Vous
vous souvenez peut-être que je suis une adepte du journal intime
(celui des autres, de préférence, même si de petits
carnets m'ont toujours accompagnée) ; c'est ainsi que j'ai découvert
il y a quelques années l'écrivain belge Henry Bauchau,
mort en septembre dernier à près de 100 ans. Non seulement
ce fut un plaisir de plonger dans l'univers et la vie d'un être
humain, comme souvent lors de la lecture d'un journal, s'il est bien
écrit et par un diariste cultivé, mais ce fut un véritable
privilège d'assister à la genèse d'une uvre.
Ici des fragments de poèmes, là des interrogations sur
des personnages de romans, sur des passages déjà rédigés,
des doutes très souvent sur la valeur et la réception
de ses uvres. Avec toujours une écoute de ses rêves,
des symptômes physiques qui se manifestent à lui et qu'il
essaie d'analyser. La curiosité m'a alors poussée à
lire le résultat de ses tâtonnements : ses poèmes
d'abord puis ses romans et enfin ses pièces de théâtre.
Je n'ai pas été déçue !
Tout
compte fait, j'avais pris un chemin de traverse pour arriver au cur
de son uvre et aujourd'hui je sais pourquoi j'ai tant d'émotion
à la lire. Henry Bauchau est un homme qui toute sa vie a guéri
de son enfance. En 1987, à 74 ans, il donnait un cycle de conférences
et commença par raconter un souvenir qui selon lui allait marquer
son destin. En jouant avec son frère aîné, qui se
balance très à l'aise sur son cheval à bascule
près de la fenêtre, le petit Henry l'admire tout casqué
et cuirassé, transformé par les rayons du soleil. Lui-même
joue avec le sabre de cette panoplie. Il est en extase devant ce grand
frère si sûr de lui, si conquérant et rayonnant
au sens propre et au sens figuré. Il sent avec regret qu'il ne
sera jamais son égal. Mais peu à peu le soleil décline
et le rayon vient frapper son sabre de cuivre ; l'enfant alors se sent
investi d'une mission ; c'est lui qui tient l'objet brillant et non
son aîné. Toute sa vie se trouvera marquée par cette
coïncidence qu'il appelle "la circonstance éclatante".
Il lui faudra du temps pour analyser les effets de cette saynète,
mais à 74 ans, il peut affirmer que le sabre aura préfiguré
sa plume... (L'Écriture à l'écoute p. 15
à 19).
Revenons un peu
sur son parcours. Les 2 guerres mondiales passées, il a déjà
pratiqué plusieurs métiers sans trouver sa voie. Il est
en instance de divorce avec 3 enfants et, physiquement, souffre le martyre
: maux d'estomac, troubles digestifs, vertiges, malaises... Il consulte
médecin sur médecin, jusqu'au moment où l'un d'entre
eux lui conseille de voir une analyste et lui propose Blanche Reverchon-Jouve
(traductrice de Freud en France). Après 3 ans de rencontres régulières,
il est profondément marqué par l'écoute de celle
qu'il appellera la Sibylle. Elle l'a conforté dans sa mission
d'écrivain : "Votre levier, c'est l'écriture"
lui dit-elle. (Ibid., p. 24). Elle lui a donné les moyens de
trouver son " instance intérieure " et il n'aura de
cesse d'écouter "ce qui surgit". Douze ans après
la mort de Blanche, le premier février 1986, il écrira
dans son journal (Jour après jour) "Je sens toujours
en moi l'influence décisive de Blanche Jouve. (...) Sans l'analyse,
il n'y aurait pas eu d'uvre [c'est moi qui souligne]. Blanche
m'a dit un jour : "L'analyse, c'est une planche au-dessus d'un
gouffre. Il ne faut l'emprunter que s'il n'y a plus d'autre voie."
À sa façon singulière, et avec son air souvent
de ne pas comprendre, elle était extrêmement respectueuse
des facultés créatrices et, sans doute, les privilégiait.
À mes yeux, le "Pour aller où tu ne sais pas, va
par où tu ne sais pas" de Saint Jean de la Croix est la
voie que "l'après-psychanalyse" ouvre à ceux
qui en ont eu besoin. Quand j'écris, je ne sais pas et ne désire
pas savoir où je vais. Je le découvre peu à peu."
Sans
analyse il n'y aurait pas eu d'uvre : cette phrase est à
prendre dans toutes ses acceptions : le déclic qui l'a sauvé
et guéri s'est révélé par l'analyse ; il
s'agit de ce qu'il a appelé "la circonstance éclatante".
Mais l'analyse est aussi toujours d'une certaine façon le sujet
de son uvre.
Lisant ces phrases et d'autres de la
même teneur dans ses journaux, j'ai eu un moment peur de tomber
sur un fatras freudien ou lacanien que je n'aurais ni compris ni apprécié,
et j'ai abordé l'uvre littéraire avec un peu de
méfiance ! Eh bien, à ma grande surprise, j'ai été
ensorcelée par la singularité d'Henry Bauchau.
