Hang the DJ

 

Pourquoi les gens de la Nouvelle Revue Moderne m'ont-ils demandé de rédiger une chronique sur les Smiths ? La surprise a fait son effet et j'ai accepté silencieusement, en hochant la tête, comme par réflexe. Mais la surprise ne suffit pas car c'est comme-si je me considérais inconsciemment porteur d'une dette. En effet, j'ai parfois accepté le principe de rédiger une chronique sans donner de suite. Combien de fois ai-je répondu : "Oui Philippe, ce serait bien… Le sujet m'intéresse… je vais tenter d'écrire quelque chose". Je n'éprouve pas l'embarras de rendez-vous manqués car je n'ai pas le sentiment d'avoir triché. À chaque occasion, j'ai manifesté mon intérêt en toute sincérité et je ne désespère pas de me mettre au travail sur les différents objets qui m'ont été suggérés. Une telle perspective soulève néanmoins un problème majeur car la particularité de la chronique, comme son nom l'indique, réside dans son rapport à l'actualité. En d'autres termes, se lancer dans la chronique exige de se soumettre à la pression du temps, ce qui m'est difficile. Nous ne sommes pourtant pas soumis aux règles de la presse écrite qui exige que l'on soit esclave d'un calendrier de parution. Il n'empêche que si l'on veut rendre une chronique substantielle, il faut être capable de transmettre l'émotion qu'elle a suscitée et ce procédé exige la préservation d'une certaine fraicheur. Pour s'en persuader, il suffit de songer à la manière dont le frisson des rêves se dissipe avec la fraicheur du petit matin. Aucune rumeur de reformation, aucune réédition intégrale sous forme de coffret à l'attention des jeunes générations : c'est forcément en marge de toute actualité que peut s'écrire une chronique sur les Smiths qui se sont séparés en 1987. Les gens de la Nouvelle Revue Moderne auront fait la même analyse et leur demande n'est que plus troublante. Cette demande est insistante comme il conviendrait pour une chronique motivée par une actualité brulante, si je me réfère au dernier message reçu hier : "J'attends donc ton texte de pied ferme". Pourquoi m'ont-ils orienté sur la piste des Smiths ? Estimaient-ils, que j'allais, une fois de plus, m'enliser dans mes bonnes intentions et que, par conséquent, le thème d'une chronique qui ne verrait pas le jour importait peu. Si cette hypothèse était vérifiée, leur demande ne serait rien d'autre qu'une provocation. Il n'est pas dans mes habitudes de répondre aux provocations. Dans ce cas cependant, je mettrai un point d'honneur à ce que cette chronique aboutisse car elle placerait les gens de la Nouvelle Revue Moderne dans un embarras certain : Comment pourraient-ils refuser de publier une chronique qu'ils m'ont demandée avec insistance ? Quelle place allaient-ils trouver à une chronique sur un groupe pop eighties dont, selon toute vraisemblance, ils se moquent ? Le goût de la musique ne leur fait pourtant pas défaut. La Nouvelle Revue Moderne a beau être principalement dédiée à la littérature, la musique y est omniprésente ne serait-ce qu'en raison des penchants de nombre de ses collaborateurs et de son éditeur lui-même pour la musique sous diverses formes. Je suis même intimement persuadé que la Nouvelle Revue Moderne doit beaucoup à l'atmosphère musicale qui enveloppe tout le processus de son élaboration, depuis l'écriture jusqu'à la mise en page. Pour autant, à l'exception de quelques références et citations, cette influence n'est pas directement traduite sur le papier. Elle est pourtant frappante pour qui sait lire avec les oreilles. Le jour où l'on parviendra à décrire la musique en termes de poésie atmosphérique, elle sautera aux yeux de chaque lecteur. La position de la Nouvelle Revue Moderne dans cette affaire de chronique ne cesse de m'interroger. Je ne tomberai pas dans la malhonnêteté qui consisterait à utiliser ce prétexte pour masquer mes défaillances quant à l'exercice général de la chronique. Il est vrai que je me sens désarmé face à la tâche qui consiste à rendre compte d'une œuvre avec un subtil mélange d'objectivité et de subjectivité, avec style tout en débouchant sur une rédaction intelligible.
     Le sujet des Smiths ne me laisse pas indifférent. J'ai beaucoup écouté ce groupe pendant la durée de son existence entièrement contenue dans les années 80 et si je l'ai quelque peu délaissé aujourd'hui c'est principalement en raison de mon attirance pour d'autres domaines musicaux même si je reste persuadé que la catégorisation de la poésie atmosphérique en noms de domaines est un leurre. Il se pourrait même que les racines de mes goûts musicaux actuels se trouvent contenues, en partie au moins, dans la musique des Smiths. Ce sentiment général ne m'indique pas comment aborder l'affaire car les Smiths me renvoient plus de vingt ans en arrière, à une époque dont les limites me restent aujourd'hui imprécises et dont le souvenir joue à me placer à portée de mains des images qui s'effritent sous mes doigts. Le repérage chronologique, facilité aujourd'hui par l'outil internet, ne m'est d'aucun secours car la recherche ne peut être qu'intérieure, personnelle, nécessairement imprécise au regard du filtre encyclopédique et il me faut l'assumer telle quelle.

