Lianescent

       Je sens que l'auditoire est endormi et peu attentif à ce que je raconte.
       Dès le début ma voix lui est rentrée dedans comme un rostre offensif dans un corps de méduse. Ils sont une centaine à flotter ainsi dans la salle, assis sur des sièges sans fond, les yeux rivés sur moi ou bien à ce qu'il paraît sur les boules de lumière à l'intérieur de moi, montant et descendant se croisant et fusionnant et qui les distrait jusqu'à l'hypnose.
       Il est vrai que ma voix ce soir est un filet de voix exprimant la fatigue des pérégrinations que j'ai commencées il y a déjà quelques années et au cours desquelles j'ai dû fuir précipitamment la cour cruelle de Mangu-Khan. Par la suite, j'ai peu à peu appris à ramasser ma subsistance journalière en amusant les esprits curieux de l'empire avec un savoir composé des réalités les plus insolites.
       Les provinces couvrent une surface immense que je me destinais à visiter entièrement à la recherche de mes coreligionnaires dispersés sur la surface de la terre et je n'en suis pas encore au tiers du périple. Mais, je me décourage dans les courants d'air à vivre une existence de ruban effiloché ; à chercher partout la première page du Talmud et ses étudiants ; à marcher des jours et des jours entiers dans les déserts aux épines dressées ; à traverser les couloirs des auberges la plupart désolées ; à courir des offices des cités à ceux des villages pour quémander quelques rouleaux d'écriture, un contrat avec les gens de pouvoir puis une estrade où discourir ; enfin parler dans les palais, les amphithéâtres ou les tentes : tous, lieux toujours trop vastes pour être chauffés, pour repriser les déchirures.
       Car je ne suis pas un sage et j'ai toujours au cœur une inquiétude qui me glace le sang, si bien que je suis maudit par le froid même en plein été.
       Le potier du marché tout-à-l'heure qui voulait vanter son pays, m'a dit que la province de Quam'do compte nombre de seigneurs lettrés qui entendraient parler de ma venue et se presseraient dans leur capitale pour m'écouter. Après quatorze années à sillonner tous ses chemins, je me laisse prendre encore par les douces manières de ce peuple et croit entendre la vérité pure là où il n'y a que courtoisie de jade. Pourquoi ces seigneurs auraient-ils dû renoncer à leurs parties de Mah-jong avec leurs concubines pour assister à une conférence sur les odeurs des arbres, récitée en outre par un étranger en vêtement de ramie !?
       Quelques nobles se sont bien montrés dès l'entrée ; ils m'ont présenté ou leurs suivants, respectueusement, leurs hommages accompagnés d'une obole ou deux qu'ils ont placées avec beaucoup de discrétion dans la bourse pendue à ma veste ; puis ils ont pris place dans un bruissement poli de robes, sous le grand dôme de bambou tressé, monté tout exprès pour la fête du Salouen et qu'un aimable fonctionnaire a bien voulu me prêter aujourd'hui que tout est fini et le dragon reparti dans son antre au fond du fleuve.
       Or, si au commencement j'étais satisfait de ce qu'ils avaient quitté leurs intérieurs confortables pour se déplacer à petits pas, selon l'étiquette, contre la pluie cinglante du nord jusqu'à moi, j'assiste depuis quelques minutes à la décomposition de leurs traits, s'assombrissant brusquement du sourire à la grimace en carton.
J'en suis très perplexe : suis-je à ce point inconsistant que je communique mon amorphie à l'auditoire ? Ou bien a-il lui-même trop festoyé pour prêter l'oreille à la fabrication végétale de substances pour la plupart inconnues ici et qui ferait pâlir de jalousie les alchimistes de la vieille Tolède ?
       Il en existe mille espèces qui procurent une variété extraordinaire de sensations parfois très plaisantes et à d'autres sinistres selon l'arbre et sa situation. Ainsi le Malipa-baruk qui pousse sur les berges du lac Qinghai et produit deux sortes de fruits rouges, charnus, identiques. L'un dégage une odeur merveilleuse invitant à mordre dedans pour goûter une joie si légère que rien ne compte plus que cette brise enchantée emplissant les narines et la bouche ; quant à l'autre qui promet grâce aux mêmes atours les mêmes émotions, il exhale traîtreusement aussitôt rompu, une odeur de charogne dont on ne peut se départir pendant plusieurs dizaines de jours. Nul ne sait pourquoi le Malipa-baruk offre la plupart du temps quatre vingt dix sept fruits parfumés et trois puant le cadavre ni pourquoi le rapport parfois se modifie jusqu'à s'inverser.
       Lorsque je demande s'il y a dans cette assemblée de personnes honorables quelqu'un dont l'intelligence pourrait illuminer mon pauvre savoir, en spéculant sur les raisons secrètes amenant l'arbre à infecter au hasard bêtes et hommes ; il n'y a aucune réaction.
       J'évoque ensuite les écoulements mystérieux de l'écorce du Délinéti qui a lieu une fois l'an et dure trois heures sans discontinuer. L'odeur n'en est pas une puisqu'elle ne se fixe jamais et peut aussi bien ressembler quelques secondes à celle puissante d'une plante sous-marine et les secondes suivantes à l'odeur d'un panier de pêches trop blanches ; à un élevage de vers à soie ; à une rivière au cours un peu lent ou à l'odeur de certaines pierres zéolites. Remarquable est ce phénomène dont l'imprévisibilité empêche qu'on en tire profit car qui s'enduit du lait du Délinéti voit toutes ses petites plaies se refermer, ses verrues disparaître, son eczéma s'effacer et qui en boit se sent guérir de toutes les maladies chroniques. J'ai entendu parler d'un oracle dans la province du Taklamakan qui s'était servi des branches de l'arbre pour figurer un hexagramme et augurer ainsi du prochain écoulement : il s'était trompé de deux cent quarante sept jours !
       Je me racle la gorge pour signaler qu'il y a lieu de s'étonner même si je ne dois pas attendre de l'auditoire plus qu'un chuchotement, mais les honorables personnes continuent à former un banc gélatineux en face de moi, engoncés dans leurs habits de soie et je songe qu'elles ne feraient sans doute pas la différence entre un conte ancien des rizières et un article consigné par les gens instruits, dans le livre de la nature.
       Puis je fais une remarque sur la nouvelle cuvée que j'ai vu arriver la veille dans des fûts impériaux trimballés sur des énormes chars. Je sollicite leur avis sur la question : "Pensez-vous honorables gens de l'herméneutique non-convulsive, que si les fûts étaient renversés et fendus de sorte que le vin coulât comme une rigole dans la rue, il y eût une meute pour le laper ?"
       N'importe qui à l'occident des montagnes de l'Akkoural, qu'il fût rasé, natté ou qu'il portât kippa, eût bondi de rage.
       Je ne connais personne qui ait réussi à insulter ce peuple, personne qui ne le déridera si la lune ne l'a pas souhaité aussi. Heureux est-il qui connaît l'angoisse de l'inconvenance car alors il peut s'essayer à deviner ces règles de bienséance, si raffinées, que même nos exégètes s'y égareraient comme dans un labyrinthe.
       Je ne doute pas qu'en ce moment où je trouve longs, trop longs et trop biaisés leur regard neigeux, ces règles me font gravement lacune.
       Les arbres n'ont pas ces difficultés qui rendent la langue la plus sonore la moins audible. Si les dévoreurs de feuilles sont trop nombreux alentour, les acacias d'Eléphantine non seulement se mettent à suer des gouttes tanniques, vénéneuses, au bout de leurs minuscules piques mais préviennent également leurs congénères sur plusieurs kilomètres. Car les acacias offrent à l'air une odeur parfumée que les arbres mais aussi toutes les autres plantes sous le vent savent interpréter.
       Arrivé à ce moment de ma conférence, je me demande si je vais allumer les cônes d'encens que j'ai acheté au potier pour illustrer mon dit sur l'arbre Holan-zhou qui pousse sur les rivages de la mer Bao. Mes auditeurs ont l'air de plaignants du zoo impérial, englués sans solution au fond de leurs collants trop étroits. Tant pis s'ils ne veulent pas écouter. Foin de leur paresse !
       Désormais je veux maintenir pour moi-même un fil qui donne de la compacité à ma présence sous le dôme. Je me suis emparé de la tringle qui sert à frapper le carillon et j'entreprends de chanter un huitain de mon compagnon de chemins, Xhian-ji le borgne :

