"L'art de voir"  Collage de Philippe Lemaire © 6 février 2001.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le grand écart

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

"L'art de voir"  Collage de Philippe Lemaire © 6 février 2001.


Je résiste à l'eau.

Je suis réversible et lunaire. Changeante, stable et facilement joignable. Je me cambre à volonté. Je suis double, brune et coiffée au carré.

Perruquée.

Je sais m'écarter au passage des fauves, et m'habiller comme il faut.

Je sais porter des tenues correctes et surtout me taire au buffet. Apprécier et glousser. Sourire et picorer. Caqueter et voleter. Papillonner et allumer. Scintiller et roucouler. M'élancer tout à coup, fendre la foule pour me baisser, et lever les yeux au ciel, faire la folle et feindre la pudeur, avoir ainsi exposé des parcelles de moi pour les allumer, la coupe à la main puis enfin accepter l'invitation à monter.

CV qui plaît.

Je résiste aux coups.

Je résiste aux ombres qui ont labouré mon corps, aux stries qui ont détruit mon paysage.

Je résiste aux ravages, à présent dévastée.

Je résiste à l'eau, au froid, au chagrin qui fut le mien quand décembre n'a pas balayé du blanc annoncé la grisaille de mes pensées. Défunte princesse.

Quand une autre année a recommencé.

Quand il a fallu se lever. Articuler. Marcher.

Acheter des cheveux. D'autres. Noir corbeau. Un corps refait, parfait. Une coupe au carré.

Quand la mélancolie définitivement s'est installée au milieu de mes jambes, toujours un peu écartées, au cas où, quand viendrait le dégel, quand surviendrait la joie, quand délaissant enfin mes bras ballants, j'amorcerais le geste de me mettre en cheveux, d'oser montrer les ondulations qui cernent et auréolent mon front lisse, sans les plis qui rayent le reste de mon corps.

Quand mes paupières closes diraient ma petite mort.

Avec lui vécue.

Je résiste au deuil quand l'amour meurt et me déserte, quand le ciel se noie, quand entre chien et loup ne reste à suivre du regard qu'un chien qui me passe entre les jambes, qui dévale la pente de mon ombre sans arrêter sa course, fol égaré, témoin rescapé de l'âme de ses maîtres autrefois unis à vie à la vie à la mort. Mon défunt prince.

Nous aimions la vie et les bêtes. Naïvement. La nuit et le vin. Bêtement.

Par-dessus tout il aimait passer sa main sur ma chevelure claire et crantée.

Je résiste à la nuit sans lui.

Je résiste à la vie sans l'empreinte de ses caresses qui suivaient le tracé de mon crâne bombé, qui lissaient ma tête, qui me devinaient tout entière et me donnaient un corps à aimer. Qui se souvenaient du mouvement de mes mèches rebelles. Qui m'énuméraient au complet.

Je résiste à l'eau qui engloutirait ma plaie.

Je résiste et me dédouble.

Je résiste et me dénude.

Je résiste et ne leur offre qu'un corps éteint et des cheveux au carré, jamais relâchés.

Je résiste les yeux fermés et le corps déjà ensablé.

 Géraldine Serbourdin
Sur un collage de Philippe Lemaire, "L'art de voir"
Dimanche 1er décembre 2013, 17h25.
La NRM  n°35 - Décembre 2014

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