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Norge
Le secret
d'un sourire |
Je ne vois plus les mouches
de la même façon depuis que j'ai lu Norge avec
attention. Que de lignes leur sont réservées !
Des poèmes entiers, sur toutes sortes de mouches

" J'ai toujours
envié les mouches ". Q'un poète parle d'animaux,
voilà qui n'est pas très original, et on trouve
un bestiaire chez Norge comme chez nombre de poètes,
mais que l'animal le plus illustré et le plus utilisé
soit sans nul doute la mouche, voilà qui étonne.
Lors des premières lectures, ces mouches semblent très
anodines, et particulièrement bien adaptées à
l'humour et à l'humeur de Norge, toujours proche de la
vie quotidienne, avec des gros plans sur des détails
insignifiants à première vue. Pourtant, cette
insistance est frappante lorsqu'on lit les recueils de Norge
à la suite. Alors pourquoi les mouches ? " Mon paradis
est en mouches " dit Norge.
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Qui
boivent, mangent, se couchent
Sans loi, sans heurt et sans façon
Et savent marcher au plafond ".
(" Peuple roi " dans
La belle saison )
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Elles ont des qualités que nous
les humains n'avons pas : elles marchent à l'envers, elles volent,
elles picorent à droite et à gauche
rien ne les
arrête, et elles goûtent l'or comme la fiente. Elles vivent
en groupes, ou seules, elles sont toujours en alerte, " vivaces
", même lorsqu'elles sentent la mort qui vient. En cela,
elles nous enseignent une sorte de philosophie de la vie. Ainsi, dans
" Une fête " petit poème du Stupéfait,
une mouche va mourir

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" Mais elle ne
gémit pas
Et nous zézaie à tue-tête,
Mordant au raisin muscat
Que la mort est une fête. " |
Elsa
la mouche
La mouche est-elle donc
un symbole pour Norge ? Elle est bien trop petite pour être aussi
importante, et pourtant, dans Les 4 vérités on assiste
à la mort d'Elsa la mouche ; voici la fin du poème :
"
Elsa mourut : le frêle événement !
Mais elle était lueur d'une pensée
Et dites-moi, lourds barils des nuées
Si vos lueurs savent briller autant .
Son chant soyeux, ses ailes de mica
Ne vibrent plus parmi les choses rondes
Et songez-y, comètes et polkas,
Tout comme vous, Elsa tournait au monde. "
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Ailleurs, Norge
l'associe au temps :
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"
Au vaste juillet ronronne
L'invisible mouche à vent
Voilà le seul bruit que sonne
Le temps. "
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(Le
Gros gibier , " Les mouches ")
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La mort, le temps, ne
croyez pas que Norge est un poète pesant, non, c'est le poète
du sourire, de tous les sourires. N'y a-t-il pas un poème intitulé
" Le sourire d'une mouche " dans Le stupéfait tout
comme il y a un recueil intitulé Le sourire d'Icare ? Si l'on
examine les titres des recueils ou poèmes de Norge, on n'a pas
fini de s'étonner : " Poèmes incertains, Les oignons,
Les râpes, Feuilles de chou, Les cerveaux brûlés
" Mais n'est-ce pas à nous de " chercher la petite
bête " ?
Il semble que Géo
Norge (Georges Mogin de son vrai nom) ait eu un destin situé
sous le signe du double et de l'ambiguïté. Ainsi, il eut
deux noms, dont l'un (le pseudonyme) viendrait des timbres sur lesquels
il rêvait enfant, ceux de la Norvège, et reprend les lettres
de son patronyme. Deux métiers, celui de lainier, toujours en
représentation et en voyage pour obtenir des commandes, et celui
d'artiste : il a commencé par un poème scénique
à scandale, " Tam-Tam ", et a créé le
Théâtre du Groupe libre avec Raymond Rouleau à Bruxelles
; acteur lui-même, il a permis à des auteurs de lire leurs
textes devant un auditoire en fondant Les Greniers. Et toute sa vie,
il fera en sorte que la poésie soit lue à voix haute.
Un
os à ronger
Son premier métier
de voyageur de commerce lui a offert d'innombrables possibilités
pour observer les comportements humains et les paysages, et il a ainsi
nourri son art. Art multiple, puisqu'il dessine, il se sent proche de
la sculpture, mais c'est la poésie qui va l'emporter dans son
itinéraire d'artiste ; c'est elle en effet qui lui permet de
dénombrer la terre, puis de faire part de ses trouvailles.
