Elle
m'a regardé intensément, elle m'a dit que c'était
mon tour de prendre en charge "ça" et elle m'a
refermé la main. J'étais très gêné.
J'avais affaire visiblement à une folle, folle de solitude,
d'abandon et d'alcool. J'essayais de temporiser, en cherchant
désespérément des solutions pour me sortir
de cet embarras : "Le SAMU social ?", "l'Armée
du Salut ?", la police ? (non, pas la police). Peut-être
pourront-ils me renseigner à une caisse de métro
? Quoique avec tous ces touristes, j'allais me faire recevoir
en beauté, du genre, "Débrouillez-vous, vous-même,
avec vos épaves !". Je lui ai parlé doucement,
des solutions d'hébergement temporaires dont j'avais déjà
entendu parler, je lui ai proposé un peu d'argent... Elle
m'a regardé sévèrement et, complètement
calmée, m'a répondu qu'elle n'avait pas de problème
de logement et que pour l'argent, elle pouvait se débrouiller.
Elle m'a de nouveau dit que ce qu'elle voulait simplement, c'était
que je prenne en charge "ça" ; qu'elle attendait,
qu'elle guettait parmi les passants un regard, "le"
regard de la personne qui pourrait prendre en charge "ça".
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Récit
de la femme du métro. Elle s'appelait Martine. Cinq ans
auparavant, elle habitait dans l'ouest de la France où
elle travaillait comme aide-puéricultrice dans une crèche
municipale Elle est tombée enceinte. Elle vivait seule
et voyait cette grossesse comme une belle aventure, qu'elle vivrait
de toutes façons sans le père qui était reparti
comme d'autres, après une ou deux nuits furtives, et dont
elle n'était pas sûre qu'il soit vraiment le père.
La grossesse se passait bien, les échographies étaient
parfaites, elle attendait un petit garçon pour début
avril. Alexandre est né sans problème particulier.
C'est à cette occasion qu'elle fit la connaissance de Sonia.
Louis, le fils de Sonia, seule elle aussi, était né
presque au même moment qu'Alexandre. Elles s'étaient
aperçues qu'elles habitaient le même quartier et
qu'il était curieux qu'elles ne se soient jamais rencontrées,
puis elles s'étaient dit qu'elles pourraient se voir, désormais,
s'aider, s'échanger des trucs... Martine a ramené
Alexandre à son appartement où comme tous les bébés,
il a commencé par dormir beaucoup, en réclamant
régulièrement à boire. Il ne pleurait jamais
et Martine a été vraiment surprise quand, au bout
de cinq jours, il lui a clairement désigné sa bouche
pour lui exprimer sa faim. Elle a téléphoné
à Sonia pour se rassurer, pour s'assurer qu'elle s'était
abusée sur ces gestes, répétés, néanmoins,
à chaque fois qu'Alexandre avait faim ou soif. Sonia lui
a affirmé que c'était la fatigue, qu'il était
impossible qu'un enfant puisse être aussi « précoce »,
qu'elle devait bien le savoir puisque au fond, c'était
son métier. Sonia allait venir les voir avec Louis. Ce
soir là, elles ont passé une soirée sereine
; les enfants, selon toute apparence, dormaient. Elles ont décidé
de se voir comme ça toutes les semaines, quand ce serait
possible. D'ailleurs Alexandre a cessé d'avoir ces gestes.
Il s'est comporté comme un bébé de son âge.
La visite obligatoire du premier mois s'est très bien passée.
Martine, se trouvant ridicule, n'a pas parlé de ces gestes
précis qu'elle avait cru percevoir chez son enfant, bien
qu'il eût toujours ce regard à la fois doux et inquisiteur.
Elle est rentrée chez elle, a couché Alexandre,
puis s'est écroulée dans un fauteuil avec un livre.
Elle a sursauté, a lorgné du côté du
téléphone et s'est approchée doucement de
la chambre d'où venait ces mots, prononcés d'une
étrange voix suraiguë, embrouillée et douloureuse
: "Maman, tu dois te débrouiller pour ne plus jamais
m'emmener dans ce genre d'endroit.". Elle s'est précipitée
dans la chambre et Alexandre a repris son discours allongé
sur le dos : "Aujourd'hui, j'ai pu jouer le rôle qu'on
attendait de moi, mais au train où vont les choses, je
pense que les étrangetés physiques seront trop visibles
à la prochaine visite. J'ai bien vu l'expression surprise
du pédiatre quand il a mesuré mon périmètre
crânien, quand il a remarqué la dissymétrie
de ma croissance". Martine est allée prendre une douche.
