Un poème peut-il faire
rire? En principe oui, - (main sur le cur, jurant,
le lecteur comme le critique). Mais voyez cependant en quelle
suspicion, dans quel écart, sont tenus les Verheggen et
Claude Seyve, L'Anselme et Millas-Martin, tous poètes qu'ici
nous apprécions, et comment Norge ou Tardieu sont désormais
renvoyés au rayon enfants. Quand il s'agit de pousser à
leur endroit un petit compliment, - montrer qu'on a l'esprit
large, quand même, - on s'en tient d'ordinaire à les remercier
de "ne pas se prendre au sérieux", hommage entre
tous ambigu. Jean Luc Maxence, dans son avant-dire à Écrire
ou Pédaler ne rate pas ce salut obligé. Hypocrite
lecteur : pas sérieux, Molière? Et Queneau, pas sérieux
(ah! laissez moi rire!); et Jimenez, attelé à son sillon,
opiniâtre et joyeux laboureur, qui publie là son dixième
ouvrage, en une veine que mettait à jour Hélas
frère canard (1982) qui lui valut d'être placé
par Guy Chambelland, son éditeur et préfacier, au croisement,
inconfortable si l'en est, de Fernand Raynaud et d'Héraclite!
Comment ne pas être frappé tout au contraire par la cohérence
de la démarche, par cette audace d'acrobate progressivement
acquise, si assurée aujourd'hui qu'il semble évoluer en
apesanteur, par l'évidence d'une poétique en un mot? Arrêtons
donc d'opposer au sérieux le comique, et envisageons bien
plutôt celui-ci comme une possible catégorie de celui-là.
Un plus juste hommage serait de marquer, non le manque de
sérieux selon le cliché habituel, mais la constance,
autrement méritoire, à refuser l'esprit de sérieux dont
chacun est encombré, y compris le lecteur. Qui rit, l'animal,
ne peut s'en empêcher, mais qui dès après s'en veut de s'être
laissé surprendre hors de l'image qu'il cultive de lui-même,
déboutonné, en un laisser-aller dont il a honte, quand bien
même quelque fameux auteur aurait affirmé, manière de consolation,
que rire est le propre de l'homme. J'entends donc, comme
jadis je le fis pour L'Anselme, prendre Alfonso Jimenez
au sérieux, en son art à la fois singulier et qui s'inscrit
dans une tradition qu'il renouvelle, si bien que pour le
définir il semble qu'on ne puisse échapper au rapprochement
de deux éléments contradictoires, le rire et l'angoisse
selon Chambelland, ce que synthétisa joliment Serge Brindeau,
qualifiant notre poète de "fantaisiste métaphysicien".
Bien qu'heureuse, la formule ne rend peut-être plus tout
à fait justice du dévergondage actuel, dont les premiers
admirateurs du poète ne pouvaient prévoir l'ampleur : de
même que Picasso a pu dire qu'il lui avait fallu cinquante
ans avant de pouvoir dessiner comme un enfant, Alfonso Jimenez,
en amoureux de la langue de plus en plus déjanté, est capable
aujourd'hui de pendables espiègleries, s'est inventé une
effronterie de galopin.
Rien de pire pour l'amateur
d'art, lecteur ou visiteur d'expo, que de voir moquer ses
références, à ne plus savoir si c'est du lard ou du cochon.
Alfonso Jimenez pratique avec un implacable sérieux l'irrévérence;
la poésie drapée dans sa dignité de parvenue apparaît comme
sa première victime. Certes, dans cet exercice, il n'est
pas sans précurseur; lui-même reconnaît sa dette envers
les surréalistes, auxquels il doit, déclare-t-il dans un
entretien encore inédit, "une liberté intérieure"
qui "met à portée de main la rigolade, la dérision",
pour laquelle il avoue posséder "un sens inné".
Mais l'irrévérence même a acquis ses codes et son vocabulaire;
l'inconscient, sous la dictée duquel les surréalistes se
pliaient, avait le bon goût de ne point se départir d'une
certaine hauteur d'expression, et Eluard ne s'est pas fait
prendre deux fois à user des mots "qui jusqu'ici lui
étaient mystérieusement interdits" - ce qui au demeurant
reste une bonne idée. Alfonso Jimenez s'appuie sur un vocabulaire
d'un prosaïsme sonore, volontiers popote : outre un bestiaire
fourmillant, arche de Noé que composent chiens, chats, animaux
de nos campagnes et d'autres plus exotiques, on relève,
parmi les vocables les plus usités : baignoire, pomme, tulipe,
patate, sac, saucisse et frites, - pantoufles enfin, auxquelles
l'auteur revient avec une gourmande délectation. L'effet,
non à lire un poème mais le livre tout entier, est celui
d'une étrangeté qui naît de la familiarité de mots usuels
on ne sait pourquoi "interdits", proche de ce
que l'on ressent à parcourir une exposition de peintre naïf
ou donné comme tel : l'artiste s'est saisi sans recherche
apparente, ni prévention, des matériaux directement à sa
portée, à ceci près qu'Alfonso Jimenez agit de propos délibérés,
conscient de la capacité de provocation de son écriture,
de l'effet désespérant aussi qu'elle peut produire sur un
lecteur cultivé, à l'instar d'un Chaissac qui avait compris
quelles ressources se cachent dans la gaucherie, le balbutiement,
les matériaux de rebus, mais trop savant au bout du compte
pour qu'un Dubuffet le maintienne parmi les artistes de
l'art brut.
