Au
moment où j'apprends, au lieu où je me trouve,
c'est-à-dire au fin fond des dernières profondeurs,
étant mort à Paris il y a vingt ans de cela
(vous savez, la mort, ce détail sans importance
d'une vie qui ne fut ni très extraordinaire ni
très banale, je ne la rappelle ici de façon
liminaire que pour vous en débarrasser une fois
pour toutes
et je ne voudrais surtout pas que cette
soirée sombre dans la mélancolie, bien au
contraire
) et pour être vraiment sûr
que nul ici, ce soir, n'ait recours à la facilité
de l'émotion et des larmes, souffrez que je vous
passe tout de suite le crachoir pour que vous lisiez mes
« Instructions pour pleurer » de Cronopes
et Fameux. Merci.
J'avais d'abord songé
à vous demander, à vous comme à votre
public, trois minutes de vrai silence, mais je suis suffisamment
confiant dans la réussite moyenne du signe linguistique
pour savoir pertinemment que cette lecture des « Instructions »
aura laissé dans vos consciences l'idée,
au moins, de la durée. Puisque, donc, me voilà
à peu près assuré que toutes les
larmes disponibles de ce soir ont été versées,
je peux reprendre mon adresse à vous, chers Oulipiens
de l'Oulipo, à vous chers spectateurs habitués
des Jeudis ou bien petits nouveaux, et vous dire que si
vous avez décidé d'ouvrir votre saison de
lectures en rendant hommage à mes livres, vous
m'autoriserez certainement à vous en dire quelques
mots.
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D'abord,
sachez que je n'ai pas oublié un certain événement
auquel vous faites vous-mêmes volontiers allusion.
Dans les années 1970 (je ne sais plus trop précisément
laquelle, et vous non plus à ce qu'on m'a dit),
vous aviez émis le souhait que je vous rejoigne
au sein de l'Ouvroir de Littérature Potentielle
en tant que membre à part entière. On dit,
ça et là, que j'avais décliné
l'invitation. Je ne me souviens plus très bien,
ni de l'offre, ni du refus. Je ne sache pas qu'il y ait
de cela des traces écrites. Au bénéfice
du doute, admettons donc cette offre, assumons ce refus.
Je mentirais si je vous disais qu'aujourd'hui je le regrette,
au fond je m'en fous complètement, et me présenter
maintenant comme repentant manifesterait un esprit de
l'escalier que je n'ai pas, malgré de certaines
« Instructions pour [justement] (en) monter
(un) » qu'il ne serait pas mauvais que vous
lisiez à votre public car dans mon état
actuel d'ombre sortie des ombres je ne peux pas parler
trop longtemps de suite sans pause. « Instructions
pour monter un escalier » de Cronopes et
Fameux.
Puisque vous avez bien voulu
me remplacer si je puis dire au pied levé pour
cette lecture, je continuerais mon système d'excuses
en vous disant que ce n'est pas que j'étais inintéressé
par votre proposition, ce n'est pas que j'étais
hautain, j'étais un peu ailleurs il est vrai, ayant
toujours considéré que le recours à
ce que vous appelez, pardonnez-moi, de façon parfois
quelque peu obsessive "la contrainte" était
chez moi une attitude très exceptionnelle, comme
je crois l'avoir expliqué en long, en large et
en travers dans la manière de postface de ma nouvelle
« Clone », publiée dans le
recueil Nous l'aimons tant, Glenda. Si Harry Mathews
voulait bien emplir ou rafraîchir la mémoire
de votre public, je lui laisserais volontiers la parole,
pour la reprendre ensuite. « Note sur le thème
d'un roi et la vengeance d'un prince » in « Clone ».
« La toile d'araignée
des profondeurs »
vous avez entendu ?
Oui, au risque de vous décevoir, j'ai souvent expliqué
comment je ne m'expliquais pas, chez moi, cette façon
d'écrire, la force motrice de l'incipit et le souffle
qui s'ensuit ou ne s'ensuit pas. S'il s'ensuit, il y a
conte ; il ne s'ensuit rien dans le cas contraire. « Écrire
comme sous la dictée » est alors la
formule qui me convient le mieux et se trouve, si je ne
me trompe, plutôt à vos antipodes. Il est
vrai néanmoins que la conduite du conte n'est pas
sans manifester quelques constantes au premier rang desquelles
je remarque cette orientation de la chose racontée
et des personnages qui s'y trouvent embarqués vers
un imperceptible changement d'univers et de logique. Si
je tentais, ceci, de le formaliser je ne pourrais pas
ne pas vous parler d'une figure si chère à
bien d'entre vous, j'ai nommé le ruban de Möbius,
qui se trouve être d'ailleurs le titre d'un de mes
contes. Fascination pour le ruban de Möbius, la surface
à une seule face et à un seul bord, qui
serait un peu mon totem, que j'aurais mis sur la garde
de mon épée si j'eusse été
académicien
un type de progression sans à-coups,
de franchissement des séparations, qui se caractérise
par une absence totale d'effraction, je passe de l'autre
face de la feuille sans avoir à la tourner, la
contourner, puisqu'il n'y a pas d'autre face de la feuille,
le prisonnier qui suit à tâtons le mur de
sa cellule se retrouve dehors, évadé de
seulement avoir persisté dans cet attouchement,
changer d'univers simplement en marchant, comme un Dédale
sortant de son labyrinthe autrement que par le vol. Ceci
a toujours été mon irréel à
moi, mon « fantastique » comme on
a aimé dire, mais que je crois être le concret
de l'esprit s'il n'est pas tout à fait celui de
la matière. Cette formule, passablement obscure,
à laquelle j'ai plus ou moins obéi dans
un grand nombre de mes nouvelles, conduit à une
sorte de renversement final, d'entourloupe ou d'effet
d'illusion qui sort le récit des bornes des lois
physiques, comme dans un tableau de Magritte ou une gravure
d'Escher. Je pense que si Marcel Bénabou voulait
bien accepter de lire dans son intégralité
ma courte nouvelle intitulée « Continuité
des parcs », votre public comprendrait mieux
ce que je veux dire.