Après avoir publié un magnifique
recueil de poèmes Géologie en 1958, où déjà
le titre évoque les strates de la personnalité et sa plongée
dans les profondeurs de lui-même, il recrée les éléments
clefs de son enfance autour de sa mère dans un premier roman
: La Déchirure (1966). Trois étages dans ce texte
assez court mais poignant : l'agonie de sa mère, les séances
avec la Sibylle et les souvenirs d'enfance. Le tout composé comme
un récit de création du monde en 6 jours avec en exergue
une phrase de la Sibylle : "Nous ne sommes pas dans la réconciliation.
Nous sommes dans la déchirure. On peut très bien vivre
dans la déchirure. On peut très bien." Puis il rédige
Le Régiment noir, un autre roman plus épique, sur
la guerre de Sécession, cette fois avec des personnages nourris
par les figures paternelles de son enfance.
Son écriture
est très originale : il mêle fiction et souvenirs d'enfance,
il projette sa propre vision et ses valeurs humanistes ("il faut
libérer l'esclave Johnson, dit-il d'entrée de jeu")
dans un roman qui prend tous les points de vue, ceux de l'indien, ceux
du blanc, ceux du noir et met le lecteur au centre d'une sorte d'épopée
"pleine de bruit et de fureur". Même les scènes
de bataille sont traversées par les émotions et les diverses
consciences des personnages. La rivalité entre les frères
de sang semble inéluctable et sera surmontée malgré
tout parce que l'amour est la question centrale de la vie. Dans ces
romans où Bauchau met en scène l'héritage familial,
on voit ce que sera l'uvre future. Jamais de "déballage
intime" mais la transformation des données du réel
par l'imagination et le prisme de l'analyse : "Le vécu est
comme un filet que je jette dans la mer pour y prendre les poissons
des eaux profondes" indiquera-t-il dans Présent d'incertitude.
La rencontre avec
les personnages d'dipe et Antigone sera déterminante :
ce qui intéresse Bauchau, ce n'est pas le mythe grec, c'est sa
mise en perspective avec le parcours de tout être humain. C'est
pourquoi il choisira de raconter dipe sur la route, au
moment où il doit vivre sa culpabilité et cependant avancer,
construire son propre chemin et sa propre destinée. Puis ce sera
Antigone qu'il nourrira de sa vision psychanalytique. Ces personnages
grecs vivent sous nos yeux, au présent, (seuls les récits
insérés dans le roman sont au passé) et leurs actes,
leurs pensées sont donnés sans aucun truchement logique
: c'est au lecteur de faire les liens, et comme Bauchau change constamment
de point de vue, les pronoms personnels peuvent représenter divers
personnages, forçant ainsi le lecteur à s'approprier ces
points de vue sans s'identifier à l'un ou l'autre des protagonistes.
Le résultat est assez stupéfiant : on est emporté
par la destinée, les grands mystères de la vie et de l'être
humain et non par un personnage en particulier. Romans d'initiation
à coup sûr mais pas au sens de l'éducation d'un
adolescent ; il s'agit plutôt d'une initiation à l'inconscient
de tout un chacun, d'un accompagnement sur le long terme, d'une leçon
de vie. Comme dipe s'exprimera par la sculpture puis par le chant
face à l'acharnement du destin, l'homme peut toujours rester
digne parce qu'il peut créer et exprimer par l'art ses souffrances
et ses désirs. Antigone va hanter notre poète, dramaturge
et romancier avec le même bonheur. Il trouvera toujours sur son
chemin cette menue créature qui elle aussi finit par accepter
sa destinée. Après la poésie les deux Antigone,
le roman Antigone, il rédigera les livrets d'opéras
autour d'dipe et d'Antigone pour des musiciens contemporains
comme Pierre Bartholomée.
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Toute sa
vie, Henry Bauchau sera ainsi à l'écoute pour
écrire. Écoute de son "instance intérieure",
mais aussi écoute des autres : il a dû travailler
pour vivre, et a toujours su incarner ses expériences
de pédagogue ou d'analyste dans son écriture.
Employé comme thérapeute à la Grange Batelière
à Paris pour suivre des autistes, là encore, il
lie l'art et la thérapie. L'un de ces enfants qui deviendra
un artiste, Lionel D., va nourrir un livre assez exceptionnel
: L'Enfant bleu. Bauchau prend cette fois le point de
vue d'une femme thérapeute, Véronique, qui va
aider un jeune garçon, Orion, considéré
comme anormal et dangereux, par l'utilisation de "dictées
d'angoisse" et de dessins jusqu'à ce qu'il trouve
son identité. Les composantes de l'analyse freudienne
sont toujours présentes mais l'avancée se fait
par la mise en scène du personnage de la soignante. Et
l'on admire la facilité avec laquelle l'auteur se met
dans la peau d'une femme pour nous faire partager ses doutes
et son cheminement. Puis ce sera Le Boulevard périphérique
où l'approche de la mort de sa bru, toute jeune, va replonger
le narrateur dans l'évocation de la mort d'un ami fusillé
pendant la 2ème guerre mondiale. On retrouve ainsi l'écrivain
analyste aux prises avec le bien et le mal, avec la condition
humaine. Jamais d'apitoiement, toujours lucide face à
la mort et à la souffrance, il réussit cependant
le tour de force de laisser le lecteur dans un état de
paix et de sérénité qu'on n'imaginerait
pas en lisant le scénario du livre !