Aussi désespérante est
la logique d'Alfonso Jimenez. Sans doute est-il de l'art
du poète de jouer avec les mots, ici de s'y fier au point
de les prendre au pied de la lettre et de se laisser entraîner,
bêtement pourrait-on dire, dans un dérapage irrésistible,
en une logique irréfutable dès qu'elle est enclenchée: "Gros
porc!" lance un enfant à un cycliste qui finira, cochon
en effet, par rencontrer sa gentille cochonne; ailleurs
il suffit d'un "pauvre chat", mélancolique expression
bien connue, pour que commence un poème par cette réflexion
de bon sens: "Un chat n'est jamais riche. As-tu vu
un chat disposant / d'une grosse tirelire?" C'est en
fait toute une raison absurde qui se met en place; comme
souvent un mot semble en valoir un autre, la chaîne même
de la causalité en est affectée, ce dont l'auteur tire des
effets immédiatement cocasses, souterrainement inquiétants
: "Tous les goûts sont dans la nature/ avec les escargots".
En général c'est à un de ces effets qu'il revient ouvrir
le poème et la narration. "Les chiens sont méchants/
car ils mangent les chats" lit-on en une affirmation
péremptoire néanmoins retournée, par esprit d'équité sans
doute, dès le texte suivant : "Certains chats sont
méchants/ car ils mangent des chiens", ce qui prouve
la toute-puissance de la langue sur l'imaginaire, lequel
comme il fut dit n'a pas à s'humilier devant la réalité,
- qui finit d'ailleurs par s'en débrouiller et s'y reconnaître.
"Je vais me coucher parce que je n'ai pas sommeil",
explique un autre poème; ou encore, tout à fait saugrenu
:
"Il
fait froid dans la montagne
bien que la neige ait fondu dans les chaussettes
parce que les cigognes
aiment bien les chiens"
si bien que la sentence suivante, en un tel contexte, devient
imparable : "Les malheureux sont intelligents quand
ils comprennent qu'ils méritent leur malheur parce qu'ils
sont bêtes".
A l'instar des créateurs
autodidactes, qui sous leur spontanéité laissent fréquemment
paraître les grands modèles de la tradition artistique qui
de fait structurent leurs oeuvres, ce faux naïf de Jimenez
semble s'en prendre, tout en le renouvelant et le revivifiant,
à un archétype de - on n'ose dire la poésie, mais sa version
scolaire - la récitation : la fable selon La Fontaine, que
les surréalistes d'ailleurs dédaignaient. A contre-histoire
il retourne vers ce monument du classicisme et du bon goût
français les manières du burlesque, cette autre tradition,
mais désavouée, qui longtemps servit de repoussoir. Il est
normal dans ce contexte que les protagonistes privilégiés
en soient les animaux, mais ayant perdu toute noblesse,
au même titre que l'homme d'ailleurs qui "comme l'oiseau
/ est fait pour becter /et déféquer"; - toujours avec
grâce, notons-le, ou du moins dans une trivialité contrôlée
: si l'on chie, le mot est justifié, étymologiquement excusez
du peu, puisqu'il est le fait du chien. Le récit, dont la
clarté est tant louée chez La Fontaine, tire ici à hue et
à dia, se déglingue, loufoque, au bord du non-sens. Néanmoins,
ultime outrage et afin que nul ne se trompe quant aux desseins
sacrilèges de l'auteur, la mise en page est respectée, en
une typographie centrée qui est le signe extérieur de reconnaissance
de la fable; et la chute finale obligée, morale on s'en
doute plus ou moins : "Si elle a de longues jambes
ce n'est quand même pas de sa faute" (Une girafe);
"Quand la cervelle est légère, on est heureux".
Les meilleures brillent par leur laconisme : "J'ai
peur" ou "Pauvre saucisse!" quand ce n'est
pas, interjection majeure du maître : "Hélas!".
Tout artiste véritable
réécrit de son point de vue l'histoire de son art. A rebrousse-poil
et à contre-courant, Alfonso Jimenez, en danseuse sur son
vélo, remonte du surréalisme jusqu'à cette source préclassique,
négligée et revivifiante, populaire, celle des mots en liberté
de la fatrasie, et grâce à laquelle il met cul par-dessus
tête une histoire littéraire trop polie pour n'être pas
castratrice : "L'écriture reste l'activité la plus
banale, financièrement à la portée de n'importe quel vagabond
(...) Il vous suffit de taper avec deux doigts sur un clavier,
des mots viennent tout seuls selon les règles de l'orthographe,
de la grammaire et le mouvement des noix dans le panier,
vous avez la surprise de constater l'apparition d'un texte
imprévu autant qu'inutile, vous n'avez nulle confiance en
vous-même ni en votre pouvoir créateur mais vous êtes bien
obligé de vous émerveiller un peu, drôle de vie sur le papier!"
A l'heure où l'on prône le respect des hiérarchies et le
retour de la férule, tandis qu'"où va-t-on je vous
le demande : tout individu basané devra bientôt céder sa
place aux chiens et aux parapluies dans les bus", il
est bon qu'un poète rappelle le prix de la gratuité et les
vertus de la désobéissance. Insurgé goguenard, joueur et
jouisseur, il tangue parmi les allées du jardin à la française,
traverse en zigzagant les parterres, ajuste sa voix retrouvée
de sauvageon, si bien qu' :"aussi creux qu'une andouille/
sans prétention/ léger tel une libellule/ tu dis n'importe
quoi/ avec amour/ si tu peux". Vraiment un beau programme!
Louons les incivilités passionnées d'Alfonso.
Claude
VERCEY
La
NRM
Hors-série n°5, février 2005
consacré à Alfonso
Jimenez
Cet article est aussi paru
dans "Comme un terrier dans l'Igloo" (n°54 bis)
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