Froide. Elle est revenue dans la chambre et, doutant désormais
de toute réalité, elle a écouté son
fils d'un mois. Il lui a dit avoir rapidement compris l'anormalité
de son développement, surtout en côtoyant Louis,
dont la mère, Sonia, s'extasiait, ravie, devant le moindre
de ses signes de communication au lieu de le considérer
comme un attardé. Et il n'a rien dit toutes ces semaines,
il a joué son rôle de bébé normal,
de légume dormant, buvant et déféquant, en
observant tout ce qu'il pouvait du fond de son berceau et surtout
en écoutant. "Voici ce que tu vas faire", déclara-t-il
: "Nous allons déménager, changer de ville,
donc changer de pédiatre. Il faut que la ville choisie
soit proche de celle-ci car nous aurons besoin de Louis et de
la complicité de Sonia. Elle sera d'accord, je le sais,
pour l'avoir observée, elle est parfaite pour le rôle
que je veux lui faire jouer, elle est à la fois perpétuellement
désireuse de rendre service et amoureuse de toi. Elle a,
en outre, une sorte d'espièglerie et un goût certain
pour le mystère. Ce nouveau pédiatre ne m'aura jamais
vu et on pourra lui présenter n'importe quel bébé
sans qu'il remarque quoi que ce soit. Aux prochaines visites obligatoires,
tu emmèneras Louis en le faisant passer pour moi. Nous
avons à peu près la même taille, le même
poids, les particularités de la première visite
sembleront être rentrées dans l'ordre. Louis verra
parallèlement son pédiatre actuel. Il suffira de
trafiquer légèrement le carnet de santé,
du moins de faire attention à ce qu'il ne soit pas vacciné
deux fois." Martine n'a plus parlé pendant une semaine.
Alexandre avait un mois et cinq jours. Au bout de son congé
de maternité, Martine a demandé un congé
parental de deux ans qui lui fut accordé. Sonia d'abord
abasourdie, a accepté le jeu et de faire jouer à
Louis ce rôle de cinglé. Et tout s'est passé
comme l'avait prévu Alexandre. Le déménagement
effectué, leur vie s'est construite autour d'Alexandre.
Il apprit à lire en deux semaines, il réclama des
livres, beaucoup de livres. Il demanda à Martine de lui
procurer un appareil pour tétraplégique afin de
pouvoir lire, pas pour longtemps, le temps que son développement
physique anormal soit suffisamment avancé. Et il lut, toute
la journée, toutes sortes de livres. Vers ses six mois,
son développement physique "anormal" était
effectivement très avancé. Il avait le crâne
d'un adulte avec le visage d'un enfant. Son côté
gauche était celui d'un adolescent de seize ans mais son
côté droit restait celui d'un enfant de six mois.
Il était donc complètement arqué, déformé
latéralement. Il pouvait néanmoins lire seul et
se servir d'un ordinateur en pianotant avec son bras de seize
ans. Martine lui fournissait tout ce qu'il demandait. Elle s'endettait,
se faisait aider par qui le voulait bien, encore, se prostitua
quelques fois. Elle passa par de nombreux états : prostrée,
folle mystique, chargée d'une mission unique et sacrée
Sonia lui rendait régulièrement visite. Elle se
fit renvoyer de son travail et, un jour, disparut totalement.
Au bout des deux ans de congé parental, Martine démissionna.
Quand il eut deux ans et demi, Alexandre se suicida en s'enfermant
la tête dans un sac en plastique. Il avait écrit
une lettre pour expliquer son geste. C'est cette lettre qui était
dans l'enveloppe sale. Elle me l'a désignée, elle
m'a dit de la lire puis elle a disparu dans la nuit. Cette lettre,
courte, disait ceci. "J'estime ne pas avoir raté ma
vie. Elle fut selon les normes en vigueur, courte mais les enfants
ressentent le temps très différemment des adultes.
J'ai beaucoup lu, j'ai appris plusieurs langues, j'ai visité
des musées, des universités sur Internet, j'ai compris
rapidement que j'étais une aberration comme il en existe
d'autres, simplement viable jusqu'à un certain point. Les
plaisirs du corps me sont et me seront fermés, je ne suis
qu'un intellect. Il n'y a pas que physiquement que je suis tordu.
Adieu maman, oublie-moi, essaie de penser à autre chose."
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