« L'homme en passant au bord de la mer,
Quand la lumière se retire,
Se penche au pied du houlan-zhou
Et respire les fleurs étranges :
Rouge cristal des capselles offertes,
Rouge mystère de cette source pure,
Jusqu'à quand l'arbre sans forêts
Montrera d'en bas ses trois mille visages ? »

- Redressez-vous dormeurs ! Je crie de mon estrade, en agitant le carillon frénétiquement, "Redressez-vous au nom des cinq dynasties ! L'arbre Holan-zhou rassemble en lui l'identité et la différence. Ses fleurs aux parfums étourdissants, s'épanouissent sur des rhizomes aériens quand les autres vont sucer les cristaux de sel jusque dans le fond de la mer, si bien qu'une partie de sa sève cristallise sur des rejets stériles pour former une pierre précieuse à nul autre pareil. Imaginez cette pierre, gens honorables de la province de Quam'do, veinée sous sa membrane translucide de rutiles à la place de nervures ; imaginez ses formes bizarres en forme d'étui où fourrer des âmes minuscules et son scintillement au milieu des corallines et des laminaires échoués par la marée sur le sable !"
       Je répète 'cette pierre' plusieurs fois en martelant le carillon puis je m'exprime de plus en plus vite conformément à mes habitudes dans le but d'émouvoir l'assemblée : "Son déploiement sous la terre est trois fois supérieur à son déploiement de surface : Quelle mémoire porte-t-il ? De quel temps étranger vient-il ?"
       Le tremblement qui agite mon corps je le vois bien n'influence personne et je ne parviens pas à décider si c'est pour le mieux ou non, car les honorables n'auraient pas su comment le dissimuler sous leurs ailes vertes piquetées de pivoines et de libellules ; ou bien s'il s'agit d'un cinglant déshonneur comme me l'aurait chuchoté Xhian-ji à l'oreille.
       Je trace dans l'air avec la tringle du carillon et la fumée de l'encens, des chandeliers torsadés, censés faire de moi un artiste-conférencier préparant sa sortie sous les applaudissements ; quand l'odeur m'arrête net.
       La structure éphémère vouée à être brûlée treize jours après le passage du dragon Salouen comporte une base circulaire où se tient l'auditoire aligné en croissant de lune et une plate-forme surélevée à l'horizontale où j'ai parlé : l'odeur vient de sous les robes des invités. Je me penche en couvrant bouche et narine pour scruter le vis-à-vis : je ne contemple que rigueur mortuaire sur les faces chinoises les unes après les autres et entre leurs pieds proliférant à une vitesse extraordinaire, je reconnais sans hésitation l'extraordinaire rhizome sinueux et velu du bambou étrangleur.

Annick Forshew
La NRM  n° 25 - Automne 2009