ÉLOQUENCE
DE L'EN DEÇÀ
Bien
qu'Olivier ait pris congé de la vie en 1983, il
n'est pas rare que nous continuions à nous rencontrer,
j'aurais maintenant du mal à dire par hasard.
Déjà, bien avant, en 1971, venant juste
de quitter ma chambre de la rue de Passy pour me rendre
à la Cinémathèque du Palais de Chaillot
j'entendis appeler mon nom derrière moi : c'était
lui qui, par le plus grand de ces hasards qui ne se trouvent
qu'à cet âge, avait une chambre avenue Mozart,
non loin de chez moi. Olivier était natif de Metz,
moi de Lille, nous avions été démobilisés
deux mois auparavant et nous nous retrouvions à
Paris, étonnés mais pas tant que cela, tandis
que nous nous rendions à la Cinémathèque
où nous n'allions pas tarder à devenir des
habitués. Si vingt ans n'est pas le plus bel âge
de la vie, c'est assurément l'âge où
le hasard pousse comme du chiendent, où vivre est
une convocation évidente.
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Le
hasard
Est-ce que je ne viens pas déjà
d'employer ce mot à trois reprises ? Il y a trois
jours, j'étais au marché de Wazemmes en
train d'acheter un casque du genre casque anglais de la
dernière guerre, mais dont la coiffe était
plus enveloppante et dotée d'une sangle à
quatre points d'attaches comme ceux que portaient les
soldats de la Nationale Volksarmee de l'ex Allemagne de
l'Est, soldats de la NVA que je n'avais pas manqué
de voir à Berlin où Olivier et moi venions
d'accomplir notre service militaire, quand, me retournant,
qui vis-je vis passer ? Olivier ! Olivier coiffé
d'un casque anglais ! Ça ne s'invente pas ! Et
Dieu sait que la fantaisie était pourtant loin
d'être son genre.
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Ce
coup-ci, il ne me reconnut pas. Il arrive qu'avec le temps
qui a trop passé, les amis d'antan affectent de
ne plus se reconnaître, présentement ce n'était
pas le cas : il ne m'avait vraiment pas reconnu. J'en
fus d'autant moins contrarié que du plus profond
de mes rêves nocturnes je n'ai jamais pris pour
argent comptant nos retrouvailles. Je le laissai me dépasser
d'une bonne distance puis le hélai. Il se retourna
sans identifier le visage de qui il pouvait encore lui
sembler possible que provienne la voix. N'ignorant pas
que nos rencontres n'appartenaient qu'à la sphère
du rêve, ce en quoi mon rêve savait qu'il
était un rêve et qu'à ce titre les
paramètres de nos retrouvailles épisodiques
restent des plus arbitraires, je ne cherchai donc pas
à le rejoindre. Du plus profond de nos rêves,
en effet, il me semble qu'une sorte de lucidité
relative au fait que nous ne sommes pas dans une annexe
du réel nous éclaire. J'en veux pour preuve
cet autre rêve où je rencontrai mon père
décédé il y a une quinzaine d'années.
Il avait un très large sourire, un sourire comme
je ne lui en avais jamais vu, un vrai grand sourire éclatant.
Il était visiblement heureux de me revoir. Avant
même que nous nous embrassions, je m'exclamai :
"Tu vois à quoi servent les rêves, sans
eux on ne pourrait plus se rencontrer !".
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Je
réglai le prix du casque au vendeur et partis dans
la direction opposée en m'en remettant aux fois
ultérieures qui ne manqueraient pas de se produire
pour qu'à nouveau il se souvienne de moi. Quelques
instants plus tard, je ne tardai cependant pas à
me rendre compte qu'il était revenu sur ses pas
et me suivait à distance.
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Mon
père m'avait déjà offert un casque
anglais quand j'étais enfant, casque que j'ai revendu
pour trois sous à un brocanteur après que
le goût de jouer au Sergent York me fût passé.
Pour sûr, l'appétit littéraire eût
été plus précoce s'il l'avait échancré
afin d'en faire un plat à barbe dont j'aurais pu
me coiffer pour jouer à Don Quichotte ! Vraiment,
puisque nous en parlons, aucun hasard ne me semble plus
au-dessus de tout soupçon désormais. Sans
doute parce qu'avec la place qu'a fini par prendre l'écriture
dans mon existence, et par écriture je précise
qu'il ne s'agit de rien d'autre que la façon d'équilibrer
ma vie psychique, j'ai fini par remarquer que les signes
cherchent à s'organiser en syntaxe. Leur mouvement
est centripète et non chronologique, thématique,
ou que sais-je encore : à mesure que les signes
se cherchent ils se trouvent, et à mesure qu'ils
se trouvent ils nous perdent. C'est une chose immanquable,
vue de l'observatoire que constitue l'écriture.
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Vieille
et jeune par son histoire, Berlin est empreinte de quelque
chose de l'ordre très indéfinissable de
la dimension, entendez spacieuse si vous voulez
mais le mot dimension convient mieux, une ville
où la ligne d'horizon est restée perceptible,
avec des vides, avec du ciel, du ciel venu de Prusse,
de Pologne, de là-bas, tout là-bas, une
ville qui aurait pu avoir été dessinée
par Piranesi. Géométrie filante au gré
de rues et de rues encore que l'habitude manuvrière
n'a toujours pas scellées dans la grisaille. Invite
à l'égarement sous l'escorte des tilleuls
fouettant les bus à impériale, groupes de
jeunes filles italiennes en grandes conversations aux
terrasses des cafés, langue que je ne parle pas
Ville, surtout, dont l'étrange familiarité
tient à sa double nature vieille et jeune mais
aussi au mur disparu qui lui confère une situation
frontalière entre en deçà et au-delà
tout à fait intrigante. Le fait qu'il n'y ait plus
de mur n'a rien à voir avec le fait qu'il aurait
pu n'y avoir jamais eu de mur. L'intérêt
particulier que manifestent les touristes est révélateur
de cette présence de l'absence.
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Olivier,
loin derrière, et moi avons beaucoup marché,
beaucoup, avant d'aboutir, comme par hasard,
à une rangée de maisons qui me semblait
être identique à celle de la photographie
que justement je tirai de ma poche. J'y regardai à
plusieurs fois : aucun doute, c'était bien la
même rangée de maisons ! Opportune photographie,
il faut croire comme toujours dans ces cas, que j'avais
sur moi pour ne pas oublier que la maison de gauche
était celle de Valentin Phallares, bien que Valentin
Phallares, que je sache, n'a jamais habité à
Berlin. Peu importait, non seulement j'aurais le plaisir
de concrétiser de vive présence une vieille
amitié jusqu'ici purement épistolaire
mais aussi, il faut bien le dire, le soulagement de
poser ma carcasse véritablement vannée.
Il y avait de la musique à l'intérieur,
m'informant par la fenêtre de la présence
du maître de maison, je vis un groupe de musiciens
en pleine jam-session mais aucun Valentin Phallares.
C'est après qu'Olivier m'eût rejoint et
eût à son tour collé son nez à
la vitre que, par je ne sais quel effet d'optique, un
des musiciens se révéla être celui
que je cherchais des yeux. Quelques instants après,
tandis qu'il nous ouvrait sa porte, je ne fus pas peu
surpris par sa taille qui dépassait allègrement
les deux mètres. Ici le mot géant
ne conviendrait pas : une taille exhaussée par
l'impression qu'elle produisait, avec une large cage
thoracique, pour qui se souvient que de ces questions
de proportions dépend notre rapport à
ce que nous appelons sans vergogne réalité.
Guy
Ferdinande
La
NRM n°
28 - Automne 2011
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