Je me suis laissé
dire qu'on avait dit aussi que j'aurais dit que la politique,
dans ces années 1960-1970, m'accaparait beaucoup,
tant la révolution cubaine à ses débuts
que la mobilisation contre les fascismes courants dans
l'Amérique latine, au Chili, en Argentine, par
exemple, et que ce souci n'était pas compatible
avec votre scepticisme joyeux. Cela n'est pas contestable.
Je ne crois pas que pour autant, ni bien sûr que
vous soyez, à l'Oulipo, apolitiques, ni que la
politique entre dans mes histoires pour les enrôler.
L'inscription de la peur y est permanente et vous aurez
peut-être remarqué - vieux reste d'humanisme
? - que ce sont plutôt des groupes d'animaux, dans
mes récits, qui sont fascistes. Et là, puisqu'on
m'a raconté que, l'année dernière,
vous aviez fait manger des criquets pèlerins à
votre public, je voudrais vous demander de lire l'extrait
de mon Bestiaire d'Aloïs Zötl, qui concerne
justement les animaux fascistes.
Comme j'ai eu l'occasion
de le dire dans les Entretiens avec Omar Prego,
les structures de mon roman Marelle ne ne sont
que des « structures finales ».
Ici, comme dans mes autres romans, nulle génération
des textes par un quelconque axiome. « Ce n'est
que lorsque j'ai eu tous les papiers de Marelle
sur ma table, c'est-à-dire toute cette énorme
quantité de chapitres et de fragments, que j'ai
senti le besoin d'y mettre un ordre relatif. Mais à
aucun moment cet ordre n'a existé en moi ni avant
ni pendant la rédaction de Marelle. »
(Entretiens avec Omar Prego, p.142) Je voulais
faire de ce livre un roman, sans doute, mais aussi un
véritable « laboratoire mental »
(ibid. p.149) au sein duquel serait reprise à zéro
la pensée (rien que cela !) à ce moment
des années soixante où j'étais convaincu
comme beaucoup que la pensée reçue menait
tout droit à la guerre nucléaire et à
l'extermination générale, exactement de
la façon que les surréalistes avaient voulu
rompre avec la pensée faillie qui avait donné
le charnier de 14-18. Vous voyez que nous sommes assez
loin de l'hyper-roman dont parle Calvino dans les Leçons
américaines, et que la référence
surréaliste est toujours pour moi des plus vivaces.
Il me paraît donc
tout à fait inutile de vous laisser vous demander
si je suis ou non un plagiaire par anticipation de l'Oulipo.
Ne cherchez pas de cette façon à récupérer
mon refus de naguère, ce serait attendrissant,
mais aussi peine perdue.
À supposer que vous
fassiez voter votre public par oui ou par non sur l'oulipicité
de ma production, je gagerais que le résultat serait
très majoritairement négatif, et vous m'en
voyez soulagé et ravi, tellement que je vais me
trouver à présent les coudées plus
franches pour vous faire plaisir.
« L'abbé
donnait du riz au renard. » Ce n'est pas une
contrepèterie Canada-dry à la François
Caradec. C'est un palindrome classique de la tradition
espagnole. « Dabale arroz a la zorra el abad. »
Il vaudrait d'ailleurs mieux le traduire en français
chinook, qui respecte l'ordre syntaxique espagnol : « Il
donnait du riz au renard, l'abbé. »
Oui, bien sûr, que le jeu et que le jeu dans la
langue et que le jeu dans la forme littéraire et
que le jeu dans la lecture, le jeu comme voie de connaissance,
le jeu comme lieu de relation à plusieurs, que
de tous ces jeux le jeu a toujours été au
cur de ce que vous me permettrez d'appeler mon art.
Oui, dans mon recueil Heures indues, il y a une
nouvelle « Satarsa », qui naît
d'un palindrome. La connaissez-vous ?
Tout au long de ma vie littéraire,
je me suis plongé avec passion dans les réseaux
de circulation de l'époque en mouvement : autoroutes,
métropolitains, lignes aériennes, lignes
ferroviaires, petits chemins
Il me ferait plaisir
que, pour presque finir, Valérie Beaudouin vous
lise quelques extraits du livre que j'ai composé
en collaboration avec Carol Dunlop Les autonautes de
la cosmoroute. qui raconte par le menu, par des textes
et des photographies, un voyage réglé, que
je consens, si vous y tenez, à nommer un « voyage
à contrainte ». C'est aussi un livre
fait à quatre mains et il me plaît qu'il
ait été, en quelque sorte mon dernier.
Chers
Oulipiens de l'Oulipo, et cher votre public, il commence
à se faire tard et je n'ai plus grand chose à
vous dire. Votre patience a été angélique.
Votre sang-froid, aussi, à avoir su entendre que
je ne suis pas entièrement des vôtres, malgré
quelques points d'intersection. N'y voyez là de
ma part aucun sentiment de réprobation pour vos
travaux
encore que, parfois
mais peut-être
nous y reviendrons si vous décidez de me rendre
un hommage annuel, à moi ainsi qu'à mon
admirable traductrice Laure Guille-Bataillon.
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