Les poésies d’un
fantasque

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C’est à Christoph Bruneel, grand connaisseur de la chose imprimée, que je dois la découverte des Poésies d’un fantasque de Désiré Tricot (de Valenciennes), curieuse pièce cueillie un dimanche matin sur le marché aux puces de Mouscron.

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Le volume fut édité en 1845 conjointement à Rouen chez Haulard, rue Grand-Pont, 27, et Leriche, Place de la Bourse à Paris. La bibliothèque de Valenciennes en possède un exemplaire (ainsi qu’un autre recueil, Mosaïque). A l’aube de l’ère industrielle, le Hainaut fut un terreau fertile à l’éclosion de poètes et de « fous littéraires ».

Fous littéraires

 

Dans son Histoire Littéraire des Fous (Trübner & co, London, 1860), Octave Delepierre cite Stultitiana, ou petite biographie des fous de la ville de Valenciennes, par un homme en démence publié en 1823 par M. Hécart. On y apprend que Boileau a dépeint un nommé Martorex qui appartenait à cette classe d’auteurs « qui poursuit de ses vers les passants dans la rue. » : « Il n’y avait pas de fête qu’il ne célébrât, soit par un ode ou un récit en vers ampoulés qu’il déclamait aux passants d’une manière ridiculement emphatique. Arrivait-il un personnage important ? Sa verve est en mouvement, et bientôt il lui présente les fruits de sa muse. »

Bien qu’il revendique le titre de « fantasque », Désiré Tricot n’a pas l’honneur d’être cité par Delepierre et ne le sera pas davantage par Blavier. Tous les dictionnaires l’ignorent. Totalement oublié, c’est un de ces poètes obscurs dont le 19ème siècle fut fécond. Il chercha la gloire et ne trouva que déception : c’est l’histoire que nous conte ses Poésies d’un fantasque. A le lire, on comprend facilement pourquoi l’histoire de la littérature n’a pas retenu son nom. Enfant de prolétaire (son père état maréchal-ferrant), attiré par les muses il tenta sa chance à Paris.

 


Caresse de démon

 

Il découvre bien vite que ne s’impose pas qui veut dans les salons de la République des Lettres. Son poème Le pauvre diable nous décrit en vers le sort que lui réserva « Paris la parâtre » :

Son visage, autrefois radieux et fleuri,
Se crispa, par la honte et la diète amaigri ;
Son habit se râpa ; ses culottes s’usèrent ;
Son linge dépérit ; ses bottes s’éculèrent ;
Avec son dernier sou son espoir s’en alla,
Puis un spectre hideux lui cria : Me voilà !

Un vampire acharné, squelette diaphane
Dont la bouche béante affreusement ricane,
Dans ses bras décharnés, (caresse de démon !)
L’étreignit et lui dit : « la misère est mon nom !

« Je t’aime et dès ce jour, avec toi je contracte
« D’un hymen éternel l’indissoluble pacte ! »

 

Les derniers vers du Pauvre diable entérinent son échec :

Tu prétends à Paris faire sensation ?
Triste erreur ! vain orgueil ! folle prétention !

Paris n’est pas ton fait et tu n’es à la taille
D’aucun des combattants de ce champs de bataille ;
Tu fus au premier choc, meurtri, désarçonné…
Dis à Paris adieu ; regagne ta province.

 

Venu de Dijon vers la même époque, un certain Louis Bertrand vécut une expérience encore plus amère. Après un premier succès d’estime, il attendit douze ans la publication de son premier recueil et mourut misérablement en 1841 sans le voir imprimé. Apprécié de Sainte-Beuve, lu par Baudelaire et Mallarmé, redécouvert par Breton, celui qui signait Aloysius Bertrand est d’une autre envergure que notre Désiré. Leur destin posthume est différent, mais leurs parcours ont quelques points communs. Venus de leur province, avec laquelle ils conservent leurs attaches, ils tentent l’un et l’autre de s’abriter derrière d’illustres protecteurs : Sainte-Beuve et David d’Angers pour l’un, Abel de Pujol pour l’autre. Ils cherchent à se situer parmi les géants de l’époque (Victor Hugo, Lamartine…) dont l’ombre les écrase. Ils veulent inventer des formes nouvelles, mais c’est là que leurs chemins se séparent : lecteur d’Hoffmann, Aloysius Bertrand ne craint pas la fréquentation du Prince de la nuit, dont il fait le sombre héros de son livre. Gaspard de la nuit inaugure le poème en prose et inspirera le Spleen de Paris. Désiré Tricot se serre du côté du Bon Dieu même s’il n’échappe pas à la tentation, le temps d’une Supplique, de faire rimer « satanique » et « nique ».