Bien que leur musique me fût connue auparavant, mon premier souvenir des Smiths est visuel. Dans la télévision rosie par son régime alimentaire, je revois Morissey, leur chanteur, en chemise imprimée blanc sur noir, mimer la parade du coq avec un bouquet de glaïeuls dans la poche arrière de ses bluejeans. À l'instant d'après il psalmodie comme s'il s'agissait de la fin, en lutte avec la guitare bégayante de Johnny Marr, tout en fouettant la cuisse de ses bluejeans avec un autre bouquet de glaïeuls en sursis d'une mort sous les spotlights. Sa chemise est grande et largement ouverte telle une bure sur son torse grêle. J'apprends plus tard que Morissey admire Oscar Wilde jusqu'aux limites de la raison et qu'il faut y voir l'origine de son goût pour les glaïeuls. Cette danse qui mêle glaïeuls et bluejeans est le portait vivant de Dorian Gray. C'est un rite pour conjurer le sort du temps qui passe. L'univers des Smiths est un monde d'évocations symboliques, jonché de figures littéraires et cinématographiques. On se souvient de l'apparition de la dramaturge Shelagh Delaney, autre grande inspiratrice de Morissey, comme une illustration du slogan "louder than bombs", titre de leur compilation posthume. Mais la représentation la plus troublante reste certainement celle d'Alain Delon gisant sur la pochette de l'album intitulé "The Queen is Dead". "Sweetness, sweetness I was only joking when I said I'd like to smash every tooth in your head". La musique des Smiths est un mélange de violence et de dérision sur des arrangements pop typiquement anglais qui rappelle les Beatles, par l'utilisation des cordes de guitares électriques et des violons d'orchestre. Des rythmes entêtants invitent à la danse de Saint-Guy mais pas d'électronique : "Hang the DJ" repris en cœur par des lycéennes sixties sonne comme un pied de nez à la vague dancefloor qui déferlera sur Manchester quelques années plus tard.

Une voie pavée enjambe un bras de mer agonisant à la limite de la zone portuaire pour nous conduire devant la grille du cimetière. Il y fait sombre : c'est l'endroit où se passent des choses aujourd'hui et en silence. On n'y parle ni d'hier ni de demain. On garde les premiers aveux pour le retour dans les halos de la ville. Et les paroles s'égrènent comme un chapelet à mesure que l'on s'avance tendrement vers le centre à l'architecture baroque. Il reste tant de perles à l'instant où l'on pénètre l'artère qui débouche sur la Grand-Place. On finit donc par s'arrêter pour freiner l'horloge, en s'asseyant sur le perron d'une boutique dont la vitrine reste éclairée toute la nuit pour retenir jusqu'au dernier badaud. Puis c'est le retour en bus au terme d'une errance qui nous transporte à l'opposé de notre point de chute, après que nous ayons repiétinés nos empreintes. Il y a désormais demain. Demain à l'écart de la scène sur le terre-plein, nos routardes éconduisent le gus à la voiture de sport qui avait prévu de les emmener en virée, avec la queue dépassant de sa calotte à soierie brodé d'or acquise dans un bazar de Tombouctou. Il ne semble pas dans son assiette, vexé de s'être fait doublé par des berloqueux qui n'ont même pas d'allumettes dans leurs poches. Il tourne brièvement son visage pincé en direction de notre colline puis démarre en trombe. On finit par nous prendre à l'entrée de la bretelle. Le chauffeur conduit comme un malade, il ne regarde même pas la route. Et si un bus à deux étages ? Et si un camion de dix tonnes, alors que nous ne sommes même pas côte à côte ? Arrivés à destination, nous apprenons qu'il y avait un vicaire dans le toutou et plein d'autres horreurs encore. Tout est décrit dans la basilique du Saint-Sang sous un éclairage réduit pour ne pas choquer les jeunes pupilles car il s'agit d'un lieu familial. Nous longeons un cours d'eau qui sépare la prairie, marquant une démarcation entre l'herbe à vache et la zone qui voit la verdure se raréfier pour céder la place au sable de construction puis au goudron des lotissements à barbecues de briques décoratives. Au loin s'envole une robe orange. Depuis l'âge de glace jusqu'à l'âge d'or, il n'y a qu'un seul principe que je viens de découvrir à l'occasion des boucles de Marie qui pisse. Marie lance les bras au ciel car c'est sa manière de provoquer l'osmose. Puis c'est une succession de mouvements de jambes et de dandinements avant le défilé des amazones dans la ville. La musique avance puis recule à mesure que l'image se fait nette derrière la pellicule de lumière. C'est un buste adossé à la pierre avec en fond l'eau des fontaines qui se joue des rayons du soleil jusqu'au coin des yeux plissés comme l'éternelle jeunesse des bluejeans.

Ericle Mimosa
la NRM  n°29 - Printemps 2012


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