Moments de doute
 
Vendredi 1er juin 2012
Plaisirs singuliers
     Après la grande lecture de l'Oulipo organisée par Zazie Mode d'emploi au Théâtre du Prato à Lille Moulins, je rejoins Harry Matthews sur la scène pour lui demander de dédicacer mon exemplaire de Plaisirs singuliers, un recueil très libre de textes brefs paru chez P.O.L. en 1983.
"Nous sommes déjà en 2012", me fait-il remarquer. "À Florence en 2000, j'ai perdu mon passeport. Je l'ai ensuite retrouvé. Il était étrange d'être déjà en 2000."
"Quel jour sommes-nous ?" me demande-t-il, en écrivant "à l'heureuse occasion de notre rencontre". La question me surprend et j'ai une seconde d'hésitation avant de lui confirmer que nous sommes le 1er juin. Cet instant lui suffit pour écrire au bas de la page : "Lille, 31 mai 2012".
Je viens d'être témoin d'une tentative d'Harry Matthews pour arrêter le cours du temps.
 
Harry Matthews démonte tout

 


     Au cours de la nuit je vois un rêve. J'accueille Harry Matthews et sa compagne dans une maisonnette de bois posée au milieu d'un jardin étroit. Ma fille Roxane est également présente, et je suis frappé par le fait que les yeux d'Harry Matthews, de Marie Chaix et de Roxane sont très clairs et leur donnent un air de ressemblance, comme s'ils appartenaient à la même famille. D'autres amis doivent arriver. La maison ne comporte qu'un rez-de-chaussée. Les murs sont peints en blanc, à l'intérieur comme à l'extérieur. Plusieurs lits, également blancs, sont disposés dans cet espace restreint, ainsi qu'une caisse dans laquelle sont entreposés en vrac des livres et des documents. Les amis d'Harry finissent par nous rejoindre. Je les accueille et les laisse un court moment avec lui.
Lorsque je reviens vers eux, je constate avec étonnement qu'Harry et ses amis ont commencé à démonter la maison. Il s'agit de libérer l'espace qu'elle occupe au milieu du jardin pour accueillir d'autres invités. Le temps me paraît incertain et je suis un peu effaré, d'autant que la maison m'a été prêtée. Harry me rassure et m'indique que la maison est conçue pour être démontée et remontée facilement. Il me montre ainsi, sur une cloison qui n'a pas été encore été démontée, des pitons métalliques qui représentent des oiseaux (des rapaces). Il suffit de les faire pivoter pour qu'apparaissent à leur place des grenouilles. Je n'en crois pas mes yeux.
 
Samedi 2 juin 2012
Le rêve et le verre renversé
     Soirée amicale chez Robert Rapilly à Hellemmes, où sont notamment présents Harry Matthews, Marie Chaix, Marcel Bénabou et Paulette Perec. Je raconte mon rêve à Harry Matthews, installé au jardin, qui renverse son verre aussi sec. Un moment de confusion s'ensuit. Robert me rappelle qu'H.M. est l'acteur de rêves rapportés par Perec dans La Boutique obscure.
 
 
Mardi 29 janvier 2013
Moment oulipien
     À la Librairie de Cluny, je déniche un exemplaire des Moments oulipiens narrés par les membres de l'ouvroir. Je repère les noms de Jacques Jouet, Hervé Le Tellier… J'emporte le bouquin et vite, vite pour attraper mon TGV, je fonce jusqu'au métro et parviens à m'insérer dans une voiture surchargée, direction la Gare de Nord. Par chance, une place assise ! Juste en face de moi, coïncidence ! Hervé Le Tellier. Je lui fais part de ma trouvaille.
"As-tu lu l'épisode de la signature de Queneau ?" me demande-t-il, encore amusé de la farce faite lors d'un salon du livre à l'innocente lectrice venue demander une dédicace des Exercices de style à R.Q.
 
 
Dimanche 21 avril 2013
To the studios
     Lorsque j'ai retrouvé par hasard un exemplaire de l'édition originale des récits de W.G. Sebald Les Émigrants (Actes Sud, 1999), je n'ai pu résister à la tentation de l'emporter, alors qu'en possédais déjà l'édition de poche. Un texte manuscrit au stylo bille noir, corrigé au feutre bleu, était inséré dans le volume : "Non loin des écluses pour accéder à l'entrée près de l'accès du port, je tombais sur un écriteau où était écrit la pancarte où figurait en lettres peintes grossièrement écrites au pinceau l'inscription "Vers les studios".
Un essai de traduction ? Assez perplexe, je reprends mon exemplaire en collection de poche. Il s'ouvre spontanément à la page 188 et ce passage me saute aux yeux : "Non loin des écluses permettant d'accéder au port, dans une rue partant des docks pour rejoindre Trafford Park, je tombai sur une pancarte portant, écrits en grandes lettres à traits de pinceau grossiers, les mots TO THE STUDIOS."

Philippe Lemaire
La NRM   n°32 - Printemps 2013