Lettre de Julio Cortazar
 
de quelque part, le 7 octobre 2004
 
 
Chers Oulipiens de l'Oulipo,
 
     Au moment où j'apprends, au lieu où je me trouve, c'est-à-dire au fin fond des dernières profondeurs, étant mort à Paris il y a vingt ans de cela… (vous savez, la mort, ce détail sans importance d'une vie qui ne fut ni très extraordinaire ni très banale, je ne la rappelle ici de façon liminaire que pour vous en débarrasser une fois pour toutes… et je ne voudrais surtout pas que cette soirée sombre dans la mélancolie, bien au contraire…) et pour être vraiment sûr que nul ici, ce soir, n'ait recours à la facilité de l'émotion et des larmes, souffrez que je vous passe tout de suite le crachoir pour que vous lisiez mes « Instructions pour pleurer » de Cronopes et Fameux. Merci.
     J'avais d'abord songé à vous demander, à vous comme à votre public, trois minutes de vrai silence, mais je suis suffisamment confiant dans la réussite moyenne du signe linguistique pour savoir pertinemment que cette lecture des « Instructions » aura laissé dans vos consciences l'idée, au moins, de la durée. Puisque, donc, me voilà à peu près assuré que toutes les larmes disponibles de ce soir ont été versées, je peux reprendre mon adresse à vous, chers Oulipiens de l'Oulipo, à vous chers spectateurs habitués des Jeudis ou bien petits nouveaux, et vous dire que si vous avez décidé d'ouvrir votre saison de lectures en rendant hommage à mes livres, vous m'autoriserez certainement à vous en dire quelques mots.