" Le poète sera écouté car seul il fut vraiment
aux écoutes. " dit-il dans Joie aux âmes. Et aussi
: " Nous sommes ceux qui recueillent le meilleur de ce monde et
le proposent à tous les hommes ".
Tout texte est un " message " pour lui, mais n'imaginez pas
trouver dans ses recueils une poésie aux pieds d'airain. Non,
vous y lirez une poésie libre comme lui, qui respire la fraîcheur
et invite au sourire par une apparente simultanéité entre
la perception et l'expression. Au milieu des comptines, dictons populaires,
jeux de mots et pirouettes, dans des situations quotidiennes, se glissent
des lieux communs qu'il revisite en tournant la logique contre elle-même,
laissant le lecteur charmé, amusé, mais avec un os à
ronger comme aurait dit Rabelais. On n'est jamais loin de la gravité,
mais on est toujours près du sourire, voire du rire.
L'étonné
Voici " L'étonné
", dans Les Oignons : " Pour réussir dans la vie il
faut s'étonner de tout et même s'étonner de vivre.
Car un homme étonné apprend à chaque instant. Une
rose étonnante, une femme étonnante, une étonnante
guerre, jamais son bouclier n'est pris au dépourvu. Non, il sait
accueillir les sursauts du destin : rien ne l'étonne. "
Pour traiter le thème du temps qui passe, il transforme le "
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie " de Ronsard
et le " Carpe diem " d'Horace en une comptine délicieuse
:
" Une
poule sur un mur
Qui picote de l'azur.
Picoti et picota.
Une poule
au bec de flûte
Qui picote les minutes
Et les amours que vous eûtes.
Une poule
au bec de feu
Qui picote gens et dieux
Cheveu, cheveu par cheveu (
)
Vivez, belles
créatures,
N'attendez pas, n'attendez pas :
Une poule sur un mur
Picote un
pain qui ne dure.
Picote et picota.
Lèv' ta queue et saute en bas. "
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Le voici qui explique
à Jacques Ferlay sa façon de voir la poésie : "
J'aime écrire en phrases banales, mais où les sentiments
exprimés se prolongent au-delà, si on leur donne la place
et le temps. Le travail du poète doit leur conférer cette
faculté d'écho, d'insolite que leur donne l'attention.
C'est comme ces collages dont certains artistes ont fait des tableaux.
Je cueille partout, et dans ma diversité, je cueille la vie,
comme le facteur Cheval bâtissait son château avec les pierres
" intéressantes " du chemin. Il faut rendre réalité
à la littérature. Les gens ont besoin de retrouver dans
l'art des choses de la vie qui est la leur, d'y redécouvrir de
la passion, du plaisir, de la foi, de comprendre qu'ils ont raison de
vivre, qu'ils ne sont pas stupides, comme cet excès de bizarre,
de sordide, de démentiel, qu'on leur montre peut les induire
à le croire. On a trop servi de viandes faisandées, de
ces vèneries purulentes dont sont morts les ordres nobiliaires.
Le monde crève d'indifférence, d'impoésie, de dégoût.
Le poète, parmi d'autres, peut être sauveur s'il redonne
saveur à la vie. Il est plus urgent d'offrir aux gens des raisons
que des moyens de vivre. "
Le sourire d'Icare
Pour redonner saveur à
la vie, il s'y entend, Norge. Je n'en veux pour preuve que la façon
dont il fait sourire Icare. Traditionnellement, la chute d'Icare aux
ailes de cire qui fondent parce qu'il va trop près du soleil,
représente le symbole de l'orgueil ou de la démesure (l'hybris
grec) : en quelque sorte, c'est l'homme qui veut péter plus haut
que le trou de son cul
mais Norge ne le voit pas de cette façon.
Pas de moquerie, dans Le sourire d'Icare, recueil qu'il a publié
en 1936 et où, comme Norge est toujours double, le premier poème
du recueil s'intitule " Souffrance d'Icare ". Icare sourit
quand il tombe du ciel, et les autres discutent pour savoir de quel
sourire il s'agit, " d'avoir si follement défié Dieu
", " ou de l'avoir adoré de si près ".
