Comme des mouches

"La tête est un aquarium d'idées."
Ramon Gomez de la Serna


Les greguerias sont importunes comme des mouches. Elles ont des centaines d'yeux pour observer le monde. Elles bourdonnent sans cesse autour de nous, volettent et se posent partout. Elles goûtent à nos plats, à nos plaisirs, partagent nos sensations. Elles apprécient à la fois le sucré, le salé, l'amer et même ce qui n'a pas de goût. Elles aiment respirer ce qui sent bon, le fond romantique de l'air, et aussi renifler ce qui pue. Elles ne renâclent pas devant le mauvais goût, l'anodin, l'insignifiant. Elles n'ont jamais honte, même si parfois elles nous font honte. Elles tournent autour de nos têtes, nous frôlent et nous heurtent parfois. Elles déposent des crottes sur nos feuilles à dessin, sur les cadres dorés de nos tableaux et sur les pages de nos livres. Elles se frottent les pattes lorsqu'elles nous mettent dans l'embarras. Chaque gregueria a sa manière de faire et sa personnalité propre. C'est qu'il en existe de toutes sortes, car l'espèce se subdivise à l'infini. Les chercheurs désespèrent de parvenir un jour à terminer une classification exhaustive presque aussi difficile à établir que celle des humours.


"On dirait que les mouches ont caché le couvercle du sucrier". Les greguerias sont des phrases dérangeantes ou absurdes. Elles surgissent de nulle part, comme par génération spontanée. Elles ressemblent à n'importe quoi, du bon mot à la réflexion idiote. Elles peuvent faire sourire, mais pas toujours ! Leur piqûre peut être féroce. La plupart des hommes chassent les mouches qui les ennuient et n'ont que faire des greguerias et autres pensées parasites qui leur traversent l'esprit. J'ai connu des gens qui marchaient pour les fuir, qui marchaient longtemps le soir dans les rues sans aucun but dans l'espoir d'échapper à leurs pensées et de pouvoir dormir. Il y en a qui s'enivrent, qui prennent des médicaments ou qui s'étourdissent devant leur petit écran. Mais le moyen le plus courant pour se décharger des idées idiotes, c'est encore la conversation. Tout le monde sait cela, de la commère du quartier au présentateur de télévision, et jusqu'au solitaire qui ne parle qu'à lui-même.


Il est facile de reconnaître le poète par l'attitude différente qu'il adopte à leur égard. S'il donne l'impression de les chasser comme les autres hommes, ou de n'y prêter aucune attention, c'est pour mieux pouvoir les recueillir en toute discrétion, les collectionner et les emmagasiner dans ses carnets. Il est attentif aux mots qui viennent, il les attend et guette même ceux qui s'échappent de la bouche des autres. Certaines greguerias sont complètement desséchées, décalcifiées, réduites presque à l'état de poussière tant elles sont passées de crâne vide en crâne vide. Le moindre souffle d'air les disperse. Il y en a qui ne sont que des redites, des phrases répétées par tout le monde qui dérivent au fil des conversations, et finissent en flottant à la surface comme des idées crevées. Au bout d'un moment, elles puent et n'intéressent plus personne. Mais il y a aussi des pensées toutes fraîches, originales, bien vivantes, jeunes et vigoureuses. Elles sortent de nulle part, provocantes avec leur petite jupe sexy, et prêtes à détourner les pensées sérieuses pour les débaucher dans les écarts du langage. Celles-là, le poète les cajole, les caresse, les perfectionne, en prend grand soin jusqu'au moment où il choisira de les lâcher dans le monde par bataillons de petites piques efficaces. Sur les rayonnages des bibliothèques, il est facile de les repérer car sur les tranches des volumes elles agitent des drapeaux bien voyants, mais un peu trompeurs, où l'on peut lire : "Pensées", "Proverbes", "Maximes", "Papiers collés", "Aphorismes", etc.


L'inventeur officiel de la gregueria est le poète espagnol Ramon Gomez de la Serna. Il a noté ses premières observations d'une plume tremblante : "Nos vers ne deviendront pas papillon." Il présenta ses premiers spécimens à la presse de Madrid vers 1910. Valéry Larbaud, spécialiste en vices impunis, en fut le premier traducteur français. Il a transcrit ce mot sans équivalent dans notre langue par le terme "criailleries", que l'on retrouve dans "Echantillons" (1919). Il donne dans sa préface quelques conseils sur la conduite à tenir à leur égard : "Oui, la "gregueria" est spontanée, inarticulée, irrépressible, plus physiologique peut-être qu'intellectuelle, ineffablement intime. La seule chose importante, c'est de savoir l'accueillir, c'est de ne pas la refouler, ne pas la mépriser, et de l'exprimer, aussi complètement, d'aussi près que possible, avec tout ce qu'elle contient d'expérience, de prescience, de rappels, d'échos, de prolongements, de vie fragile et passagère…" Il opère une savante distinction entre la gregueria" et la pensée longuement mûrie, et même l'épigramme spirituel à la façon de Jules Renard. Mais quoi qu'il en soit, dans leur petite robe noire ces textes courts se défendent bien tout seuls. La nouvelle édition "augmentée et diminuée" des Greguerias de Ramon Gomez de la Serna que nous donnent les éditions Cent pages, sous une belle couverture noire et une mise en page inhabituelle (qui nous force à tordre le cou) est une belle occasion de redécouvrir ces "texticules", comme les désignait Sally Mara dans son journal intime.


Phil Fax
La NRM  n°14 - décembre 2005

  • Ramon Gomez de la Serna : Greguerias. Editions Cent Pages, 2005 (14,5 euros).