Casimir reçut une lettre de Fabien, parti en Europe
pour diriger une banque, et sauta de joie : il était invité à séjourner
auprès de son cher cousin avec son épouse Amandine, son fils et sa
fille, ainsi que d'autres membres de sa famille !
Aussitôt il expédia à la teinturerie son trois pièces cravate, il
faudra être à la hauteur, ne pas passer pour un malotru quand il aura
la satisfaction de se dandiner avec son cousin banquier dans les rues
piétonnes de Thisy ! Il se réjouit spécialement de goûter à la cuisine
française, il s'achètera le guide Michelin, ira dans les trois étoiles,
ne se privera de rien car Fabien lui a promis une valise pleine de
gros billets.
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Dès qu'il eut reçu l'argent il
réserva les fauteuils dans l'avion, mais dut subir une contrariété
: on lui infligeait une augmentation de prix pour excès de poids.
Il paya sans sourciller tout en disant poliment qu'il est injuste
de pénaliser les éléphants en raison de leur taille qui ne saurait
être celle d'une souris alors que les obèses américains ne payent
pas plus cher que les nabots. Mieux vaudrait, ajouta-t-il, établir
un prix unique pour garantir l'égalité des chances dans les déplacements,
les gros devraient profiter des mêmes conditions que les gringalets,
car si les avortons sont avantagés on ira de pied ferme vers la décrépitude
de l'espèce animale. Je vous parle calmement, je n'ai pas l'intention
d'employer la force pour imposer mes idées, traitez chacun équitablement,
ne nous poussez pas à la révolte ! fit-il en gonflant ses biceps.
Le préposé au guichet, un rat, préféra ne pas répondre.
Casimir croisa en sortant son cousin Ernest qui venait aussi acheter
ses petits billets d'avion avec ses gros de billets de banque.
" As-tu déjà voyagé en Europe ?
- Oui, j'ai notamment visité Pise dont j'ai escaladé la tour. Depuis
lors elle penche.
- Y a-t-il beaucoup d'éléphants là-bas ?
- Il y en a quelques uns mais pas beaucoup. Ils travaillent dans des
cirques.
- On m'a dit qu'on y trouve énormément d'hommes.
- Oui, dans ce continent c'est l'espèce dominante, ils sont très nombreux
et se font respecter, tu ne peux pas jongler avec eux comme nous faisons
chez nous. Ils font la loi, ils ont des règles bien établies, ils
dirigent tout, chacun doit leur obéir.
- J'ai entendu dire qu'ils nous mettent dans des zoos avec des tigres
et des autruches. On se demande pourquoi ils viennent nous admirer
à travers un grillage.
- C'est vrai, j'ai vu un éléphant d'Asie leur lâcher un énorme pet
en pleine figure. C'était mérité mais néanmoins discourtois. Cela
a fait l'effet d'un coup de tonnerre. Une mère de famille a dit :
Quelle horreur ! quel mauvais exemple pour les enfants !
- J'ai lu un peu Freud, les hommes sont effectivement de drôles d'animaux.
- Ils sont de moins en moins catholiques, la pénurie de curés se fait
sentir dans les banlieues.
- Certains prétendent qu'ils sont supérieurs parce qu'ils savent qu'ils
vont mourir.
- On le dit, mais on dit aussi qu'ils ne font rien pour aborder correctement
le dénouement de leur existence terrestre. Il y aurait pas mal de
cons parmi eux.
- Un con, qu'est-ce que c'est ?
- Un homme et un con ont sensiblement la même apparence, il est impossible
de les différencier d'un simple coup d'il. On peut simplement
affirmer que les cons sont beaucoup plus nombreux. "
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Le grand jour arrive, les six éléphants adultes
avec leurs marmots assez turbulents se retrouvent dans l'avion en
partance pour Marseille. Monsieur l'Eléphant, que nous pourrons dorénavant
appeler familièrement par son prénom grâce à Casimir qui nous l'a
dévoilé, Fabien, envoya deux deux-chevaux les quérir à l'aéroport,
conduites par deux employés de la Banque qu'il réquisitionna à cet
effet. Deux éléphants s'installèrent sur chaque banquette arrière,
un autre à côté du chauffeur, on laissa grouiller librement les éléphanteaux
entre les jambes des adultes.
Ils furent royalement reçus par la dévouée et très sympathique Jeanine,
absolument ravie de recevoir la famille de son excellent compagnon
Fabien. Ils mangèrent des plats exquis de cuisine moderne qui émerveillèrent
leurs palais peu habitués à de telles gâteries, rigolèrent comme des
fous dérangeant les voisins qui menacèrent d'appeler les flics, sablèrent
le champagne, chantèrent à tue-tête...
Fabien eut une gueule de bois épouvantable qui le rendit encore plus
redoutable à la Banque. Le malheureux, victime du devoir, dut se lever
à l'heure habituelle le lendemain. Jeanine aussi. Ils abandonnèrent
leur appartement aux amis d'Afrique et le soir, en rentrant, eurent
l'heureuse surprise de le retrouver parfaitement rangé, la vaisselle
lavée et essuyée, l'aspirateur passé, la poussière enlevée. Quelle
classe, ces éléphants !
Les enfants, bien élevés mais remuants, jouaient aux quatre coins.
Rien n'est plus amusant qu'un petit pachyderme courant dans une diagonale.
C'est à mourir de rire ! Arthur n'en pouvait plus ! L'harmonie baignait
dans la gaîté, que demander de plus !
Je suis fier de vous ! Vous avez compris que Jeanine a travaillé durement,
vous avez voulu lui éviter les tâches ménagères, bravo ! Je suis fier
de vous ! fit Fabien ému.
A table ! à table ! fit Caroline, j'ai préparé une tarte aux tomates,
nous avons aussi des radis et une glace au chocolat !
Vous avez donc fait des commissions ! fit Jeanine. Qui dois-je rembourser
?
Tu plaisantes, fit Rodolphe, nous avons du fric par-dessus les omoplates
grâce à Fabien ! Je reviens du marché qui était noir de monde, j'ai
marché lentement pour n'écraser personne, j'ai observé tous ces bipèdes
courant dans tous les sens, nerveusement. Ils sont uniques, chaque
visage exprime sa vérité ou son mensonge, ces petites bêtes me passionnent,
j'aimerais leur venir en aide, les protéger, les soulager. J'ai vu
une vieille dame très fatiguée, qui portait un petit sac insignifiant
trop lourd pour elle, elle semblait complètement perdue dans son si
humble regard ! Je l'ai prise délicatement avec son sac et l'ai portée
chez elle, l'introduisant directement dans sa cuisine par la fenêtre
située au troisième étage. Elle était si contente ! Vous en avez de
la chance d'être grand et très fort ! Ah ! si vous saviez ma détresse
de petite vieille pomme ridée ! Que puis-je vous offrir ? Accepteriez-vous
un café, ou bien du thé ? Bien volontiers, chère madame ! Je n'oublierai
jamais ce premier contact avec cette personne âgée de sexe féminin,
il y avait dans ses yeux quelque chose d'étrange, de profond, d'insondable,
une souffrance savamment maîtrisée qui venait de loin et s'en allait
où elle pouvait encore plus loin. Je vous le dis humblement, nous
avons sans doute beaucoup à apprendre de ces humains !
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