     D'abord, sachez que je n'ai pas oublié un certain événement auquel vous faites vous-mêmes volontiers allusion. Dans les années 1970 (je ne sais plus trop précisément laquelle, et vous non plus à ce qu'on m'a dit), vous aviez émis le souhait que je vous rejoigne au sein de l'Ouvroir de Littérature Potentielle en tant que membre à part entière. On dit, ça et là, que j'avais décliné l'invitation. Je ne me souviens plus très bien, ni de l'offre, ni du refus. Je ne sache pas qu'il y ait de cela des traces écrites. Au bénéfice du doute, admettons donc cette offre, assumons ce refus. Je mentirais si je vous disais qu'aujourd'hui je le regrette, au fond je m'en fous complètement, et me présenter maintenant comme repentant manifesterait un esprit de l'escalier que je n'ai pas, malgré de certaines « Instructions pour [justement] (en) monter (un) » qu'il ne serait pas mauvais que vous lisiez à votre public car dans mon état actuel d'ombre sortie des ombres je ne peux pas parler trop longtemps de suite sans pause. « Instructions pour monter un escalier » de Cronopes et Fameux.
     Puisque vous avez bien voulu me remplacer si je puis dire au pied levé pour cette lecture, je continuerais mon système d'excuses en vous disant que ce n'est pas que j'étais inintéressé par votre proposition, ce n'est pas que j'étais hautain, j'étais un peu ailleurs il est vrai, ayant toujours considéré que le recours à ce que vous appelez, pardonnez-moi, de façon parfois quelque peu obsessive "la contrainte" était chez moi une attitude très exceptionnelle, comme je crois l'avoir expliqué en long, en large et en travers dans la manière de postface de ma nouvelle « Clone », publiée dans le recueil Nous l'aimons tant, Glenda. Si Harry Mathews voulait bien emplir ou rafraîchir la mémoire de votre public, je lui laisserais volontiers la parole, pour la reprendre ensuite. « Note sur le thème d'un roi et la vengeance d'un prince » in « Clone ».
     « La toile d'araignée des profondeurs »… vous avez entendu ? Oui, au risque de vous décevoir, j'ai souvent expliqué comment je ne m'expliquais pas, chez moi, cette façon d'écrire, la force motrice de l'incipit et le souffle qui s'ensuit ou ne s'ensuit pas. S'il s'ensuit, il y a conte ; il ne s'ensuit rien dans le cas contraire. « Écrire comme sous la dictée » est alors la formule qui me convient le mieux et se trouve, si je ne me trompe, plutôt à vos antipodes. Il est vrai néanmoins que la conduite du conte n'est pas sans manifester quelques constantes au premier rang desquelles je remarque cette orientation de la chose racontée et des personnages qui s'y trouvent embarqués vers un imperceptible changement d'univers et de logique. Si je tentais, ceci, de le formaliser je ne pourrais pas ne pas vous parler d'une figure si chère à bien d'entre vous, j'ai nommé le ruban de Möbius, qui se trouve être d'ailleurs le titre d'un de mes contes. Fascination pour le ruban de Möbius, la surface à une seule face et à un seul bord, qui serait un peu mon totem, que j'aurais mis sur la garde de mon épée si j'eusse été académicien… un type de progression sans à-coups, de franchissement des séparations, qui se caractérise par une absence totale d'effraction, je passe de l'autre face de la feuille sans avoir à la tourner, la contourner, puisqu'il n'y a pas d'autre face de la feuille, le prisonnier qui suit à tâtons le mur de sa cellule se retrouve dehors, évadé de seulement avoir persisté dans cet attouchement, changer d'univers simplement en marchant, comme un Dédale sortant de son labyrinthe autrement que par le vol. Ceci a toujours été mon irréel à moi, mon « fantastique » comme on a aimé dire, mais que je crois être le concret de l'esprit s'il n'est pas tout à fait celui de la matière. Cette formule, passablement obscure, à laquelle j'ai plus ou moins obéi dans un grand nombre de mes nouvelles, conduit à une sorte de renversement final, d'entourloupe ou d'effet d'illusion qui sort le récit des bornes des lois physiques, comme dans un tableau de Magritte ou une gravure d'Escher. Je pense que si Marcel Bénabou voulait bien accepter de lire dans son intégralité ma courte nouvelle intitulée « Continuité des parcs », votre public comprendrait mieux ce que je veux dire.
     Je me suis laissé dire qu'on avait dit aussi que j'aurais dit que la politique, dans ces années 1960-1970, m'accaparait beaucoup, tant la révolution cubaine à ses débuts que la mobilisation contre les fascismes courants dans l'Amérique latine, au Chili, en Argentine, par exemple, et que ce souci n'était pas compatible avec votre scepticisme joyeux. Cela n'est pas contestable. Je ne crois pas que pour autant, ni bien sûr que vous soyez, à l'Oulipo, apolitiques, ni que la politique entre dans mes histoires pour les enrôler. L'inscription de la peur y est permanente et vous aurez peut-être remarqué - vieux reste d'humanisme ? - que ce sont plutôt des groupes d'animaux, dans mes récits, qui sont fascistes. Et là, puisqu'on m'a raconté que, l'année dernière, vous aviez fait manger des criquets pèlerins à votre public, je voudrais vous demander de lire l'extrait de mon Bestiaire d'Aloïs Zötl, qui concerne justement les animaux fascistes.
     Comme j'ai eu l'occasion de le dire dans les Entretiens avec Omar Prego, les structures de mon roman Marelle ne ne sont que des « structures finales ». Ici, comme dans mes autres romans, nulle génération des textes par un quelconque axiome. « Ce n'est que lorsque j'ai eu tous les papiers de Marelle sur ma table, c'est-à-dire toute cette énorme quantité de chapitres et de fragments, que j'ai senti le besoin d'y mettre un ordre relatif. Mais à aucun moment cet ordre n'a existé en moi ni avant ni pendant la rédaction de Marelle. » (Entretiens avec Omar Prego, p.142) Je voulais faire de ce livre un roman, sans doute, mais aussi un véritable « laboratoire mental » (ibid. p.149) au sein duquel serait reprise à zéro la pensée (rien que cela !) à ce moment des années soixante où j'étais convaincu comme beaucoup que la pensée reçue menait tout droit à la guerre nucléaire et à l'extermination générale, exactement de la façon que les surréalistes avaient voulu rompre avec la pensée faillie qui avait donné le charnier de 14-18. Vous voyez que nous sommes assez loin de l'hyper-roman dont parle Calvino dans les Leçons américaines, et que la référence surréaliste est toujours pour moi des plus vivaces.
     Il me paraît donc tout à fait inutile de vous laisser vous demander si je suis ou non un plagiaire par anticipation de l'Oulipo. Ne cherchez pas de cette façon à récupérer mon refus de naguère, ce serait attendrissant, mais aussi peine perdue.
     À supposer que vous fassiez voter votre public par oui ou par non sur l'oulipicité de ma production, je gagerais que le résultat serait très majoritairement négatif, et vous m'en voyez soulagé et ravi, tellement que je vais me trouver à présent les coudées plus franches pour vous faire plaisir.
     « L'abbé donnait du riz au renard. » Ce n'est pas une contrepèterie Canada-dry à la François Caradec. C'est un palindrome classique de la tradition espagnole. « Dabale arroz a la zorra el abad. » Il vaudrait d'ailleurs mieux le traduire en français chinook, qui respecte l'ordre syntaxique espagnol : « Il donnait du riz au renard, l'abbé. » Oui, bien sûr, que le jeu et que le jeu dans la langue et que le jeu dans la forme littéraire et que le jeu dans la lecture, le jeu comme voie de connaissance, le jeu comme lieu de relation à plusieurs, que de tous ces jeux le jeu a toujours été au cœur de ce que vous me permettrez d'appeler mon art. Oui, dans mon recueil Heures indues, il y a une nouvelle « Satarsa », qui naît d'un palindrome. La connaissez-vous ?
     Tout au long de ma vie littéraire, je me suis plongé avec passion dans les réseaux de circulation de l'époque en mouvement : autoroutes, métropolitains, lignes aériennes, lignes ferroviaires, petits chemins… Il me ferait plaisir que, pour presque finir, Valérie Beaudouin vous lise quelques extraits du livre que j'ai composé en collaboration avec Carol Dunlop Les autonautes de la cosmoroute. qui raconte par le menu, par des textes et des photographies, un voyage réglé, que je consens, si vous y tenez, à nommer un « voyage à contrainte ». C'est aussi un livre fait à quatre mains et il me plaît qu'il ait été, en quelque sorte mon dernier.

     Chers Oulipiens de l'Oulipo, et cher votre public, il commence à se faire tard et je n'ai plus grand chose à vous dire. Votre patience a été angélique. Votre sang-froid, aussi, à avoir su entendre que je ne suis pas entièrement des vôtres, malgré quelques points d'intersection. N'y voyez là de ma part aucun sentiment de réprobation pour vos travaux… encore que, parfois… mais peut-être nous y reviendrons si vous décidez de me rendre un hommage annuel, à moi ainsi qu'à mon admirable traductrice Laure Guille-Bataillon.

 

Jacques Jouet
La NRM   n°32 - Printemps 2013
  • Texte paru en mars 2007 dans la Bibliothèque oulipienne n°161 Jacques Jouet, Du W, de Cortazar et de Li Po.