Fait de bois, chargé d'électricité*


Il y a des années, j’ai trouvé quelques anciennes photographies ternies dans un album rouge pâle tâché d’humidité qui sommeillait dans la cave de mes parents depuis des années. La reliure s’était décollée et les photos avaient glissé de leur place d'origine. Quand je les manipulais, elles sentaient la poussière, la moisissure, le cigare et le poisson d’argent.

Certaines des photographies dataient de la fin des années 1800 et du début des années 1900. Certaines avaient été prises à Copenhague, et étaient annotées en danois, et d'autres avaient été prises à Winnipeg au Canada. Ces dernières aussi étaient annotées en danois. Un bon nombre d'entre elles étaient complètement estompées, comme de vieux rêves ; avec des inscriptions tracées il y a bien longtemps au crayon, étalées et partiellement effacées.

L'album avait appartenu à un grand oncle, un demi-frère de ma grand-mère danoise. Il se nommait Jens. Au début des années 1900, lorsqu'il venait d'arriver au Canada en tant qu'immigrant danois, il se considérait comme un homme moderne. Il était fasciné par les nouvelles inventions ayant rapport à l'électricité et à la transmission du son. Il suivait de près les travaux d'Edison et de Bell.

Jens aimait examiner l'intégralité des appareils électriques, des machines et des petits mécanismes. Il aimait que les choses soient fonctionnelles. Il devint très vite expert dans la transformation de l'énergie électrique en mouvement mécanique et trouva rapidement du travail dans ce nouveau pays, en installant des voies pour les tramways, et en prévenant les risques d'électrocution. Il était un ingénieur électricien fier, autodidacte et en bonne voie, à Winnipeg, Manitoba. Jens acheta bientôt un phonographe Edison et des cylindres de cire à écouter dessus. Il avait une radio.

En 1908, Jens fut accusé d'être un sorcier par l'un de ses voisins qui avait récemment immigré au Canada depuis l'Italie. On avait appelé la police à cause des activités suspectes du grand oncle Jens. Il gardait dans le grenier de la maison dont il était locataire une boîte d'où émanaient des voix. Les officiers rassurèrent les voisins, bien que la police aussi ait des doutes quant à la provenance des dites voix.

Les voisins de Jens n'oublièrent néanmoins jamais cette histoire. Toute la famille changeait rapidement de trottoir, en faisant des signes de croix répétés à chaque fois qu'il apparaissait. Ah, Winnipeg.

Peu de temps après, Jens avait une femme, originaire du Danemark, une petite fille, et une nouvelle maison dans un autre quartier de la ville. Il trouva un chien pour sa fille et pour lui-même un cheval rapide de robe bai. Il portait un uniforme et il était beau.

À Winnipeg, la terre n'est que plate et morne plaine. Après quelques années, il semblait à Jens que tout autour de lui avait commencé à devenir morne. Dans le présent, sa vie était devenue plate mais elle avait toujours quelque chose d'électrique pour lui lorsqu'il pensait au futur.

Pour Jens, le cheval bai commençait à paraître presque translucide, changé par la lumière de la prairie. Il pouvait voir sous sa peau des lignes électriques et des rails sans fin. En ce temps là, les tramways restaient bloqués sur leurs rails. Les délais et les impératifs commençaient à être négligés. Sa montre à gousset en or, attachée sur le côté, se déréglait sans cesse désormais.

Jens quitta soudain Winnipeg. Il laissa sa femme et sa fille à la maison. Le chien courut après lui et ne revint jamais. Jens non plus. Il changea son nom et devint Mr. West, car l'Ouest était devenue la direction dans laquelle il avait décidé de se diriger quoi qu'il advienne. Il prit le train bien sûr.

Il se sentait à nouveau immigrant. D'abord, il avait quitté le morne petit pays du Danemark. Puis, un peu avant les années 1920, il quitta les mornes et vastes prairies du Manitoba. Il laissa tout derrière lui, la famille, la maison, la radio, le cheval, les prairies, tous, effacés par le crépuscule.

Il descendit du train dans les Rockies, juste à l'Ouest du lac Louise. Les seules choses qu'il transportait étaient le phonographe, quelques cylindres, ses vêtements, une montre en or cassée et un couteau bien aiguisé. Il adorait les montagnes.

Un jour, alors qu'il randonnait, il trouva un cœur en bois poussant sur le côté d'un épicea. Il coupa prudemment le cœur et l'emporta chez lui dans sa petite cabane près de la ville de Banff. Il ponça et polit le cœur et le déposa sur la table de sa cuisine.

Plus tard, il emporta le cœur de bois et ses quelques possessions pour la côte ouest. Il avait décidé de rendre visite à sa demi- sœur, ma grand-mère, qui résidait à côté d'une petite ville scandinave avec son mari et sa famille.

Mr. West décida de rester sur la côte, proche de l'océan. Il garda le cœur de bois avec lui jusqu'au jour où il mourut. Seul dans cet album photo qui avait fini ses jours dans la cave de mes parents, coincé sous le plancher dans la solive de l'étage du dessus.

Non, il ne quitta jamais la côte. Il ne revint jamais vers l'est et vers sa famille de la prairie. C'était comme si son cœur aussi était devenu un morceau de bois, que l'électricité ne chargea plus jamais.


Image et texte de Rita Rasmussen
Fevrier 2012
Traduction : Roxane Lemaire

La NRM  n°30 - Été 2012

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