Mais quelqu'un dit encore : " Cher compagnon, c'est le même
sourire. "
Et le recueil se termine sur ce quatrain :
" Aux hommes lents
et distraits
Penchés sur leur trouble empire,
Il est donné pour secret
Le message d'un sourire. " |
Autre allusion à
ce secret dans Les oignons, avec le poème intitulé "
L'honneur " : " Les ailes d'Icare n'ont pas tenu. Les ailes
de Dédale ont très bien tenu. Et c'est Icare qui a tout
l'honneur. Vous comprenez ça, vous ? Moi, je comprends, mais
je n'aime guère en parler. " Icare a essayé d'atteindre
le ciel, et sa chute en est devenue douce, car s'il n'a pas trouvé
réponse à sa quête d'absolu, il a montré
avec passion qu'il voulait cette réponse. C'est moins la réponse
qui compte que le fait même de poser la question.
Dans l'entretien qu'il donna pour l'émission Océaniques,
Norge rappelle sa passion pour la cathédrale d'Amiens et en particulier
pour le sourire de son ange. L'ange, dit-il est une forme supérieure
de l'homme, cet homme dont il écrit qu'il " lui trouve un
goût bizarre " dans Le Gros gibier. Des mouches aux anges
en passant par Icare, on retrouve ainsi chez Norge une sorte d'aspiration
aux cieux, qui ne se prend pas au sérieux. Le désir d'absolu,
la quête d'un monde idéal, c'est trop ambitieux pour l'homme,
mais en transformant le désir en amour, on peut obtenir une sage
adhésion au monde, sans exiger de lui plus que ce qu'il peut
donner : " Le monde est beau/ Si tu l'aimes " (La langue verte,
" Chandelle ").
La
langue verte
C'est pourquoi la petite
musique de Norge n'est pas une réponse métaphysique, mais
une attitude, double souvent elle aussi : d'un côté on
prend ses distances avec le monde, puisqu'il génère angoisse
et amertume, de l'autre on y adhère profondément. Il s'agit
de dévorer pour ne pas être dévoré. Et Norge
" dévore " le monde dans son intégralité
par son langage et sa langue si vivante, " la langue verte ".
En multipliant les trouvailles insolites, en donnant à voir le
monde par le petit bout de la lorgnette, sa " chanson bonne à
mâcher, dure à la dent et douce au cur " entraîne
le lecteur à l'étonnement, à la surprise, au sourire.
Ni romantique (jamais d'attendrissement sur soi ni de grandiloquence),
ni surréaliste (il déteste les dogmes et parle de "
toutes les imbécillités du surréalisme "),
ni lyrique (" et surtout n'allez pas trop croire à ma détresse
" dans Poèmes incertains, " Printemps "), Norge
est d'abord du côté de la vie. On pourrait le voir en moraliste,
en humaniste si ces mots-là ne recouvraient souvent une réalité
un peu ennuyeuse, voire prétentieuse, ce qui est loin d'être
le cas des textes de Norge ; son uvre est peut-être tout
simplement une leçon de courage et d'optimisme, comme il le dit
lui-même :
" Je ne me suis pas construit une philosophie, mais ma poésie
d'humeur lance un défi à l'inconnu et au Dieu (s'il existe)
qui ne nous répond jamais, fût-ce par un sourire. Que voulez-vous
? La défaite ne m'attire pas ! Elle est mon ennemi. "
Petite
biographie de Norge (1898-1990)
Né
à Bruxelles le 2 juin 1898 d'une famille de
lainiers. Elève au collège jésuite
Saint Michel de Bruxelles et condisciple d'Henri Michaux,
de1911 jusqu'en 1917. Accepte de reprendre le flambeau
familial et devient représentant de commerce
pour l'entreprise, se marie à 20 ans avec Jeanne
Laigle dont il aura un fils Jean Mogin. Premiers poèmes
en revue en 1923. 1925 : fonde le Théâtre
du Groupe libre avec Raymond Rouleau. En 1931, fonde
une revue de poésie, le " Journal des
poètes " et en 1932, invite les poètes
à lire leurs poèmes dans son Grenier.
En 1937, fonde " Les Cahiers blancs ". En
1941, épouse sa concubine Denise Perrier peintre,
et en 1954 s'installe à côté de
Saint Paul de Vence, à Mougins ; prend la nationalité
française. En1986 : mort de son fils Jean poète
et dramaturge, époux du poète Lucienne
Desnoues. Le 25 octobre1990, il s'éteint au
" Mas Amadou " du nom d'un saint invoqué
contre le mal d'amour.
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