importe qu'il habitât une piaule en haut de la colline, la dernière du village dominant l'Epte au nord, la Seine à l'est ou bien qu'il fût un grand peintre. Si Oquencha était murène monstrueuse chez lui planquée parmi ses roses marines, dehors il transportait tout dans son corps, la masse d'eau et les reptations qui pliaient son cou en accordéon. Ses mouvements étaient lents à faire pleurer. Et ses mots ! Ils ronflaient un temps dans sa gorge avant d'être expulsés refroidis par le contact brutal de l'air. C'était pénible.
       Un soir, il était monté à Paris pour trouver quelqu'un. Il s'était installé le nez à la vitre dans un bistrot rue Capron et attendit là une bonne partie de la soirée. C'est là que je l'ai rencontré. Il ne fut pas effarouché par la fine compagnie qui m'accompagnait. Je sentis son déplacement derrière moi et l'odeur aigre de sa sueur et sus aussitôt qu'il me visait. Mais au lieu de la proposition à laquelle je m'attendais et pour laquelle je me faisais toute la thune dont j'avais besoin, il susurra qu'il payait bien ses modèles. Il étouffa un rire à l'expression tordue de mon visage, rire qui déferla à l'intérieur, descendit, remonta aux babines qu'il retroussa gluantes pour répéter : " Je paye très bien mes modèles ".
       Évidemment.
       Sa maison était étroite, salon chambre cuisine, trouée de fenêtres sur toutes les façades. D'un côté la vue du fameux S de la Seine, dessinée à la perfection, de l'autre le méandre plus régulier de l'Epte et au centre une toile écrue d'assez grande dimension attendant d'être peinte.
       Oquencha ne me montra aucune de ses œuvres ni ne m'expliqua son projet artistique concernant celle à venir. Comme son malaise me répugnait, le silence était préférable. Je tremblai pourtant à l'idée que ses doigts puissent esquisser une danse odieuse vers ma braguette. De fait, il me demanda de me déshabiller et de m'allonger sur une couche en face de lui, d'imiter les filles après l'amour. Je fis de mon mieux.
       Quand il se mit au travail il pénétra la toile avec une frénésie inattendue battant une mesure fracassante entendue par lui seul, animé par un râle des profondeurs, une glaire de murène qu'il recrachait de son râtelier en pluie de verts, jaunes ou rouges.
       Croyez-vous que son corps bougeait pendant l'opération ? Non ! Il demeura immobile, absent. Le monstre n'était qu'une carcasse vide, une mue abandonnée.
       Tout fut fait en une poignée d'heures.

       Il y eut un moment flottant juste après qu'il eût rejeté le pinceau dont je crus voir les nerfs de soie tressaillir à terre quelques secondes où il ne réintégra pas tout de suite sa chair en béton liquide.
       Je finis par me lever pour regarder.
       Les traits bien sûrs étaient interprétés mais je reconnus mon corps christique et la pose que j'avais prise : la tête repoussée en arrière, le bras sous la nuque, les jambes très écartées, l'une pliée l'autre droite. Mais l'intense sensualité de cette forme pâmée allongée dans une barque ne m'appartenait pas, ainsi que l'orgasme encore palpitant dans les organes sexuels, lequel bien sûr n'avait pas eu lieu et n'aurait jamais pu de cette façon. Vous l'avez vu ce tableau ? Il n'y a rien, absolument rien d'obscène dedans !
       Il m'a peint tout en rouge en dérive sur une rivière verte. Les perspectives, les silhouettes s'embrasaient dans un feu d'artifice irréel et bouleversant : c'était ça son âme.

Annick Forshew
La NRM   n° 27 - Automne/hiver 2010