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Ainsi
l'analyse est-elle le substrat de l'uvre de Bauchau : tous ses
personnages découvrent une part d'eux-mêmes en acceptant
de pénétrer à l'intérieur de leurs émotions,
de leurs désirs et de leur "folie". Il s'agit de traverser
les labyrinthes que nous sommes et de transformer en énergie
créatrice tous les éléments du passé qui
ont pu interférer et nous paralyser. À l'origine de toute
création, écrit-il, "il y a un enfant blessé
qui veut vivre et s'exprimer dans un autre monde, plus vrai" (2/10/96).
(Jour après jour, p. 471). Cet enfant qui l'a accompagné
toute sa vie, qui a trouvé tous les moyens pour s'exprimer depuis
la poésie et la littérature jusqu'aux arts plastiques,
fera encore l'objet d'un roman écrit à près de
cent ans : L'Enfant rieur !
"On
ne guérit jamais de son enfance" disait Robert Mallet. Si,
dit Bauchau, on peut en guérir par la création et par
la lucidité. On peut en guérir par l'écoute des
autres et l'écoute de soi-même. L'analyse n'est jamais
terminée. Les lectures, les souvenirs enfouis qui reviennent
à la conscience, les leçons de vie données par
les religions ou philosophies anciennes peuvent toucher aux mythes fondamentaux
: en tout homme il y a un inconscient qui fonctionne de la même
façon depuis la nuit des temps. Si on peut l'approcher, ne serait-ce
que modestement, et Bauchau nous y aide en nous en imprégnant,
on verra que rien n'est blanc ou noir, et que les réponses aux
questions posées par la condition humaine sont contenues dans
les questions : l'espérance est plus importante que ce que l'on
espère. On pourra alors savourer "la fête de l'existence"
jusqu'au bout, comme il en a montré l'exemple !
Marie
GROËTTE
La NRM
n°32 - Printemps 2013
BIBLIOGRAPHIE
D'HENRY BAUCHAU
(Quand l'édition n'est pas mentionnée,
il s'agit des éditions Actes Sud ).
Poésie
Géologie
1958 ( prix Max Jacob) Gallimard
La Chine intérieure 1974 Seghers
La sourde oreille ou le rêve de Freud 1979
Etudes freudiennes
Les deux Antigone 1986
Poésie complète 1950-1986
(contient les recueils précités)
Heureux les déliants Éditions
Labor poésies 1950-1995 (même contenu) 1995
Exercice du matin 2000
Petite suite au 11 septembre 2011 et Mandala pour un
poème : Le grand miroir, Bruxelles 2003
Nous ne sommes pas séparés 2006
Poésie complète 2009 (contient
tous les recueils précités)
Tentatives de louange 2011
Théâtre
Gengis
Khan 1960
La Reine en amont (La machination)
1969, Prométhée
enchaîné (adaptation de
la pièce d'Eschyle, 1998)
Romans
et récits
La Déchirure
1966 (Gallimard réédité par
Actes Sud)
Le Régiment noir 1972-74 (idem)
dipe sur la route 1990
Diotime et les lions 1991
Antigone 1997
Les Vallées du bonheur profond (L'enfant
de Salomine, etc...)
L'Enfant bleu 2004
Le Boulevard périphérique 2008
(prix du Livre Inter)
En noir et blanc vu par Lionel D. (Éditions
du chemin de fer, 2005)
Déluge 2010
L'Enfant rieur 2011
Le chemin sous la neige 2013 (posthume)
Essais
Mao Tsé
Dong 1982 Flammarion
L'Écriture à l'écoute 2000
Participation à des séminaires et conférences
sur psychanalyse et art, sur Freud, etc.
Pierre et Blanche, souvenirs sur Pierre Jean Jouve et Blanche
Reverchon 2012 (textes rassemblés et
présentés par Anouck Capé)
Les
journaux
La Grande
muraille, journal de la déchirure
1960-65 publié en 2005
Dialogue avec les montagnes, journal du régiment
noir 1968-71 publié en 2011
Les Années difficiles 1972-83
publié en 2009
Jour après jour 1983-89
publié en 1992
Journal d'Antigone 1989-97 publié
en 1999
Passage de la bonne-graine 1998-2002 publié
en 2002
Le Présent d'incertitude 2002-2005
publié en 2007
Études
sur Bauchau
Myriam Watthée Delmotte
: Sous l'éclat
de la Sibylle 2013
Revue internationale Henry Bauchau
Des colloques nombreux
Pour de plus amples détails,
cf le site du fonds Bauchau, à l'université de Louvain,
très bien fait et dirigé par Myriam Watthée-Delmotte
: http://bauchau.fltr.ucl.ac.be/
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