Fleur maudite

 

A côté de « fadaises » où s’ébattent des farfadets, il dédie ses poèmes à son frère ou aux notables de la région de Valenciennes. Il n’oublie pas Hortense aux cheveux noirs, et Pauline dont le corsage cache une gorge qui « rendrait fous bonze, prélat, moine, bramine ». Ses vers, malheureusement pour lui, ne suffisent pas pour la séduire :

Pourquoi faut-il que tant d'appas
Créés pour un charmant usage,
Pauline, ne servent hélas !
Qu’à te rendre inflexible et sage ?

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Il écrit un Eloge du bluet :

Ah ! Fleur maudite et délétère,
Présent de l’enfer à la terre,
Symbole de l’oubli, de la mort, du néant !

 

Il ne poursuit pas plus loin la cueillette des fleurs du mal et offre cette prière à Marie :

Qui plus que toi, Vierge, sur notre sphère,
Sème l’espoir, les pardons et la paix 

 

Il récidive avec des poèmes comme L’Evangile et Notre-Dame-de-Bonsecours (légende flamande) dont la moralité se veut édifiante :

Hélas ! hélas ce siècle impie
A ces miracles croit fort peu !
De la croyance il fait une utopie ;
Des champs du ciel un vide ; un problème, de Dieu !

Le hasard seul, cheval sans mors ni bride,
Entraîne, dit-il, l’univers.
« Ah ! Crains de tomber, siècle aride,
« Du gouffre de ce doute au gouffre des enfers ! »

 

Tout cela ne mérite sans doute pas d’être sauvé de l’oubli, mais la préface qu’il donne à ses Poésies d’un fantasque nous avait fait espérer mieux : « On a dit : « Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux. » Nous sommes certainement de cet avis. (…) Nous avouons ne rien comprendre aux dénominations de Classiques et de Romantiques, à propos desquelles on a tant clabaudé depuis une vingtaine d’années. (...) Toute œuvre littéraire qui n’est pas un claque, qui offre de l’intérêt, de l’attache, du charme, est excellente en soi, et n’a pas plus besoin d’une poétique à son usage, que de l’autorité aujourd’hui récusable de doctrines surannées. Nous avons donc tâché d’être nous, le plus possible ; le matin, dévot ; au soir, incrédule ; triste ou gai selon la disposition de notre esprit. Tout cela sans préméditation, obéissant à la bonne nature et à nos goûts de Flamand ; accidentellement, comme il pleut, comme il fait beau temps. Nous nous vantons d’avoir rendu fidèlement nos pensées, amères ou douces ; tendres ou acerbes ; mélancoliques ou joyeuses ; comme un fleuve reflète, dans ses ondes tranquilles ou tourmentées, la nature de ses bords, mornes ou riants, arides ou fertiles, abruptes ou fleuris. Nous passons condamnation sur le reste. »

 

C’est une sorte d’éloge de l’art brut en poésie. Mais l’heure de Dada n’a pas encore sonné ; Ducasse et Rimbaud ne sont même pas nés. La plupart des textes de Désiré Tricot, poète prolétaire, (Isolement, Cauchemar, Ce que coûte la gloire, Jalousie, Congrès humanitaire, Le pauvre diable…) disent la dureté des temps : misère, frustrations, difficulté d’échapper à sa condition. Son livre est un assemblage bancal et touchant de révolte, de naïveté, et de maladresse. Il faut attendre les dernières pages des Poésies d’un fantasque pour qu’apparaissent deux poèmes plus surprenants : une ode pleine d’humour au « soleil des chouettes », et cette Supplique aux rimes absurdes qui apostrophe le lecteur et lui enjoint de l’aimer.


Phil Fax 
La NR n°11 - décembre 2004



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